Lâché par un de ses piliers à la sortie de son nouvel album, le groupe
américain Interpol réussit ce curieux exploit : être au bord de l’explosion
tout en retrouvant la fièvre et la flamboyance de ses débuts.
Sur la pochette du quatrième album d’Interpol, le logo en 3D du groupe vole en éclats. N’y voyons pas malice ni symbole trop lourd, mais quand même, il ne serait pas vraiment étonnant que cette dernière livraison des ombrageux New- Yorkais soit réellement, au bout du compte, la dernière. Le disque tout juste achevé, le bassiste Carlos Dengler annonçait en effet son départ du groupe, sans heurts ni fracas, et cette démission soudaine a de quoi inquiéter quant à l’équilibre futur d’une formule musicale dont il était clairement l’ingrédient dominant.
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Paul Banks, l’étrangement modeste chanteur d’Interpol, le reconnaît volontiers : Carlos était le moteur du quatuor, celui qui entraîna dès l’origine le groupe vers les terrains mouvants et les paysages torturés du post-punk et de la new-wave anglaise. C’était il y a une petite dizaine d’années, avec notamment The Rapture ou Radio 4, New York tout entier commença à battre comme un seul coeur aux pulsations martiales de Gang Of Four, Wire, The Cure ou Joy Division.
Interpol, qui n’était pas le groupe le plus clinquant du lot, aura pour lui le mérite de l’endurance. En livrant un disque tous les deux ans depuis l’inaugural Turn on the Bright Lights (2002), et avec des concerts régulièrement chargés en intensité, le quatuor a su attirer et surtout conserver un public fidèle qui a fait de lui un outsider honorable aux Kings Of Leon et autres Killers pour la conquête des stades US.
Abusivement comparé à ses débuts à Joy Division, Interpol rappelait plutôt The Chameleons ou The Sound – austères moines copistes de la cold-wave fiévreuse –, mais afficha très vite des ambitions plus lucratives. Dès Antics en 2004, le groupe quittait ses brumes originelles pour s’adonner aux joies épiques de la grosse cavalerie, torses bombés et cheveux dans le vent, tendance lyrico-ampoulée que confirma le quasi abominable Our Love to Admire en 2007. “J’étais très mal à l’époque de ce troisième album, confirme Paul Banks. J’ai beaucoup souffert personnellement durant cette période et je pense que ça s’entend dans le disque, où je frise souvent l’autocomplaisance. La pause de trois ans qui a suivi m’a fait du bien. J’ai appris à relativiser, je suis revenu dans le groupe purgé de pas mal de choses négatives. Accomplir des choses personnelles permet de se sentir moins frustré lors des séances collectives.”
En 2009, Paul Banks est en effet redevenu Julian Plenti, une identité qu’il utilisait avant même la formation d’Interpol pour jouer en solo dans les clubs de Brooklyn. Sous ce blaze, il a publié Skyscraper, un album moins empesé et immodeste que ceux de son groupe, qui comportait même quelques purs moments de grâce acoustique comme le très beau On the Esplanade. “Carlos a apporté au groupe la tension du post-punk, Daniel est un fan inconditionnel des Smiths, moi je suis celui dont les influences apparaissent le moins chez Interpol. Je suis fan de Leonard Cohen, de Bob Dylan mais aussi de hip-hop, qui est la musique que j’écoute le plus aujourd’hui. Ça va surprendre, mais j’adore Dire Straits également. Les guitares de Brothers in Arms, je les connais mieux que celles de Joy Division !”
Régulièrement sur la défensive, Paul Banks donne l’impression de vivre un peu en filigrane de son groupe, et ce sentiment d’instabilité chronique – un morceau du nouvel album s’intitule Always Malaise (The Man I Am) – renforce paradoxalement la cohésion globale du nouvel album. Comme si, déjà la tête un peu ailleurs, chacun avait eu à coeur de soigner sa sortie. Revenu sur son label d’origine, Matador, après un crochet peu concluant par une major, Interpol n’a jamais paru aussi uni et compact qu’au cours de ces quarante-cinq minutes mises en scène en compagnie d’Alan Moulder.
Hormis un single un peu trop mastodonte, Barricade, qui fera sensation chez les fans de U2 – Interpol assure les premières parties de la tournée 360° des Irlandais –, ce quatrième album est un véritable rouleau compresseur électrique et incandescent, qui rappelle, surtout vers la fin du disque, un grand groupe oublié, The Psychedelic Furs (All of the Ways, The Undoing).
Si la voix de Banks paraît toujours aussi artificiellement affectée – voir le long cheminement introductif de Success –, autour d’elle l’édifice a gagné en finesse, les guitares de Daniel Kessler allant puiser dans le Radiohead de The Bends le matériau d’un mur du son impressionnant, tagué ensuite par des orgues implosifs et des rythmiques en proie aux mouvements sismiques. Si tout finit par voler en éclats comme le logo, au moins aura-t-on eu le temps d’apprécier la beauté du geste.
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