Fidèle et élégant travailleur en sous-main, Mick Harvey, le cofondateur de Birthday Party et des Bad Seeds de Nick Cave, tente un curieux pari : enregistrer un albumentier de chansons de Serge Gainsbourg, prouvant sans complexes que les meilleures reprises proviennent toujours de l’ombre. A observer ce disque par le petit bout de notre lorgnette […]
Fidèle et élégant travailleur en sous-main, Mick Harvey, le cofondateur de Birthday Party et des Bad Seeds de Nick Cave, tente un curieux pari : enregistrer un album
entier de chansons de Serge Gainsbourg, prouvant sans complexes que les meilleures reprises proviennent toujours de l’ombre.
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A observer ce disque par le petit bout de notre lorgnette hexagonale, on en demeure un moment perplexe, légitimement soupçonneux. Si, en France, Gainsbourg a jusqu’ici été miraculeusement épargné par l’un de ces ronflants hommages, collectifs ou individuels, nul na jamais songé à s’en plaindre. Un tel exercice, effroyablement banal d’un strict point de vue franco-français, s’avérerait de surcroît la pire des peaux de banane à glisser sous les gros sabots de nos vaillants chanteurs. Car, pour un Affaire Louis Trio revisitant sur la face B de leur dernier single Requiem pour un con avec justesse et pertinence, combien aurait-on dénombré en telle occasion de victimes du ridicule ? Sûrement autant que l’ineffable Laurent Boyer fréquente de stars dans le chaubise, certaines ayant déjà massacré Gainsbourg- Bruel, Sanson et toute cette cohorte de traîne-patins – lors de révoltantes prestations cathodiques. Pourtant, à trop considérer l’œuvre du grand Serge comme un sanctuaire, on aurait tôt ou tard couru le risque de la voir déboulonnée de son socle, réduite en cendres par de futures générations prêtes à payer au prix fort leurs désirs d’indépendance. Quitte à tuer le père, il était donc plus sage de laisser la besogne entre des mains étrangères. Aussi, cet album de Mick Harvey entièrement consacré à Gainsbourg tombe à pic, car il déplace l’épineux débat – faut-il s’accaparer Gainsbourg de peur qu’il ne se sauve ? – sur un terrain parfaitement neutre. Ni la France – souvent frigide face à ses mythes – ni l’Angleterre – à qui Gainsbourg refile à son tour de gros complexes – n’auraient pu laisser émerger sans heurt ni polémique un tel projet. Avant la parution de Gainsboursion, un autre album de reprises par la délicieuse Américaine April March – tendance Chez les yeah yeah& Soucettes à l’anis, charmant mais anecdotique -, voici donc la lecture australe-berlinoise que propose Mick Harvey de notre précieux Intoxicated man. Si plusieurs idoles des jeunes d’outre-Manche – Blur et Pulp notamment – ne jurent plus aujourd’hui que par Gainsbourg, il n’est guère surprenant de voir un personnage aussi discret que Mick Harvey franchir en premier le pas qui sépare l’idolâtrie égoïste de la descente dans l’arène. Seconde main dévouée chez Nick Cave, cheville ouvrière de feu Crime and The City Solution, Mick Harvey n’a pas d’image à entretenir. Il na même pas d’image du tout. On a peu à peu admis cette évidence : les meilleures reprises de Gainsbourg proviennent toujours de l’ombre, de la part de ceux qu’une telle soumission n’effraie pas. Un Jarvis Cocker, un Damon Albarn, un Nick Cave aussi possèdent un ego trop démesurément encombré pour y accueillir un invité d’aussi riche consistance. Steve Wynn, il y a quelques années, et Luna, récemment, donnèrent en revanche de Bonnie & Clyde des versions dépourvues de parti pris et finalement acceptables. Mick Harvey a vite compris que l’art gainsbourien supportait mal les déviations, les remises à plat et les détournements, même mineurs.
Sur les seize reprises qu’il effectue ici, Harvey ne s’autorise qu’une seule (et très timide) relecture, le temps d’une version bâclée, au piano hésitant, de Lemon incest. Le reste ne s’éloigne jamais qu’à distance négligeable des originaux : « Je voulais juste réaliser un bon boulot, m’effacer le plus possible derrière Gainsbourg Ma première ambition était d’amener à lui un public anglophone qui ignore à peu près tout de ses chansons. Bien sûr, le nom de Gainsbourg circule pas mal depuis quelques années) notamment en Angleterre, mais je doute que ses chansons soient connues en dehors du petit milieu underground londonien. Je navals donc aucune raison de faire preuve d’irrévérence envers Gainsbourg, sous prétexte que lui-même était irrévérencieux. Je voulais juste exposer son travail honnêtement, en donner la vision la plus fidèle possible, sans trahir ni l’auteur, ni le compositeur, ni l’interprète. Si son œuvre était connue partout dans le monde, je n’aurais pas éprouvé le besoin d’enregistrer ce disque) ou bien je l’aurais conçu de manière beaucoup plus extrême, comme il nous arrive de le faire avec les Bad Seeds lorsqu’on reprend Hey Jo ou ce genre de classiques archiconnus. « Autrement dit, pas question pour Mick Harvey de jouer les francs-tireurs, même s’il réfute aujourd’hui toute accusation de dévotion aveugle pour son sujet : « C’est la première fois que je sors un album entier en tant que chanteur. Comme j’ai beaucoup de difficultés à écrire des textes, il m était plus facile de reprendre des chansons déjà existantes. Le fait quelles soient toutes signées Gainsbourg n’est finalement qu’un accident. « Sans doute prévenu du crime de lèse-majesté que pouvait constituer aux yeux des Français une telle incursion dans leur patrimoine, Mick Harvey s’emploie consciencieusement à banaliser son geste. Cet « accident », comme il dit, a pourtant nécessité des mois d’un labeur ingrat, notamment pour traduire et adapter en anglais la syntaxe ô combien casse-gueule de Gainsbourg : « Je tenais absolument à faire moi-même les traductions. J’étais au courant des nombreux pièges tendus par Gainsbourg à l’intérieur de ses textes. J’ai bien surfait appel à des amis français lorsque j’étais paumé au milieu de jeux de mots incompréhensibles ou de concepts complètement opaques pour un non-francophone. Traduire Gainsbourg en y restant fidèle m’est apparu très tôt comme le défi le plus excitant que je devais relever avec ce disque. Musicalement, les difficultés à affronter étaient moins nombreuses. Dès l’origine, ce sont les chansons de Gainsbourg, et non le personnage, qui mont fasciné. Sa réputation de provocateur, notamment, me laissait complètement indifférent. L’intérêt pour l’homme m’est venu en cours de route, notamment à mesure que je traduisais les textes. Subitement, grâce à cet éclairage nouveau, j’ai eu envie d’en savoir un peu plus sur lui. Pour vous, Gainsbourg fait partie des classiques, comme les Beatles pour un Anglais. Vous connaissez chaque détail de sa vie et pouvez mieux comprendre d’emblée pourquoi il a toujours dissipé son malaise derrière un comportement cynique et outrancier. Moi, je n’ai saisi que dernièrement tous les aspects du personnage, toute cette tristesse et ce spleen planqués derrière son humour froid, ses manières désinvoltes. » Particulièrement judicieux, le choix des titres repris sur Intoxicated man offre un panoramique complet et éclectique de Gainsbourg ? de New York USA à je suis venu to tell you I’m going-, avec une prédilection pour la période anglaise de la fin des sixties, même si Mick Harvey na pas osé toucher aux courbes vertigineuses de Melody Nelson, qu’il considère pourtant comme son album préféré : « Pendant longtemps, je ne connaissais que Je t’aime moi non plus, qui fut un hit en Australie comme en Angleterre. J’avais dû entendre aussi quelques chansons de Bardot, mais j’ignorais que Gainsbourg en était l’auteur. Et puis, j’ai de nouveau entendu parler de lui bien plus tard, en tombant un jour sur la vidéo de Lemon incest. Entre les deux, forcément, j’avais de sérieuses lacunes que j’ai fini par combler en séjournant à Berlin. «
Gainsbourophile converti sur le tard, Harvey non maîtrise pas moins toutes les nuances, vocales notamment, et enfile sur Intoxicated man un costard que l’on croyait trop ample pour son anonyme stature – et qui s’avère au contraire taillé sur mesure.
Anita Lane, invitée sur quelques titres pour donner l’indispensable réplique féminine, campe également une Bardot-Birkin fort crédible, voire carrément troublante de mimétisme lorsqu’elle expédie en solo un Overseas telegram parfaitement convaincant. Pour les arrangements de cordes, Bertrand Burgalat – producteur entre autres des derniers Dalcan et Louis Philippe, et satellite de longue date dans la galaxie Bad Seeds – apporte sa double compétence de régional de l’étape et de maître ès Gainsbourg rompu à tous les exercices de haute voltige: « Bertrand m a téléphoné en Australie lorsqu’il a su que je préparais cet album. Comme fêtais débordé par mes traductions, j’étais ravi de pouvoir me reposer sur quelqu’un d’autre pour les cordes. En plus, c’était assez ironique et amusant qu’un Français réalise ces arrangements, alors que Gainsbourg faisait la plupart du temps appel à des Anglais. «
A Burgalat le pointilleux est donc revenu le soin d’opérer un toilettage en douceur des quelques abus de procédés dont Gainsbourg usait parfois. La grande pompe de la Symphonie du nouveau monde sur Initiais BB, notamment, est ici réduite au filigrane, au profit d’un thème plus grave et incisif. « Le respect et la fidélité autorisent quand même quelques écarts, précise Harvey. Je n’avais pas l’intention de singer Gainsbourg à la note près. J’ai avant tout enregistré cet album pour moi, pour satisfaire une petite envie passagère, même s’il ne me déplaît pas dévouer aujourd’hui les ambassadeurs de Serge Gainsbourg à travers le monde. «
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