Le 24 novembre 2008, Kanye West bouscula les codes du rap avec “808s & Heartbreak”, ballade dépressive sous auto-tune qui ne répondait à aucun standard de l’époque. Recevant un accueil mitigé à sa sortie, l’album a pourtant considérablement façonné la musique actuelle.
Avant que les barrières entre rap, R’n’B et pop ne s’évaporent dans un nuage d’auto-tune, il existait une époque, pas si lointaine, où les rappeurs ne chantaient (presque) pas. Et puis vint Kanye West.
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Des boîtes à rythmes et des cœurs brisés
En 2008, l’ancien protégé de Jay-Z sort triomphant de son duel à distance avec 50 Cent grâce au succès de Graduation, dernier chapitre de sa trilogie étudiante. Un combat pour le titre qui lui permet de devenir la nouvelle tête d’affiche du rap américain. Mais peu après, les épreuves s’enchaînent pour le producteur, qui perd tragiquement sa mère et se sépare de sa fiancée. Pendant un mois, il s’enferme alors en studio pour se soigner et mener son introspection, en musique. “Je vidais mon âme, c’était thérapeutique”, a raconté Kanye au Guardian.
Résultat des courses: un disque très homogène né de la rencontre entre des TR-808, la boîte à rythmes emblématique des années 80, et un cœur brisé. 808s & Heartbreak.
Un album catharsis où le rappeur ne rappe… sur aucun morceau. A la place, il chante sur l’ensemble des 11 titres pour décrire son spleen, raconter sa tristesse et dépeindre sa solitude.
“Dans le rap, peu d’artistes progressent : leurs morceaux sur leur septième album sonnent comme ceux sur leur huitième. Au-delà d’un artiste, je suis une vraie personne, et les vraies personnes grandissent. Je voulais juste chanter mon développement”, expliquait la superstar de Chicago. Le tout à grand renfort d’auto-tune, avec ce côté nouveau riche, qui en agacera plus d’un par la suite, déjà bien présent. “Mon pote m’a montré des photos de ses enfants, tout ce que j’ai pu lui montrer c’est des photos de mes baraques”, chantonne-t-il notamment sur Welcome to Heartbreak.
“A la Phil Collins”
Pour l’aider à se dévoiler et à devenir ce robot mélancolique, l’apprenti chanteur s’est entouré d’un certain Kid Cudi, qui faisait alors ses débuts dans l’industrie. “Kid Cudi a beaucoup participé à ce disque. J’ai reconnu dessus des similarités avec d’autres œuvres de Cudi sur lesquelles j’ai travaillé, comme Man on the Moon”, se souvient Larry Gold. Ce violoncelliste et compositeur est un collaborateur régulier de Ye, pour qui il supervise l’arrangement des instruments à cordes depuis son studio de Philadelphie.
Il fait partie de ses musiciens qui se sont attachés à donner à 808s cette sonorité electro-pop si particulière, à la fois froide, mécanique et brumeuse. Des nappes de synthés qui viennent se heurter sur des batteries distordues pour produire un effet tout droit sorti des années 1980.
“Je voulais des mélodies à la Phil Collins”, détaillait Kanye à propos de la production de 808s, allant même jusqu’à l’appeler “le premier disque de new wave noire”. Le morceau RoboCop, avec ses batteries mécaniques et ses violons endiablés, “ressemble à de la pop britannique des années 1970”, abonde Larry Gold.
Son travail a consisté à s’accorder avec Kanye West, qui souhaitait un son ouvert et avait agencé la musique pour qu’elle ne se mette pas en travers de ses émotions. “Une des choses que j’ai aimées sur cet album c’est qu’il y a beaucoup d’espace et pas beaucoup de densité. Quand les cordes arrivent, on les entend vraiment démarrer”, analyse Larry Gold, qui a œuvré sur cinq morceaux. « Welcome to Heartbreak commence avec un violoncelle, et on l’entend distinctement, il n’y a pas d’autre son distrayant. Sur Bad News les violons ne commencent pas avant qu’il ait fini de chanter”.
“A l’époque, son son devenait plus orchestral, moins basé sur les samples”, poursuit-il. “Ça sonne plus comme une bande originale de film qu’un vrai album parfois. See You In My Nightmares, un incroyable morceau de rupture, sonne comme un film de série B”.
Des orchestrations mélodieuses et innovantes donc, mais qui restent quand même ancrées dans l’univers du rap. “Il fallait que le son soit épais, que ça soit lourd sur les basses fréquences. Les basses c’est primordial dans le hip-hop, surtout avec des TR-808. Un gros son qui te saute à la figure, mais avec une voix bien nette. Le son était propre, c’était pas quelque chose de compressé où on n’entend aucun instrument”, décortique Vladimir Meller, l’ingénieur qui s’est occupé du mastering de 808s.
Chanter faux mais chanter vrai
A sa sortie l’album interpelle, mais ne séduit pas forcément. Ce virage pop se révèle déstabilisant selon certaines critiques et laisse perplexe les fans de hip-hop “classique”, qui appréciaient les samples de soul du producteur de Roc-A-Fella. Le New York Times rapproche notamment à l’artiste de ne pas savoir chanter. Une critique à laquelle il répondra plus tard: “C’est le fait que je ne sache pas chanter qui rend 808s si spécial”.
10 ans après, force est de constater que le quatrième album de Yeezy a considérablement influencé le rap, et par extension la pop. Notamment en démocratisant l’auto-tune, qui existait déjà avec des artistes comme T-Pain, mais restait cantonné à des utilisations bien spécifiques. Expression du génie artistique pour certains, option de facilité pour d’autres, ce logiciel est devenu partie intégrante du rap en 2018. Surtout, Kanye a prouvé au grand public que les stars du hip-hop n’étaient pas obligées d’être uniquement mâles alphas, et avaient le droit d’exposer leurs fêlures. Et en popularisant ce rap “emo”, il a permis à toute une nouvelle génération, de Drake à The Weeknd, en passant par Young Thug ou encore Future, de s’exprimer.
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