En attendant un nouvel album, les Chemical Brothers viennent enflammer Paris et l’AccorHotels Arena le 3 octobre. En exclusivité, Tom Rowlands nous a longuement parlé des débuts à Manchester, des affres de la création, des Strokes et de la joie d’être seulement deux sur scène.
Il y a presque trente ans, tu débarquais du sud de l’Angleterre à Manchester, pour tes études. Te souviens-tu de cette rentrée des classes 1989 ?
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Tom Rowlands – Je nous revois, Ed (Simmons) et moi, arrivant de notre sud natal… Moi, je débarquais carrément de ma campagne, j’étais surexcité de me retrouver enfin au centre de quelque chose, moi qui avais grandi loin de tout, sans rien d’excitant à voir ou à vivre. De Manchester, je connaissais la musique par cœur, c’était autant pour les Smiths et New Order que j’avais choisi cette ville que pour la fac d’histoire. J’étais venu prospecter l’été d’avant et la première chose que j’avais faite était de me rendre à l’Haçienda. Ça avait été une expérience fantastique, la confirmation que je DEVAIS être là. Ces quelques années à Manchester, à nos débuts, ont façonné ma vie. Pour un étudiant, c’était la période rêvée pour vivre dans cette ville, participer à cette scène.
Partagiez-vous, Ed et toi, votre passion de la musique avec les autres étudiants ?
Bizarrement, les étudiants ne fréquentaient pas l’Haçienda, ils préféraient se retrouver dans les bars de l’université ou les pubs de rugbymen. A cette époque, l’acid-house et même les raves ne touchaient encore qu’un public underground. En ville, on se reconnaissait entre ravers grâce à des attributs vestimentaires, comme des chaussures Kick Hi de chez Kickers. On savait qu’on partageait ce secret, ce monde à part. On était souvent que tous les deux à venir de la fac avec Ed, alors qu’elle était à dix minutes en bus de ce qui était alors le meilleur club du monde ! Mais c’était une époque avant internet, l’info ne circulait pas et l’underground restait le plus souvent un secret bien gardé.
C’est dans cette agitation que les Chemical Brothers ont pris forme ?
Très vite, nous nous sommes retrouvés dans une petite clique, qui tournait autour d’un pote DJ, Justin Robertson. Il bossait dans un incroyable magasin de disques, Eastern Bloc, où l’on trouvait les nouveautés électroniques venues aussi bien de Sheffield que de Detroit. Il organisait pas mal de soirées, il nous faisait sans arrêt découvrir des disques mais aussi des gens. C’était comme un village à l’intérieur de la ville, on se connaissait tous. Jusqu’à ce que je les rencontre, sortir un disque ou organiser une soirée me semblait une tache titanesque. Il fallait des contrats, des structures, des licences… Eux ne se souciaient pas de tout ça, il faisaient, tout simplement. C’était le royaume du « Do It Yourself », de la débrouille. Tout existait dans les marges, ça a été une vraie libération pour nous. Nous avions déjà monté un petit studio dans ma chambre, on a commencé à enregistrer des tracks et à les donner à des DJ’s, qui les jouaient immédiatement. Cette scène nous a toujours accueillis, encouragés.
Pensiez-vous en termes de carrière, d’albums à cette époque ?
Je faisais de la musique depuis l’école, mais j’étais certain que ça resterait un hobby. D’ailleurs, on a quand même attendu d’avoir notre diplôme en poche pour sortir notre premier maxi, Song to the Siren en 92. On l’a édité nous-mêmes, il y avait le numéro de téléphone de la mère d’Ed sur la pochette au cas où quelqu’un chercherait à nous contacter (rires)… Tout a ensuite progressé petit à petit, le label Junior Boys Own nous a contactés, nous étions surexcités, car ils avaient signé Underworld et était dirigé par Andrew Weatherall… Ils nous ont offert trois semaines de studio pour y enregistrer un album alors qu’on n’y avait encore jamais mis les pieds ! Avec le téléchargement puis le streaming et ses playlists, la notion d’album a disparu, mais je reste attaché à cette forme, à cette façon unique d’agencer des chansons que tout a priori sépare.
C’est sans doute votre héritage de la pop et du rock. Comme votre songwriting, une constante même dans vos morceaux les plus électroniques.
Dans mon groupe d’écoliers, on reprenait Sweet Jane de Lou Reed ou Roadrunner de Jonathan Richman. Ces chansons très structurées m’ont toujours séduit, ça a forcément influencé la suite de notre travail. J’aime inviter des sons bizarres, des nappes flottantes dans le cadre très stricte d’un songwriting à l’ancienne : c’est ce que nous faisons sur Leave Home par exemple. On aime écouter une chanson à guitares autant que de découvrir un maxi techno : ce n’est pas étonnant si les deux se mélangent dans notre musique. On est très maniaques sur les arrangements, sur cette possibilité pour un morceau de vous faire voyager d’un point à un autre. Il y a une autre raison pour laquelle notre songwriting paraît unique : notre incompétence. Dès le début, comme nous étions de piètres musiciens, il a fallu créer notre propre style, notre propre écriture.
Les Chemical Brothers existent depuis vingt-cinq ans. Comment expliquez-vous cette longévité ?
Je ne veux surtout pas y réfléchir. Il y aura un temps pour cette réflexion, mais là, je suis toujours dans l’action. Je continue de me rendre chaque jour en studio et ça serait impossible si j’avais la certitude que la source était tarie. Chaque jour, je ressors du studio une autre personne, qui a ressenti des choses différentes. Même si on ne garde parfois rien pendant des jours, des semaines, voire des mois, le processus demeure excitant, joyeux. Ça peut être très frustrant, mais après des jours de médiocrité, il peut débouler quelques instants de fluidité. C’est cette magie, cette excitation que je traque. Reste à savoir si ça demeure intéressant, pertinent pour l’auditeur.
C’est une question importante que se pose votre génération. Je me souviens en voir parlé avec Fat Boy Slim qui jurait que des groupes comme les Strokes ou les Libertines l’avaient ringardisé, rendu obsolète.
C’est très étonnant comme réaction. Moi, j’étais ravi quand les Strokes ont débarqué, ils apportaient une excitation, une étincelle. Je ne me suis jamais senti menacé, mais au contraire, j’avais l’impression qu’ils me parlaient, m’électrifiaient. Ce n’est pas le monde du travail impitoyable, la musique, un employé ne remplace pas un autre qui vieillit. Mais c’est vrai qu’il a arrêté de composer de la musique, qu’il se contente de ses DJ-sets. Il a totalement perdu l’inspiration et ne ressent plus le besoin de créer. Pour nous, jouer live sans offrir du neuf, ça ne fonctionnerait pas.
Justement, on attend depuis des années un nouvel album, mais ça ne vous empêche pas de venir jouer à Paris le 3 octobre (AccorHotel Arena).
Ces concerts, ils représentent une opportunité d’étendre le domaine des tracks. Aujourd’hui, nous collaborons étroitement avec Marcus Lyall et Adam Smith, responsables de nos films et visuels, les concerts offrent une vaste extension à notre musique. Nous voulons offrir la meilleure façon possible de découvrir notre musique, dans les conditions où elle est créée à l’origine. Jouer live est pour moi une autre façon de maintenir à flot mon excitation pour notre musique. Nous jouons pas mal de chansons inédites en ce moment et même si je suis anxieux à l’idée de les révéler ainsi, ça nous permet de les tester, quitte à les retoucher ensuite en studio. Mais nous avons enfin bientôt terminé notre nouvel album, il devrait même être mixé au moment où nous débarquerons à Bercy. Il est plutôt sauvage, brutal, radical mais détendu…
Il y aura des invités avec vous à l’AccorHotels Arena ?
Il y aura les 2 Many DJ’s avant le concert, mais nous ne serons ensuite que deux sur scène, sans invités. Ça suffit bien… Nous avons donné des concerts où les chanteuses et chanteurs se succédaient sur scène, mais ça ne fonctionnait pas, ça brisait le flow, la narration. Nous préférons construire nos concerts comme un trip, qui monte et descend, reste en mouvement. Nous tenons beaucoup, sur scène, à conserver un équilibre entre les programmations et nous. Nous gardons, dans un cadre précis, la possibilité de dévier, de perturber les tracks de l’intérieur. Il nous reste beaucoup de place, de liberté pour improviser, expérimenter, nous ne sommes pas esclaves des programmations. Sinon, on s’ennuierait beaucoup en jouant Block Rockin’ Beats depuis vingt ans. Sur scène, nous venons avec notre studio. Et nous l’utilisons comme un instrument. C’est lui qui, lorsque nous avons enregistré nos nouveaux morceaux, nous aide à les déconstruire, les saloper, les violenter, à la façon des producteurs dub. J’aime quand ce n’est pas parfait pour une oreille scientifique, que ça crisse, ça coince, ça sature. Les concerts nous servent à désacraliser les enregistrements, à rajouter de la tension, de l’urgence, de la vie. Il s’agit juste d’offrir de l’humanité aux machines.
Propos recueillis par Jean-Daniel Beauvallet
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