Il y a 15 ans déjà, Eminem défonçait les portes de la pop-culture en affirmant son appartenance au White Trash tout en critiquant l’Amérique blanche. On réécoute son morceau « White America“ et l’immense album « The Eminem Show” avec le recul parfois flippant qu’offre l’année 2017.
“Amérique ha ha ha, on t’aime/Combien de gens sont fiers d’êtres citoyens de ce beau pays qu’est le nôtre/Les rayures et les étoiles rappellent ces hommes morts pour protéger nos droits/Les femmes et les hommes qui sont morts pour la liberté d’expression/Que le gouvernement des États-Unis a juré de faire respecter.” Voilà les mots sur lesquels s’ouvre White America, l’un des morceaux phares du quatrième album d’Eminem, The Eminem Show.
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Sorti le 28 mai 2002, le titre est un choc à l’époque : derrière les postures fun du clip de Without Me, les provocations virulentes et les tubes imparables à la Sing For The Moment ou Cleaning Out My Closet, le rappeur de Détroit semble ici prêt à jouer (enfin) son rôle de haut-parleur et à profiter de sa popularité hors-norme (“It’s like a fuckin’ army marching in back of me”) pour balancer à la face de l’Amérique conservatrice des morceaux incroyablement lucides, presque menaçants.
L’ombre du rêve américain
Le fait que White America soit placé en deuxième position, juste après une brève introduction de trente secondes, n’a d’ailleurs rien d’anodin : il permet au blondinet du rap US de présenter son quatrième album, de rappeler à tout le monde qui il est (“Je parle aux jeunes de banlieue qui sans moi ne se seraient jamais doutés de l’existence de ces mots”) et de plonger une fois de plus dans la part d’ombre du rêve américain, s’attaquant à la censure et au conservatisme d’un pays alors dirigé par George W. Bush.
Le clip, lui, est du même acabit : en fin de vidéo, on y voit notamment une Amérique au bord de la ruine, des avions militaires survolant Washington et un président, matérialisé ici par un cochon tiré par des ficelles, tenant un discours devant la Maison-Blanche pendant que deux jeunes urinent à ses pieds. Visionnaire ?
Si l’intention est salutaire et finement réfléchie, on pourrait rétorquer qu’elle n’a rien de foncièrement originale : la plupart des rappeurs ont pour habitude de produire des titres pour dire du mal de leur pays, de la classe politique, des autres rappeurs et parfois d’eux-mêmes. Sauf que, comme souvent avec Eminem, tout paraît toujours plus extravagant. Plus maitrisé également : sans forcément atteindre les sommets des morceaux réunis sur The Slim Shady LP et The Marshall Mathers LP, White America se veut en tout cas plus politique, comme une déclaration d’amour à tous ces Américains qui sentent chaque jour un peu plus le sol se dérober sous leurs pieds, à ces Blancs issus de la classe ouvrière dont Eminem est le parfait représentant, à cette population qui, victime de la désindustrialisation massive, de la précarité et des délocalisations votera en majorité pour Trump une quinzaine d’années plus tard.
“J’ai remué de la merde toute ma vie, maintenant je la déverse”
C’est là tout l’intérêt de The Eminem Show, quatrième album profus et foisonnant : avoir su capter l’air d’une temps tout en anticipant celui à venir. On peut ainsi l’écouter comme un roman noir à l’indéniable cruauté, comme une mise en scène de soi calibrée pour le grand public, comme un brûlot politique au ton désabusé ou comme un subtil mélange des trois où tout s’imbriquerait naturellement comme pour décrire au mieux l’état d’un pays et d’une population travaillés de l’intérieur par la haine et les petites tragédies (malheureusement) ordinaires.
Quant à savoir comment une telle succession d’angoisse, d’humour corrosif, de clowneries nombrilistes, de paranoïa et de propos engagés a pu se dérouler d’elle-même en un album dans lequel il est encore possible de plonger en découvrant de nouvelles facettes, on ne le sait toujours pas.
Ce que l’on peut affirmer, en revanche, c’est qu’Eminem n’a jamais craint de regarder l’Amérique en face, de lui cracher au visage le peu d’estime qu’il semble lui accorder tout en parvenant à la définir en se contentant de la décrire. Comme dans le dernier couplet de White America, indéniablement le plus accusateur, lorsqu’il se dit :
“Envoyé pour mener la lutte vers les marches du Congrès/Et pisser sur les pelouses de la Maison-Blanche/Brûler le drapeau et le remplacer par un sticker « Parental Advisory »/Cracher de l’alcool à la gueule de cette démocratie hypocrite.”
Avant de conclure par un cinglant : “Je t’emmerde, Mme Cheney/Je t’emmerde, Tipper Gore/Je vous emmerde avec la liberté d’expression que cet État divisé par la honte m’autorisera à avoir/ Allez tous vous faire foutre.” On rêve de l’entendre balancer ces propos avec la même rage au gouvernement actuel.
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