La boucle est bouclée. Père fondateur du courant répétitif et grand inspirateur de la musique dite “planante” qui sévissait à l’orée des années 70, Terry Riley jouit aujourd’hui d’un regain d’attention : en partie grâce à la réussite de certaines de ses théories, audibles notamment dans le travail de Steve Reich ou Philip Glass. Pourtant, […]
La boucle est bouclée. Père fondateur du courant répétitif et grand inspirateur de la musique dite « planante » qui sévissait à l’orée des années 70, Terry Riley jouit aujourd’hui d’un regain d’attention : en partie grâce à la réussite de certaines de ses théories, audibles notamment dans le travail de Steve Reich ou Philip Glass. Pourtant, cet inventeur de la boucle musicale semble avoir achevé le cycle d’une création, abandonnant l’électronique pour revenir à la richesse d’expression du piano.
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Tout commence, ou presque, en 1972 avec Baba O’Riley, la chanson qui ouvre l’album Who’s next des Who. Combinant en boucle orgue et synthétiseur, Pete Townshend témoigne de sa découverte récente de la musique de Terry Riley. Mais le père du minimalisme américain avait déjà exercé une influence déterminante sur le mouvement psychédélique anglais, à commencer par les Beatles (Double blanc), Pink Floyd (A Saucerful of secrets, Ummagumma), Soft Machine (Third) et le Third Ear Band. Et si, à la fin des années 60, le format étroit de la chanson rock vole en éclats, c’est au profit de longues plages de musique « planante », proche de la transe. A la suite de Pink Floyd et de Soft Machine, les groupes allemands des années 70 s’engouffrent dans la spirale des sons répétés, puis décalés imperceptiblement. Les Berlinois d’Agitation Free incluent au concert leur propre version d’In C de Riley et les Anglais de Curved Air auquel appartient le futur Police, Stewart Copeland trouvent leur nom d’après A Rainbow in curved air, autre fameuse composition de Riley. Tant de musiciens ont exploité ce principe envoûtant de la boucle sonore qu’on reste fasciné par les multiples possibilités de ce procédé, des rituels improvisés de Can à la guitare contemplative de Robert Fripp traitée par Brian Eno (No pussyfooting, Evening star), en passant par les premières compositions de Steve Reich (Come out, It’s gonna rain), Philip Glass (Music in twelve parts) et Jon Hassell…
Il faut remonter à la fin des années 50 (Riley est né en 1935 à Colfax en Californie) pour écouter les premières expérimentations sonores de Riley et La Monte Young, destinées aux spectacles de danse d’Ann Halprin. Les propriétés psycho-acoustiques du son et l’énergie qui s’en dégage sont quelques-uns des aspects de la musique que développent les deux musiciens à l’orée des années 60, guidés par les premières œuvres aléatoires et les recherches dans le domaine de l’électronique de John Cage (Imaginary landscape) et Karlheinz Stockhausen (Zeitmasse, Kontakte). Entre les Etats-Unis et un séjour prolongé en Europe plusieurs mois durant, on peut entendre Riley jouer des standards de jazz dans un club à Pigalle en compagnie de David Allen, qui devait fonder Soft Machine et Gong , il conçoit une première série de pièces où intervient la bande magnétique (The Five legged stoll, The Gift, Dorian Reeds), tout en composant plusieurs Etudes pour claviers. De retour à San Francisco en 64, il réunit deux principes fondamentaux pour la composition d’In C, deux bandes magnétiques décalées (tape-delay) et des interprètes capables d’improviser à partir d’un canevas préétabli de cinquante-trois cellules musicales, à jouer, répéter et agencer dans n’importe quel ordre. La partition tient sur une seule page et fera le tour du monde ! L’enregistrement original réalisé pour CBS quatre ans plus tard rassemble un groupe de dix musiciens, parmi lesquels Riley au saxophone, Stuart Dempster au trombone, Jon Hassell à la trompette, David Rosenboom à l’alto et Jan Williams au marimba. A cette époque, en communiquant ce vent de liberté dans l’exécution de ses partitions, Riley se rapproche plus des conceptions du jazz (et même du rock), que de l’écriture contemporaine occidentale, fourvoyée dans un formalisme qui sera sa perte. « Je dois l’avouer, à l’époque d’ In C, je n’avais pas encore étudié sérieusement la musique, je jouais seulement du jazz dans les bars et j’avais composé quelques pièces de piano répétitives. » A la faveur de ses nombreuses rencontres européennes, Riley rencontre John Cale, dont l’expérience éphémère du Velvet Underground vient de s’achever. Ils cosignent en 1970 l’album Church of Anthrax. Alors perçu comme le mariage impossible du principe minimaliste et de l’écriture rock, aujourd’hui ce disque sonne comme un brûlot de « jazz fusion », sur lequel on pourrait presque danser (Church of Anthrax, Ides of March). Un comble !
Seul avec son orgue, son saxophone et ses magnétophones, Riley se produit au cours de concerts all-night, jouant plusieurs heures d’affilée, à l’image de ces musiciens traditionnels indiens qui peuvent interpréter un unique et exceptionnel raga en une soirée. Dans ce cas, l’idée banale du concert disparaît au profit d’une autre dimension de la musique, d’un ordre supérieur et peut-être reliée à une forme de spiritualité à laquelle nous convie la philosophie zen. Certes, au cours des années 70, cette exploration des philosophies orientales a produit sa cohorte de faux prophètes, mais Terry Riley se rend en Inde pour étudier l’art du chant avec Pandit Pran Nath : « J’étais fasciné depuis longtemps par la musique indienne, avant de rencontrer Pandit Pran Nath. Il émane de sa personne un tel magnétisme et une telle force que j’ai réalisé qu’il pouvait être pour moi un vrai maître. Mais cela prend du temps car, vous vous en doutez, la musique indienne n’est pas notée. Il n’existe pas d’ouvrages théoriques, l’enseignement se transmet oralement et vous devez tout mémoriser. » De retour aux Etats-Unis, il pratique la tampura et enseigne la composition et le raga de l’Inde du Nord au Mills College. « On ne peut pas tout faire avec un piano, alors qu’avec la voix, on peut cheminer entre deux notes. La découverte du chant indien m’a permis d’explorer un nouveau monde. » Aujourd’hui, Riley ne joue plus guère ses glorieux In C, A Rainbow in curved air, Poppy Nogood & The Phantom Band ou Persian surgery dervishes bien qu’une version récente d’In C, enregistrée en concert le 24 janvier 1990 à San Francisco, réunisse, à l’occasion du 25e anniversaire de la pièce, un ensemble d’une trentaine de fameux musiciens, dont le Kronos Quartet. Il est revenu au piano, écrit régulièrement pour quatuor à cordes, pour orchestre et voix. « J’ai rencontré David Harrington en 1978. Il venait à mes cours au Mills College, où il était en résidence avec les autres membres du Kronos Quartet. L’approche particulièrement originale qu’a le Quartet du répertoire du XXe siècle m’a incité à composer à son intention. J’avais fait ce pari ridicule avec David de composer à chacun de mes anniversaires un nouveau quatuor… En réalité, depuis 1986, j’ai composé neuf quatuors pour eux, mais il y en a cinq rassemblés sous le titre Salome dances for peace ! » Cette série de quatuors, qu’inaugure le bref Sunrise of the planetary dream collector, incite le compositeur à s’orienter vers une musique plus mélodieuse, dérivant d’un minimalisme plus souterrain : Sunrise est une partition totalement écrite, où un collectionneur de rêves semble recueillir les chants imaginaires de la planète. G song s’écoute comme un standard de jazz, le compositeur reprenant un thème et des variations écrits originellement pour saxophone en 73 et destiné à la musique du film Le Secret de la vie. Séduit dans les années 60 par une utilisation musicale du magnétophone, Riley revient au piano en 1982 et enregistre dans la foulée The Harp of New Albion, long solo pour piano de concert, où le musicien renoue avec son sens de l’improvisation : « Je suis revenu au piano, parce que j’ai compris que c’est un instrument d’une expressivité incommensurable, peu envisageable avec l’électronique ; vous pouvez imaginer et produire des combinaisons et des rythmes les plus sophistiqués. Le piano me permet des nuances que je ne peux obtenir avec le décalage (delay) du magnétophone. »
Invité en novembre dernier au Festival Manca à Nice, Riley y séjourne quelque temps : il est « compositeur en résidence » au CIRM (Centre international de recherche musicale), codirigé par les compositeurs Michel Redolfli et Luc Martinez. Bernard Parmegiani, Luciano Berio, Dan Harris, Pascal Dusapin, Robert Ashley, Cécile Le Prado ou Giuseppe Giulano sont quelques-uns des musiciens passés par le CIRM, où la recherche s’oriente vers le design sonore, la création multidirectionnelle et les nouveaux systèmes de diffusion. Riley, avec l’aide de Martinez, travaille sur un projet discographique qui devrait voir le jour l’année prochaine, et pour la première fois, on devrait pouvoir l’entendre chanter…
A l’image de son disque le plus récent (Lisbon concert), le pianiste se lance, lors d’un récent concert à Monaco, dans une vaste composition en cinq parties, Night music. Le résultat est plutôt convaincant ; sous ses doigts se dessine une mosaïque de couleurs inspirées. Riley brasse les styles et les influences avec maestria, gammes séculaires indiennes et chinoises, rythmes démultipliés, jazz, blues et gospel… En seconde partie, le compositeur revient avec Stefano Scodanibbio, l’un des plus fameux contrebassistes du répertoire du xxe siècle. Scodanibbio transcende les possiblités de son instrument, obtient de ses cordes des tessitures inouïes. Favorisée par des harmoniques naturelles, la contrebasse, à l’image du sarangi, entre en résonance avec la voix du chanteur. Le chemin est long pour Terry Riley, mais l’espace gigantesque, comme les cieux californiens. Ex-musicien de l’underground, il est en train de devenir aujourd’hui un « classique » de l’Amérique. Tranquillement. Terry Riley In C 25th anniversary concert (New Albion/MSI)
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