Loin des clichés du rap dominant, le petit prodige Kery James et les Algériens d’Intik imposent respectivement deux disques de haute volée, modèles d’humanisme et de clairvoyance, partis sonner le réveil dans les cités.
Après s’être frottés aux albums respectifs d’Intik et de Kery James, La Victoire et Si c’était à refaire, les apôtres du gangsta-rap et du hip-hop FM se sentiront sacrément minables au volant de leurs décapotables.
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En rupture totale avec les clichés gluants qui régalent les multinationales ou les robinets à clips, Intik et Kery James ont choisi d’emprunter l’autoroute du rap à contresens et de l’éclairer d’un message humaniste, apaisé et militant, nourri de leurs parcours personnels : pour les membres d’Intik, fleurons du rap algérois (repérés il y a deux ans avec un redoutable premier essai, Intik, qui leur valu le surnom de « Massive Attack d’Alger »), une délicate installation en France, où ils vivent désormais depuis trois ans, trop loin de leurs proches et de leurs racines.
Pour Kery James, Haïtien d’origine vivant à Orly, la fin houleuse de son précédent groupe Idéal J (marquée par le décès d’un ami), et une conversion rédemptrice à l’islam (dont il applique aujourd’hui minutieusement les principes, ayant notamment refusé, comme le commandent certaines interprétations du Coran, d’utiliser des instruments à cordes et à vent lors des sessions d’enregistrement de Si c’était à refaire).
De ces deux édifices hip-hop, construits patiemment, à l’écart des standards lénifiants du rap business (portes grandes ouvertes au raï et au reggae chez Intik, aux sonorités africaines et latines chez Kery James), on retiendra avant tout la limpidité du discours et des prises de position. Car loin de se contenter de dresser un constat de la désagrégation et de la déconfiture des quartiers, La Victoire et Si c’était à refaire agissent aussi comme de véritables manuels de survie en milieux difficile, dont les auteurs connaissent parfaitement les problèmes, pour y vivre au quotidien.
Vieux sages avant l’heure, Youcef Seddas, porte-parole d’Intik, et Kery James se rencontraient récemment à Paris, pour évoquer leur combat commun contre le rap qui dérape et pour un réveil nécessaire dans les quartiers.
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Vos albums respectifs marquent une rupture avec le discours rap ambiant, et même avec certains de vos textes précédents. Cette remise en question a-t-elle été difficile ?
Kery James : Pour ma part, la difficulté a surtout été artistique au départ, puisque je ne souhaitais utiliser ni instrument à vent ni instrument à cordes. L’album a donc mis un peu de temps à être produit et complètement terminé. Sinon, il est vrai que ce disque est le fruit d’une réflexion, elle-même engendrée par une grande douleur. Mais cette mise à plat s’est faite avant l’enregistrement du disque. Si c’était à refaire est la concrétisation de cette mise à plat, mais il m’a aussi permis de corriger les erreurs que j’ai pu faire auparavant, et de façon publique car j’étais tout de même quelqu’un d’assez exposé. Maintenant, pour moi, tout cela est rectifié. Il y a des gens qui n’ont pas l’occasion de se remettre en question et qui meurent avant la trentaine. La chance que j’ai eue, c’est d’avoir pu réaliser très tôt où étaient mes fautes. Et encore je pense que ce n’est pas encore assez tôt. Comme le dit clairement le titre de l’album, si c’était à refaire, je n’aurais pas écrit un texte comme Pour une poignée de dollars, qui se trouvait sur mon précédent album avec Idéal J, et qui relate une agression. Je pense que c’est une force d’être capable de revenir sur ses positions.
Youcef Seddas : Je suis d’accord. C’est une responsabilité d’écrire un texte. Des jeunes de 15, 16, 17 ou 18 ans écoutent du rap, et sont très influençables. Chez moi, on dit : « Avant de parler, fais tourner ta langue sept fois dans ta bouche. » Pour écrire un texte, il faut faire tourner ça cent fois dans ta tête. Le rap, ça ne consiste pas juste à dégager des ondes négatives : c’est essayer d’apporter des solutions, d’aider son frère, son voisin. Dans le rap français, et ça fait longtemps que j’en écoute, l’album de Kery est le meilleur que j’aie entendu de ma vie. Je ne dis pas ça parce que Kery est là, mais au moment où j’ai écouté son disque, je suis resté bouche bée, il y a une véritable prise de position. C’est brut ce qu’il dit, c’est cru, mais c’est ça la vie. Moi aussi j’ai fait des erreurs. Quand j’avais 20 ans, j’ai fait des « conneries ». Et il m’a fallu un peu de temps pour me rendre compte de ce que j’avais fait. Mais j’ai réussi à me corriger. Il reste pas mal de choses à corriger, c’est un travail à long terme.
Dans vos albums, il y a en commun une violente critique de l’argent, de la frime.
Youcef Seddas : Oui, de l’individualisme en général, d’une société où chacun ne pense qu’à lui. Je viens d’Algérie, j’ai peut-être un regard assez extérieur là-dessus. J’ai été frappé par cet individualisme, qui fait que quelqu’un, s’il peut prendre un centimètre sur son copain, n’hésite pas à l’écraser. Tout ça pour un faux prestige. Une fausse victoire. Quand on meurt, on n’emporte rien avec soi : ni son compte en banque, ni ses belles voitures, ni ses villas… Tu prends juste deux mètres de toile et deux bouts de savon, donc ça sert à rien de courir comme ça après l’argent. Les gens perdent la raison, perdent la tête à cause de l’argent.
Kery James : Moi, ce que j’essaie de dénoncer, c’est l’amour excessif de l’argent. On en a besoin, mais il y a des manières de l’acquérir, et il ne faut pas être prêt à tout pour ça. Parce que cette mentalité mise en avant par beaucoup de rappeurs américains, qui prétendent avoir acquis le luxe par n’importe quels moyens , elle tue des jeunes dans les quartiers. Une prise de conscience est nécessaire, parce que le rap est devenu un média puissant.
Youcef Seddas : Il n’y a qu’à aller voir en banlieue pour comprendre. Moi ça fait quatre ans que je suis en France, et je vois le décalage qu’il y a là-bas, et comment certains rappeurs profitent de cette misère et de ce mal de vivre pour se faire de l’argent, pour arriver à leurs fins. C’est ça qui est malheureux. Ces rappeurs ne voient pas plus loin que la pochette de leur album.
Vous tenez également un discours radical sur les drogues, surtout sur les drogues douces.
Youcef Seddas : J’en ai pris jusqu’à 21 ans. Ça m’a mené à la parano. Je dirais que ça fait partie des tests dans la vie : tant que l’être humain ne se brûle pas, il ne peut pas sentir la douleur. Moi j’ai touché cette douleur, et je ne suis pas près de revivre ça, il n’existe pas de drogues « douces ». Une drogue c’est une drogue. Le suicide, dans le Coran, c’est un péché. Fumer, c’est un suicide à long terme, donc c’est un péché…
Kery James : Fumer des drogues douces n’a pas les mêmes conséquences d’un côté et de l’autre du périphérique. Un jeune étudiant qui fume de temps en temps va dire que ce n’est pas nuisible. Mais dans les quartiers, c’est destructeur. Certains jeunes fument toute la journée, de l’heure où ils se lèvent à l’heure où ils se couchent. Ça les rend paranoïaques, paresseux… Et pour avoir de la drogue, il faut avoir de l’argent : commence alors la recherche de la facilité. C’est tout un engrenage.
Vous insistez aussi largement sur la nécessité de prendre l’école au sérieux, d’étudier pour s’en sortir.
Kery James : Je regrette vraiment de n’avoir pas pu poursuivre mes études. J’étais perturbé à l’époque, pas très raisonnable. Je n’ai pas assez de références en histoire. Alors que c’est important pour mieux comprendre le monde dans lequel on vit.
Youcef Seddas : Moi j’ai été obligé d’arrêter, alors que j’étais bien en classe. L’école, pour moi, c’était le seul moyen de m’en sortir. Mais à un moment, j’ai été obligé de la quitter, pour travailler sur les chantiers et faire manger ma famille, après la mort de mon père. J’en ai pleuré… Récemment, j’ai décidé de m’y remettre. Je viens d’ailleurs de m’inscrire aux cours du soir pour passer mon bac.
Kery James : C’est vrai, tu vas passer ton bac ? Je regrette d’autant plus d’avoir arrêté quand j’entends ça. Car moi je n’ai pas arrêté pour travailler, mais pour ne rien faire, comme beaucoup de jeunes même si je comptais déjà quand même un peu sur la musique. Mais aujourd’hui, des gens quittent l’école et ne font rien de leur vie. Et ensuite, ils prétendent que la France est un pays difficile…
Justement, quel rapport entretenez-vous avec la France ?
Youcef Seddas : Avant d’arriver en France, j’appréhendais. Je savais qu’il y avait beaucoup plus d’opportunités pour moi ici, mais je savais que cela allait être dur. C’est pour cela que je me suis créé mon petit monde à moi. Je n’ai pas beaucoup de copains, peut-être sept ou huit. On se retrouve pour faire la prière. On rentre à la maison, on boit un thé ensemble. Je ne suis pas d’ici, et je ne veux pas en faire partie. On me l’a fait comprendre plein de fois, dans la rue, que je n’étais pas d’ici. Et ça ne me dérange pas : je le sais. Je suis là pour un moment, et je sais que je vais repartir. Mais pour quelqu’un qui est né ici, c’est plus dur, je pense.
Kery James : Mon rapport avec la France est différent, puisque je n’ai jamais connu d’autre pays. Je suis né en Guadeloupe. Je me suis longtemps déclaré Haïtien, comme mes deux parents, mais cette appartenance à Haïti, je ne l’ai plus vraiment. Aujourd’hui je me sens musulman avant tout. Une des erreurs, c’est que les autorités françaises attendent que les étrangers, à leur arrivée, se sentent français. Ce n’est pas quelque chose de nécessaire. Je ne me sens pas français mais j’ai envie de participer au bon fonctionnement de la société française. J’ai envie d’apporter quelque chose, je n’ai pas envie de nuire à cette société. Je ne pense pas qu’on n’ait jamais demandé, par exemple, à un Français allant vivre en Afrique de se sentir africain. On peut garder ses origines ou ses racines, tout en participant correctement au fonctionnement de la société. Il faut tout de même dire que la France offre de bonnes conditions de vie aux étrangers, qu’on ne trouve pas forcément ailleurs.
L’islam est un sujet que vous abordez tous les deux de façon récurrente, et qui semble tenir une grande place dans vos vies respectives.
Youcef Seddas : Je suis musulman. J’ai grandi dans l’amour de cette religion, ça fait partie de mon éducation : mon père m’a emmené à la mosquée, m’a expliqué vers l’âge de 13 ans qu’il fallait faire le ramadan. Arrivé à un certain âge, j’ai lu le Coran parce qu’à un moment tu as envie de savoir ce qu’est ta religion. Mon père m’a offert une version abrégée du Coran, et un livre d’explication. J’ai commencé à lire, et je ne comprenais pas, parce que ça n’a rien à voir avec l’arabe académique enseigné à l’école. Mais après, derrière chaque phrase, j’ai compris que se cachait tout un monde. L’islam est une religion de tolérance. Quand je ne suis pas bien, ou que j’ai du mal à me contrôler, je lis le Coran et ça me calme, je suis transporté.
Kery James : La religion m’a apporté un équilibre que je n’avais pas auparavant, une hygiène de vie. Elle m’a aidé à être plus ouvert aux autres. Avant, j’étais replié sur moi-même, je considérais les gens étrangers à mon univers comme des ennemis. La religion, comme je le dis dans mon album, m’a appris à être un homme. Avant, je croyais que pour être un homme, il fallait être celui qui ne se laisse pas faire, celui qui frappe, celui qui est capable d’exercer sa colère. Avec la religion, j’ai appris que le fort est celui qui maîtrise sa colère alors qu’il est capable de l’exercer.
L’un des maux qui a frappé la communauté musulmane, c’est l’ignorance. Beaucoup de gens ont propagé leur extrémisme en s’appuyant sur cette ignorance. C’est pour cela que dans mon disque, je parle d’une association qui donne des cours de religion, et qui enseigne le minimum obligatoire conformément à la tradition prophétique, loin de tout extrémisme et de tout laisser-aller, dans la voie du juste milieu. Car la meilleure façon de répliquer à ces gens-là, c’est de répondre par les paroles du Coran.
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Intik La Victoire (Saint-Georges/Sony).
Kery James Si c’était à refaire (Alariana/WEA).
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