Avec la mise en scène d’Ingrid von Wantoch Rekowski, Lohengrin, la pièce de théâtre musical de Salvatore Sciarrino, retrouve sa dimension de rêve éveillé. Un parcours initiatique conçu sur une extraordinaire économie, de gestes et de sons.
Du culot, il en faut pour ouvrir un opéra, aussi moderne soit-il, par plus de quinze minutes d’action silencieuse quasi mystique ! C’est pourtant le parti pris, réussi, d’Ingrid von Wantoch Rekowski, jeune metteur en scène dont l’aplomb frise l’insolence dans le milieu plutôt feutré de la musique actuelle. C’est qu’elle prend « à l’envers » la partition, déjà pleine d’absences et de silences du compositeur italien, lui offrant un préambule d’un luxe scénique qui rivalise avec la beauté étrange et vénéneuse de la musique.
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Un long banc de bois à la ligne sinueuse campe le décor. Chaque musicien entre l’un après l’autre sur scène, mais les démarches n’ont rien de convenu, car c’est avant tout des corps qui se déplacent pour investir l’espace. Les figures grimacent, les mains s’agitent, les membres s’allongent et se mêlent. C’est une masse dont on ne distingue plus vraiment le sens qui l’anime ; si l’un rentre à reculons, visage tordu par l’effort, un autre rampe sous le banc, traînant son instrument comme une paire d’ailes abîmées… Tout est figuré au ralenti, le geste est sacralisé à l’extrême. Les corps forment une grappe humaine qui se répand, prolifère. Les musiciens en place, la musique peut commencer, susciter sa propre dramaturgie basée sur une extraordinaire économie de gestes sonores, à rapprocher de celle des plasticiens de l’arte povera.
Ingrid von Wantoch Rekowski : « La forme musicale est la plus théâtrale. Les musiciens ont un corps, constitué d’un vécu. Ils n’ont pas d’inhibition, sont prêts à l’aventure. La musique structure les émotions autrement. L’histoire au théâtre est trop souvent vieillie, alors que celle qui passe à travers la musique, la polyphonie, structure et construit une autre narration à partir de l’émotion. La partition musicale est faite de corps concrets, avec leurs imperfections, qui nous rapprochent du corps humain. C’est ce qui me fascine dans une musique dramatique, l’aspect profondément humain, cette distanciation qui est aussi une contradiction entre le sublime et le monstrueux. »
Sous-titré « Action invisible », Lohengrin de Salvatore Sciarrino a d’emblée fasciné la jeune metteur en scène : « Que faire sur scène, avec une telle partition ? D’abord j’ai été intéressée par la musique, puis je me suis penchée sur le texte, adapté de Jules Laforgue. Salvatore Sciarrino a inventé une forme de théâtre musical intrigante. La question du théâtre est dans la conception même de Lohengrin, où la musique bouleverse nos habitudes d’écoute. Elle nous sollicite pour imaginer le théâtre qu’elle met elle-même en place. Ce qui m’a séduite, c’est cette contrainte de vouloir mettre en scène une musique qui sans cesse tente d’échapper au visuel. Il me fallait créer une présence qui aide à l’écoute. Je n’ai eu de cesse d’éliminer toutes les idées que m’avait suggérées la partition pour aboutir à l’essentiel, décanté, cette présence tranchante du personnage d’Elsa, à la fois comédienne et chanteuse, et des musiciens. Je n’ai pas cherché à faire passer les musiciens pour des acteurs. Mais je leur ai trouvé une force dans l’espace, dans leur manière d’entrer sur scène, de ne pas s’asseoir sur une chaise, d’adopter une position particulière. Il fallait que tous les musiciens puissent tenir cette tension primordiale de la partition, pas seulement dans les notes qu’ils font avec leurs instruments, mais dans leur présence, sur scène, afin qu’ils ne perdent pas cette concentration contenue dans la musique. Pour cette raison, le physique est très tenu, contrôlé. »
Un seul et même personnage : Elsa et son double Lohengrin, dont la bouche « point d’irradiation d’une cosmogonie sonore, toute vocale », selon le compositeur , tout autant la Bouche de l’Enfer, célèbre statue du parc des Monstres de Bomarzo, que celle d’un dieu androgyne, sensuel et séducteur, va créer ce monde enchanté. Il était tentant de vouloir illustrer les images suggérées par une telle partition. Ingrid von Wantoch Rekowski réussit là où beaucoup ont échoué dans leur volonté d’ajouter du sens. La nuit est souvent le territoire dramatique du compositeur la nuit qui aiguise les sensations et la conscience : « Il n’y a pas de moments de relâchement, remarque Salvatore Sciarrino, et s’il y en a, ce sont des moments fictionnels où l’on écoute encore davantage ; parfois, le mouvement de l’ uvre m’est inspiré par les différentes phases que la conscience traverse au cours d’une nuit : il y a le moment non pas du sommeil, mais où la conscience est assoupie, comme dans Lohengrin, c’est un point mort, un blanc et parfois des moments de tension, où la vigilance est à son paroxysme, où les moindres sons prennent tout leur relief. Puis il y a les chutes de la conscience, instants indispensables… pour se réveiller ! »
Nous sommes au bord d’un vide, où le temps s’efface dans la relation éphémère du personnage avec son double : Lohengrin et Elsa sont reliés l’un à l’autre, comme le son à la parole. C’est un parcours initiatique, fait de gestes silencieux et de mots fragmentés à peine esquissés : monde de murmures, de soupirs, de grommellements, de cris étouffés, et de joies brusques. Rêveur éveillé, Salvatore Sciarrino explore la raréfaction du son comme expérience de l’ineffable et du dialogue intérieur. Ingrid von Wantoch Rekowski l’a bien compris, elle accompagne cette dilatation du son par le mouvement du corps recomposé dans l’espace. Après Lohengrin au Théâtre des Amandiers (dernière coproduction inspirée de l’association T&M, qui mêlait jusque-là avec goût théâtre et musique et dont on souhaite qu’elle trouve dans les prochains jours un nouveau lieu afin de continuer à exister…), on aura la chance de la retrouver un mois plus tard à la Cité de la musique, pour une nouvelle polyphonie gestuelle, cette fois à partir des cantates de Bach.
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Lohengrin de Salvatore Sciarrino, avec Viviane de Muynck et le Kammerensemble Neue Musik Berlin, dir. Beat Furrer, du 12 au 15 décembre à Nanterre, Théâtre des Amandiers (21 h).
Variations scéniques sur des cantates de Bach, avec l’Ensemble instrumental baroque, dir. Konrad Junghänel, le samedi 19 janvier 2002 (20 h) et dimanche 20 (16 h 30), à Paris, Cité de la musique.
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