Fascinés dès l’âge de 5 ans par le dessin animé Albator, les Daft ont convaincu vingt-cinq ans plus tard son créateur de travailler avec eux. Interstella 5555 scelle ainsi la rencontre de la musique de Daft Punk avec les images de Leiji Matsumoto.
Mai 2003. Sur les hauteurs de Cannes, 3 h du matin. Un écran géant tendu devant une piscine sur lequel défilent des images animées qu’on reconnaîtrait entre mille : recherché par les autorités terrestres, un pirate solitaire, accroché au gouvernail de son vaisseau spatial, de lourdes mèches balayées par le vent révélant un visage balafré et un bandeau sur l’oeil, une cape noire doublée de pourpre sur les épaules, une tête de mort sur le torse, combat les redoutables Sylvidres, ces femmes extraterrestres, végétales et humanoïdes, qui cherchent à asservir la Terre.
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Flash-back : nous revoilà à 10 ans, en 1979, se précipitant dès la sortie de l’école devant Récré A2 pour suivre les aventures d’Albator, le corsaire de l’espace – l’un de ces dessins animés japonais que les parents et Télérama méprisent. Albator est signé Leiji Matsumoto, un auteur que les Daft Punk convaincront, vingt-cinq ans plus tard, de mettre en images le film Interstella 5555, version animée de leur album Discovery.
Trois ans avant cette projection cannoise, la maquette de leur album sous le bras, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, accompagnés de leur coscénariste et ami d’enfance Cédric Hervet, partent au Japon rencontrer des sociétés d’animation, n’osant pas trop rêver de croiser le maître Matsumoto.
“Non seulement on a pu le rencontrer, explique Thomas Bangalter, mais il a tout de suite accroché à la musique et il a accepté le projet. Matsumoto vit entièrement dans le cosmos qu’il a créé. Aussi bien mentalement que concrètement. A 63 ans, il porte un chapeau avec une tête de mort, qu’il arbore en permanence dans la maison qu’il a fait construire avec une déco et une architecture très futuristes. Ça ressemble à un vaisseau. Il n’a pas créé Albator ou Galaxy Express 999 de façon détachée : ça correspond à des trucs qu’il ressent vraiment.”
Akira Matsumoto naît en 1938 au Japon, sur l’île de Kyushu. Il découvre le manga avec l’oeuvre du “Walt Disney japonais”, Osamu Tezuka. Dès l’âge de 9 ans, il commence à dessiner ses premières BD. A 15 ans, il participe à un concours, ce qui lui permet de publier son premier manga de seize pages, Les Aventures d’une abeille. En 1957, il s’installe à Tokyo et gagne sa vie avec des BD à l’eau de rose pour les filles. Il se servira de ces travaux alimentaires pour affiner sa technique, mais ce n’est qu’au cours des années 60 qu’il va commencer à dessiner les thèmes qui le passionnent vraiment.
“Depuis mon enfance, j’ai toujours été passionné d’astronomie, explique Matsumoto. J’ai lu énormément de livres, et j’ai posé beaucoup de questions à des astronomes. J’étais tellement intrigué par les canaux de Mars et les cratères de la Lune que je me suis construit moi-même un téléscope pour les regarder ! Je n’ai pas pu voir les canaux de Mars parce que mes lentilles n’étaient pas assez puissantes, mais j’ai réussi à distinguer les cratères de la Lune. Ça a été une expérience décisive : j’ai compris, à ce moment, que je pouvais concrétiser mes visions, créer mon univers.”
Les années 60 voient son style visuel et ses thèmes s’affirmer. Il passe à la science-fiction adulte (où l’on peut voir l’influence de dessinateurs français, Mézières ou Barbarella de Forest), aux récits de guerre (fasciné par les blindés et les avions, il se livre à une critique acerbe de la guerre), et aussi à la critique sociale, à la complexité des rapports humains et à l’exploration des valeurs japonaises : le courage, l’honneur, l’amitié et la trahison. En 1965, pour refléter ces mutations, il change de prénom et se fait appeler Leiji, qui signifie “guerrier zéro”. Il épouse la dessinatrice de mangas Miyako Maki, peu connue en Europe, mais très célèbre au Japon. Son destin est scellé : sa vie la plus quotidienne est intimement mêlée à son travail de mangaka.
Ode à la différence
“A 17 ans, en 1955, j’ai fait un voyage à Paris qui a été déterminant pour mon style. La France est le premier pays étranger que j’ai visité. Durant ce séjour, je suis beaucoup allé au Louvre : j’ai toujours été attiré par l’histoire, en particulier le Moyen Age, avec les règles de la chevalerie, dont je me suis inspiré pour Albator. J’ai vu aussi le film Marianne de ma jeunesse de Julien Duvivier. Ce fut un choc esthétique : je suis tombé amoureux de l’actrice principale, Marianne Hold. Mystérieuse, blonde, très mince, le teint pâle, de grands yeux : elle est la matrice de la plupart de mes personnages féminins. Et le film lui-même m’a beaucoup inspiré : un monde presque fantastique, où l’illusion joue une grande part. Julien Duvivier est un très grand cinéaste.” Des personnages se dessinent donc : une femme mystérieuse, tour à tour séductrice, manipulatrice, sorte de mante religieuse énigmatique et longiligne à laquelle les hommes succombent sans la comprendre. Mais apparaît aussi ce personnage de corsaire de l’espace sombre et silencieux qui se fera connaître en France sous le nom d’Albator (Captain Harlock en anglais), et son équipage, sorte d’arche de Noé de toutes les créatures “différentes et pas pareilles” que la société terrienne rejette : Clio, une extraterrestre solitaire qui passe son temps à jouer de la harpe et à boire du vin, Alfred, un mécano jovial et grassouillet à la voix de crécelle, ou encore le Dr. Zéro, un médecin obsédé et toujours ivre qui ne se sépare jamais de son chat… Une ode à la différence. Le style est en rupture avec les dessins animés japonais exportés jusquelà, Candy ou même Goldorak : beaucoup d’aplats noirs, des intérieurs de vaisseaux et des costumes très “designés”, un style presque gothique mais dans la forme seulement puisque ces personnages marginaux et désabusés ne perdent jamais l’espoir et la foi dans leur combat.
En 1975, Matsumoto se met à l’animation, en tant que “concepteur graphique” sur la série télévisée tirée de sa BD Uchû Senkan Yamato. C’est un succès. En 1977 et 1978, il adapte en dessin animé deux autres de ses mangas : Albator et Galaxy Express 999. Albator parle de liberté, de résistance, de refus de l’ordre établi et de soumission à toute forme d’aliénation et d’oppression. Quant à Galaxy Express 999, c’est une réflexion sur l’immortalité, la place de la machine et le danger de réaliser certains rêves. Cette oeuvre reste la préférée des Japonais, avec son héroïne ambiguë dont on ne connaît pas les intentions ultimes. Mais à l’étranger, en France en particulier, c’est Albator qui cartonne. Cette série de succès dans l’animation perdurera jusqu’en 1985, date à laquelle Matsumoto entame une traversée du désert : en 1989, son adaptation de la Tétralogie de Wagner dans la saga L’Anneau du Nibelung déçoit même ses plus fidèles admirateurs. Ses dessins animés pour la télévision et pour le cinéma sont connus dans le monde entier mais sont loin de représenter le gros de son travail : des dizaines de milliers de pages de BD, une production gigantesque s’étendant sur un demi-siècle.
Un rêve d’enfant
C’est alors que les Daft Punk débarquent chez Matsumoto et lui font écouter Discovery :
“Quand j’écoute de la musique, je vois toujours des images. Le jour où Thomas et Guy-Manuel m’ont proposé d’imaginer un univers visuel à partir de leur musique, j’étais ravi. Je n’aurais pas osé le faire à partir de la musique classique, car chacun a déjà ses images. Mais ils m’ont fait écouter le disque avant sa diffusion, et j’étais très excité. J’ai tout de suite vu des flashs de lumière qui clignotaient, leur musique correspondait exactement aux images d’un space opera animé qui me trottaient dans la tête depuis un moment. J’ai vu dans leur proposition un clin d’oeil du destin. C’est pour moi un rêve d’enfant que de proposer mes visions à un large public. Je n’y croyais plus tellement, et puis, à l’aube du XXIe siècle, les Daft Punk sont venus me trouver ! Ils m’ont dit avoir découvert Albator à l’âge de 5 ans. C’est l’âge où l’on imprime ce qui nous influencera pour le reste de notre vie. J’ai moi-même vécu cela en découvrant, à l’âge de 5 ans également, les mangas d’Osamu Tezuka”.
Une fois l’accord conclu, les Daft Punk proposent à Matsumoto une histoire de base. “Un space opera, se souvient Bangalter, autour de thèmes comme l’industrie du disque, le showbiz, les limousines, la mode, avec les vaisseaux spatiaux, les galaxies…” Chacun truffe le film de ses obsessions : les Daft Punk de leur expérience sur l’industrie du disque, de leur regard sur le starsystem, Matsumoto de sa poésie stellaire, de ses récurrences plastiques, de son humour et de sa mélancolie aussi. Sa carrière relancée par les Daft, Leiji (dont les oeuvres précédentes sortent petit à petit en DVD) déborde à nouveau de projets : il prépare un nouvel épisode de Galaxy Express 999. Et il travaille à un projet imaginé à 24 ans, Submarine Super 99 : “Ce projet a aussi un lien avec la France puisqu’un submersible nommé Bathyscaphe (inventé par Auguste Piccard, qui a lui-même inspiré Hergé pour le personnage du professeur Tournesol, et popularisé en France par Cousteau – ndlr) apparaît au début du récit. Explorer les fonds sous-marins, c’est un peu comme explorer le cosmos”.
Un rêve d’enfant : c’est ainsi qu’on peut résumer Interstella 5555. La formule va comme un gant à Matsumoto : “Je suis fier d’être resté fidèle à mon rêve d’enfance –le manga – et à mon inébranlable volonté depuis que j’ai commencé. C’est pourquoi je fais dire à Albator “Je vis selon ma volonté, sous mon propre drapeau”. J’adore créer des histoires de jeunes hommes et femmes qui ont une volonté féroce et vivent pour accomplir leurs rêves.”
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