Sorti le 18 avril 1989, le troisième album des Pixies reste l’un des documents les plus sincères, les plus cool et les plus abrasifs du punk-rock à l’américaine.
Entendre Doolittle en 2019, c’est penser à la liste forcément incomplète des films, séries et artistes qui, consciemment ou non, directement ou pas, lui ont rendu hommage : c’est entendre Gouge Away dans un épisode de Lost ou Here Comes Your Man dans une des scènes les plus drôles de 500 jours ensemble, c’est repenser à la version de Gouge Away interprétée par Mogwai en 2007, c’est imaginer ce que Josh Homme, Rivers Cuomo, Fews et les deux sauvageons de Blood Red Shoes seraient devenus sans l’écoute approfondie des quinze brûlots qui composent ce disque.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En quelques lignes, il est donc aisé de poser l’influence de Doolittle, premier album des Pixies publié à l’international et chef-d’œuvre quasi indépassable sorti en avril 1989. L’année du 3 Feet High and Rising de De La Soul, de l’album éponyme des Stone Roses et du Bleach de Nirvana, avec lequel on peut bien évidemment établir quelques similitudes – notamment à travers ce son, féroce, mal élevé et pourtant foncièrement accrocheur. Un hasard ? Pas vraiment quand on sait que Smells Like Teen Spirit est inspiré par Wave Of Mutilation. Ou quand on lit ces mots de Kurt Kobain, accordés à Rolling Stone : « Je me suis toujours tellement identifié aux Pixies que je pense que j’aurais pu devenir membre du groupe ».
Piles électriques
Une fois que l’on a dit ça, on n’a pourtant pas dit grand-chose, tant Doolittle est de ces albums qui contiennent mille idées, milles envies. Parfois tuées dans l’œuf (l’album aurait dû s’appeler Whore, « putain » en VF…), parfois étincelantes d’efficacité : « Dès le moment où on a fait les demos, je me souviens les avoir écoutées avec Joey (Santiago, le guitariste) dans son appartement. On savait qu’on avait de très bonnes chansons en chantier, que l’album serait bon et que ça allait marcher. C’était notre épiphanie, et c’était bon à vivre ».
Dans une interview donnée aux Inrocks au début des années 2010, Frank Black ne manque pas d’enthousiasme, et on le comprend : Doolittle n’a rien d’un disque anodin, c’est un best-of des Pixies, un manuel de déconstruction radicale du rock qui ignore tout de la raison et des convenances, un condensé débraillé, rageur et intelligemment bordélique du savoir-faire mélodique du groupe américain. « Au tout début de notre carrière, poursuivait Frank Black, on avait une énorme énergie et un tout petit son. Puis avec Steve Albini (producteur des deux premiers projets, Come on Pilgrim et Surfer Rosa, NDLR), on a gardé l’énergie, avec un son plus gros, plus puissant, plus agressif, mais encore assez décousu. Avec Gil Norton, on a gardé l’énergie et la puissance, mais il a su faire émerger la douceur, le côté pop, les mélodies. On est passés à un troisième niveau avec lui. »
Cette bienveillance vis-à-vis du producteur américain, Frank Black ne l’a pas toujours eu. Pendant les sessions d’enregistrements, effectuées entre Boston et le Connecticut, il lui reproche notamment de vouloir faire des Pixies un groupe commercial. Il y a bien ce Here Comes Your Man, ces refrains contagieux et tout un tas de textes à griffonner sur des cahiers de classe sur Doolittle, mais Frank Black a d’autres ambitions. Debaser, placé en ouverture, en atteste avec éclat, tant les guitares trahissent d’emblée l’anxiété, la nervosité et l’urgence d’une génération amochée. « Everything is gonna burn / We’ll all take turns / I’ll get mine too », clament-ils sur Monkey Gone To Heaven, l’haleine probablement chargée de bières bons marchés.
Séduisant vacarme
Ne pas croire pour autant que les Pixies sont en guerre contre leur époque. En 1989, ils sont peut-être même les musiciens les plus en phase avec leur temps – à égalité sans doute avec N.W.A. à Los Angeles et les Stone Roses à Manchester. Voilà pourquoi parler de Doolittle comme d’un disque générationnel ne peut constituer un abus de langage. Pas simplement parce que sa brutalité, sa nervosité et sa rage primaire résonnent avec les angoisses adolescentes de la fin des années 1980. Mais parce que les quinze morceaux réunis ici privilégient la spontanéité et la sincérité à la fulgurance, chroniquent l’ennui, les frustrations et les interrogations de millions de gens, et jouent un rock qui se serait débarrasser du fumisme et des poses trop calculées alors en vogue du côté de Londres et New York.
Frank Black et ses comparses ne sont pourtant pas des prêcheurs partis en croisade contre l’écologie (même si Monkey Gone To Heaven fait référence à un « trou dans le ciel ») et la politique de Ronald Reagan (« Je ne vois pas l’intérêt de chanter contre Reagan », racontaient-ils à JD Beauvallet en 1989). Ce sont des musiciens cultivés – Debaser est une référence au Chien andalou de Luis Buñuel, tandis que No.13 Baby évoque l’Ancien Testament et que Gouge Away revisite l’histoire de Samson et Dalila -, qui aiment avant tout la simplicité et avancent avec l’envie de concilier les extrêmes : l’incisif et la candeur, l’abrasif et les textes à reprendre en chœur, le punk-rock et la pop bruyante. L’underground et le mainstream également, ce que n’ont jamais réellement réussi leurs contemporains, de Nine Inch Nails à Hüsker Dü, en passant par Sonic Youth.
Doolittle, en quelque sorte, c’est donc la victoire de gars normaux, presque anodins, qui ont systématiquement réservé à leur seule musique toute la générosité et la sauvagerie dont le rock a toujours eu besoin. C’est parfois brut (Dead), parfois plus perché (Silver, sorte de méditation spirituelle de deux minutes et vingt-cinq secondes), souvent nourri par tout un tas de sentiments cafardeux (Wave Of Mutilation), mais Doolittle, enregistré pour 40 000 dollars à peine, est avant tout l’incarnation d’un rock simple, dénué de démonstrations techniques et fermement opposé à toute idée de concessions. Un mode de vie à part entière, finalement.
{"type":"Banniere-Basse"}