Depuis Nashville, The Inspector Cluzo nous ont adressé un texte en hommage à Sharon Jones et Charles Bradley, décédés les 18 novembre 2016 et 23 septembre 2017, qu’ils ont tous deux très bien connus.
Sept 2009 – Tous les vendredis soirs, nous recevions notre coup de fil hebdomadaire de New York : c’était le label Daptone Records et leur management . Depuis juin 2004, nous nous occupions des tournées européennes de tous leurs groupes et sortions leurs disques sur notre label Ter à Terre – notre groupe, The Inspector Cluzo n’existait pas encore et notre ancien groupe s’était arrêté. On avait monté cette agence un peu par hasard en s’occupant d’artistes géniaux sur des marchés faibles voire inexistants, qu’il fallait créer.
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La passion du début, celle qui nous avait conduits à conduire leurs camions de tournées que nous avions montées, promotionnées avait peu à peu disparu depuis un an. C’était un style très peu en vogue à l’époque du premier album Dap Dip in (2004), de Naturally de Sharon Jones ou autre Pure Cane Sugar de Sugarman 3. On était bien loin de l’explosion du style post “Amy Winehouse”. Et à part quelques irréductibles comme Francis Vidal, notre vieil ami qui nous avait présenté Sharon et ses Dap Kings lors d’un concert d’anthologie au CAT à Bordeaux, le réseau soul funk en Europe n’était pas fait.
Pendant plus de sept ans, nous avons donc recherché et fidélisé des promoteurs passionnés aux quatre coins de l’Europe, en général des disquaires de soul funk passionnés comme notre ami Bruno de Cosmic Groove à Monptellier par exemple. On montait des tournées peu, voire pas rentables, au début, mais développant une musique noire américaine qui est le fondement de notre cursus musical. On le faisait pour la musique et pour ces gens très authentiques, très talentueux.
Nous avons monté douze tournées européennes pour Sharon Jones, sorti trois albums dont le dernier 100 days & 100 nights vendu à plus de 17 000 exemplaires en France. On adorait cela, on était devenu très proche de Sharon , qui était devenu un peu une maman pour nous. Elle nous gueulait dessus sur les “fenêtres trop petites” de ses hôtels ou encore quand la clim ne marchait pas au fin fond de l’Espagne, ce à quoi on répondait qu’on n’avait pas de chaîne de Motel 6 ici ! On se prenait du coup une belle “arralgade” (engueulade monumentale en gascon ) et comme on se marrait , elle éclatait de rire et nous prenait dans ses bras. Elle a beaucoup compté pour nous, on s’est battu comme des chiens avec les promoteurs pour elle, on se sentait investis de cette mission de propager la bonne nouvelle de la soul et de ce mouvement néo soul. Fans de blues américain, nous avions l’impression de faire quelque chose d’important et d’aider ce style de musique R&B & soul, un des innombrables rejetons du blues.
On a porté les valises au sens propre et figuré de cette femme extraordinaire qui nous épatait tous les soirs et retourner les salles quelques soient les conditions. Dont ce fameux concert à Hambourg où, fâchée contre ses Dap Kings, qui lui avaient fait une infidélité en partant tourner avec Amy Winehouse, allait leur montrer qui c’était la boss. Les Dap Kings seront un peu dépassés par le train infernal qu’imprimait la chanteuse – c’était violent, wild, crasseux.… En sortant de scène, elle envoya une magnifique missile très stylé : “sur l’affiche, il y a écrit Sharon avant les Dap Kings, que ce soit clair les gars !” Nous étions sans voix devant ce petit bout de femme qui avait parlé devant huit gaillards médusés, baissant la tête.
Des années plus tard, nous avons appris son décès avant un concert de Cluzo, dans les loges… Le manager nous a appelés le lendemain et nous a demandé si on voulait venir à la cérémonie à New York et que Sharon avait toujours gardé une place dans son cœur pour nous. Les années passant, le succès montant, l’argent a commencé à devenir le seul et unique sujet de ces conversations du vendredi. Pour faire court, les valeurs qui nous avaient unis autour de la musique et de la passion s’étaient distordues, on n’y trouvait plus notre compte tout en les comprenant. Les derniers coup de fils du vendredi n’étaient plus du tout marrants.
Suite à cette fin de collaboration, nous avions décidé de nous consacrer à TIC et de démarrer un retour à la terre avec la ferme Lou Casse. Après la soul et le blues retour à son origine : la terre. Nous devions quand même monter une tournée pour notre ami Lee Fields pour fevrier 2010. C’est dans ce contexte qu’on nous demanda de faire une dernière tournée de développement pour un de leurs nouveaux artistes, Charles Bradley. Malgré notre refus de travailler avec eux, on apprit que les Ménahan étaient son backing band. On y avait beaucoup d’amis, notamment Tom Brenneck, ancien guitariste des Dap Kings, parti se consacrer à un chanteur aux 1000 vies dont il était tombé amoureux : Charles Bradley. En studio, quel que soit le taux de compression appliqué, le micro saturait et avait mal tellement ce chanteur chantait fort. Sur la première tournée européenne de Charles Bradley et Lee Fields, nous sommes montés à la capitale pour produire la date parisienne qui avait lieu au New Morning – sold out – et pour voir Lee et Charles. Quand Charles ouvrit la bouche, la première chose qui nous frappa, c’est sa puissance vocale, sa voix était peu contrôlée mais brut de décoffrage, incroyable. Il foudroyait littéralement le public, en décochant de véritables flèches d’amour. Nous avons rarement vu autant de gens les larmes aux yeux , surtout quand il chantait Why it is so hard…
Toutes ses histoires, il les avait vécues, dans une vie passée par tous les états. On revenait à l’essence de cette musique, la soul, juste la soul, l’amour, les sentiments à plat, bruts… Sharon arpentait la scène sans relâche, telle un fauve, vous prenant à la gorge pour mieux vous dire “j’en ai chié , je vais vous marcher dessus et vous allez m’aimer” avec sa voix si pure et brute sans faux semblant. Charles, lui, avait transformé toutes ses souffrances en amour, qu’il distribuait comme des pétales de roses au public, tel un Al Green. Charles était scéniquement peu expérimenté à cette époque – il avait surtout fait des “James Brown tribute” dans des bars de NY. Mais dès le premier soir, Lee Fields l’a pris sous sa coupe, il ne voyait pas un concurrent, juste un frère qui avait souffert et qui chantait la soul comme lui.
Charles n’était jamais sorti des USA, on était tous au petit soin pour lui. Il était touchant, gentil, poli, ça aurait pu être notre grand-père. C’était un peu la chance de sa vie et il allait la saisir de la plus belle des manières, tous les soirs avec Lee : ils nous firent des concerts – enfin plutôt des galas – exceptionnels faisant le bonheur des gens qui assistèrent à cette tournée – Pour nous la boucle était bouclée. Enfin, on reparlait de musique et uniquement de musique. Grâce à Charles, nous étions réconciliés avec ce pourquoi nous avions fait tout cela :la musique, les gens, bref la vie. Mais il était pour nous temps de partir vers d’autres horizons, c’était une magnifique dernière tournée, grâce à Charles et à Lee. En novembre 2011, lors de notre dernière tournée pour Sharon, nous lui disions également au revoir à La Cigale. Sharon était en larmes, c’était la dernière fois qu’on la verrait.
Adishats Charles, Adishats Sharon.
The Inspector Cluzo
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