Le 24 septembre 1966, Jimi Hendrix débarque à Londres en quasi-inconnu. Le lendemain, toute la scène locale veut le rencontrer. Retour sur 24 heures folles.
Trouver la voie menant au Scotch of St. James, mythique club londonien des années 60, n’est pas aisé. Arrivé dans l’ultra-posh quartier de Mayfair, ses enseignes de marques de luxe, ses hordes de mannequins et ses marchands de tableaux, il vous faut emprunter une rue étroite pour rejoindre Mason’s Yard. Là, le coin préféré des Stones et des Who a bien changé. Au milieu, trône un immense cube de béton et de verre abritant des galeries d’art contemporain. C’est juste derrière, dans ce qui fut brièvement The Baron London, branche britannique du club privé parisien, que se tient la soirée anniversaire de l’arrivée de Jimi Hendrix sur le sol européen, le 24 septembre 2016. Un événement orchestré par le non moins chic Hendrix & Handel Museum, ouvert en février pour célébrer le voisinage à deux siècles d’écart du guitariste américain et du compositeur allemand.
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Au troisième étage d’une maison aux escaliers étroits, la directrice de l’institution reçoit dans l’ancienne chambre de Jimi Hendrix. Le gamin de Seattle décrivait l’appartement du 23 Brook Street comme « la seule maison qu’il ait jamais eue”. Une déclaration qui s’explique en partie par la cohabitation avec l’amour de sa vie, Kathy Etchingham, sans doute plus agréable à vivre que ses parents alcooliques et violents. Aujourd’hui quasi-anonyme, Kathy joua en 1966 un grand rôle dans le début de carrière de son boyfriend. Un coup de chance qu’il l’ait rencontrée dès le premier soir.
Douanes, joints et Andy Summers
Le transfert d’Hendrix sur le vieux continent se prépare à New York City. Dans ce qui n’est pas encore la cité du Velvet Underground, il n’est personne. On l’appelle Jimmy James, il joue du blues dans des cabarets et dort sur des canapés. Un soir, il chahute avec une amie de qualité, Linda Keith, mannequin et ex de Keith Richards. Persuadée du talent de Jimi, elle invite un certain Chas Chandler à le voir jouer au Café Wha, dans Greenwich Village. Enthousiasmé, l’ancien bassiste des Animals, reconverti en manager, veut attirer sa nouvelle trouvaille à Londres.
Le samedi 24 septembre 1966, après huit heures sur un vol de la Pan Am, Jimi et Chas atterrissent à Heathrow à 9h du matin.Tony Garland, l’assistant de Chas convoqué à l’aéroport, se souvient d’un Hendrix « fatigué mais de bonne humeur », malgré deux heures de complications à la douane. « Ils lui posaient beaucoup de questions, poliment, raconte-t-il en riant. Il ajoute :
« J’ai dû inventer une histoire. On avait des groupes qui traversaient l’Atlantique régulièrement donc on avait l’habitude de travailler avec les gens des douanes. Tu pouvais passer par-dessus les barrières et leur parler, pas comme maintenant. Je leur ai dit que c’était un songwriter renommé venu collecter ses royalties. Le mensonge est passé. »
En taxi, le guitariste regarde la ville inconnue défiler devant les fenêtres. Hendrix veut découvrir Londres, mais un autre jour. Garland ne se souvient ni d’un arrêt petit déjeuner, ni d’un quelconque repas. Il avoue en riant : « On a probablement fumé un joint à un moment ou à un autre. Manger, ça ne nous intéressait pas trop. » Fidèle à sa légende, il n’a qu’un seul désir : jouer de la guitare. Le véhicule se dirige donc vers Fulham, chez le leader du groupe rhythm and blues Zoot Money’s Big Roll Band. Aujourd’hui âgé de 74 ans, Zoot raconte : « Contrairement à ce qu’on dit, nous n’avons pas joué ensemble. Il avait juste besoin d’une guitare pour gaucher. Ils allaient dans le centre de Londres et mon appartement était sur le chemin. » Zoot fouille partout. Y compris la chambre de son colocataire, Andy Summers, futur membre de Police qu’Hendrix vient juste de croiser en bas de l’immeuble. « Je n’ai pu trouver qu’une espèce de guitare italienne pas chère que j’avais achetée un jour. Ça a fait l’affaire. En tant que gaucher il avait l’habitude d’emprunter des guitares. Je lui ai fait une tasse de thé, c’est sûrement la première fois qu’il goûtait ça. On a parlé de blues et il est reparti deux heures après. » À l’étage du dessus, Kathy Etchingham se remet d’une grosse soirée dans son lit. On lui demande de se lever, affirmant que l’invité du jour ressemble à ”l’homme sauvage de Bornéo”. À moitié endormie elle souffle : ”Je le verrais plus tard”.
« Je te trouve très belle »
Une fois débarbouillée, la jeune DJette et l’épouse de Zoot, Ronnie, se rendent au Scotch, où Jimi est censé jouer quelques morceaux. En 2013, elle racontait au site de la BBC : « Il y avait des escaliers en colimaçon dans la cave et tout le monde se penchait sur la rampe pour écouter ce mec, assis dans un coin du club. Ils étaient captivés.” Le club est tellement bondé qu’Etchingham aperçoit à peine Hendrix, sa coupe afro, sa veste militaire et sa chemise à fleurs.
Après le set, Jimi discute dans son box avec Linda Keith. Alors que son flirt new-yorkais part se repoudrer le nez, Chas Chandler invite Kathy Etchingham à les rejoindre. Après de brèves introductions, le guitariste embrasse son oreille et susurre « je te trouve très belle ». Ce qui, venant de lui, suffit à la séduire. Sortie des toilettes, Linda Keith voit sa place prise et s’assoit près de Ronnie. Brûlante de jalousie, elle insulte Etchingham à voix basse. Ronnie explose de colère, le mannequin lui tire les cheveux. Ronnie réplique en brisant une bouteille de whisky sur la table en marbre avant de la pointer à la gorge de Keith. Sur son site personnel, Etchingham conclue l’anecdote :
« Paniqué, Chas se tourne vers moi et dit ‘pour l’amour de Dieu, sors Jimi de là, il a seulement un visa de visiteur ! Ramène-le au Hyde Park Towers. Vite, avant que quelqu’un appelle la police !’ ».
En sortant du club, Hendrix manque de se faire renverser par une voiture. Kathy précise : « Il s’est écarté et un taxi lui a frôlé la poitrine. Je l’ai tiré par son manteau et lui ai dit : « c’est de l’autre côté que tu dois regarder’ ». Un premier soir un peu éméché, la conduite à gauche, ça surprend. Après quinze minutes de trajet, le couple arrive à l’hôtel.
Aujourd’hui, l’ancienne DJ se souvient d’un amant « expérimenté et imaginatif « et de la nuit d’amour la plus romantique de sa jeune vie. À tout juste 20 ans, Kathy avait pourtant partagé sa couche avec Keith Moon et Brian Jones. Années 60 obligent, leur histoire n’est pas de tout repos. Pendant trois ans de relation, Hendrix fait de nombreuses autres conquêtes. Mais c’est bien pour Etchingham que l’artiste composera trois de ses chef d’œuvres : Foxy Lady, The Wind Cries Mary – Mary étant son deuxième prénom – et Send My Love to Linda, d’abord intitulé Send My Love To Kathy.
Send my Love to Linda
https://www.youtube.com/watch?v=wQ8LXBt6Nxw
Selon Bill Saunders, auteur de Jimi Hendrix : London, l’impact d’Etchingham sur la carrière d’Hendrix est immense. « Elle l’a énormément aidé en le présentant à beaucoup de gens, comme les Beatles, avec qui elle était très amie. Ils se sont probablement intéressés à Jimi grâce à elle ». Une bonne raison pour le Hendrix Museum de célébrer cette date précise et non le 30 septembre 1966, plus connu comme le jour où Hendrix osa monter sur scène jammer avec Cream, devant un Eric Clapton ébloui et médusé.
De retour au 23 Brook Street, la directrice du musée se justifie :
« Il était pratiquement à la rue. Puis il arrive ici et en une journée il joue son premier concert, trouve des contacts et une copine. Il s’est tout de suite senti chez lui à Londres. Aux US, la ségrégation existait toujours. Il ne pouvait pas utiliser les mêmes toilettes que les clients ou les musiciens blancs. C’était un tout nouveau monde pour lui ici. C’est ça que nous célébrons. »
Début 1969, Jimi et Kathy se séparent et celui qu’on a depuis couronné plus grand guitariste de l’Histoire meurt asphyxié dans son vomi le 18 septembre 1970. En seulement quatre ans à Londres, Hendrix aura transformé à jamais l’identité sonore de la ville. Nombreux sont les musiciens prétendant avoir marqué leur temps. Rares sont ceux à avoir eu l’impact de Jimi. Au musée, c’est désormais lui qu’on vient voir et non Handel.
Cinquante ans après son arrivée, le seul de ses proches présents à la célébration au club du Scotch sera son frère, Leon. Exilée en Australie, Kathy ne viendra pas. Zoot et Bill non plus. Tony, lui, enrage : « Ce n’est pas mon truc, ce genre de soirée. Et puis je ne pourrais pas supporter la musique ». Pas sûr, de toute manière, qu’il se sente très à l’aise dans ce que le quartier est devenu.
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