La saison du « wine » est ouverte. Au son de la soca de Destra Garcia ou Machel Montano, cette danse si particulière devient plus contagieuse que la scarlatine.
Comme chaque année en cette saison, le rhum est partout à Trinidad : dans les bouteilles, les fioles, les flasques, les bidons de survie, les gobelets en polystyrène, dans le coca, le tonic, le jus de mangue, et même dans les chansons.
Deux titres martelés comme des mantras sur toutes les sonos sont Bring De Rum par Hitman & Bunji et, plus laconique encore, Bring It par Hunter et le même Bunji. Cette dernière, sur le thème « qu’importe le flacon… », est un chutney-soca, soit l’exacte distillation musicale d’une population insulaire d’origine majoritairement indienne et africaine. Et Carnaval 2008 n’a pas craché un confetti que me voilà lié d’amitié avec une bouteille de rhum.
Tout le monde connaît ici l’appellation 1919. Pendant la seconde guerre mondiale, ses parents, les Angostura l’ont envoyé en Europe réconforter les soldats trinidadiens mobilisés sur le front, à raison d’une bouteille par conscrit. Outre ses immenses ressources thermo affectives, son petit goût de vanille l’extirpe du cellier, pourtant très élitiste, des rhums caribéens. Avec lui, enfiler les nuits blanches, jumper avec des nièces en mini shorts pas très opaques, qui vous regardent avec cet air complice réservé à l’ oncle lubrique de la famille, devient un jeu d’enfant.
[attachment id=298]C’est à Tribe que j’ai bu mon premier 1919, sous la tribune d’un complexe sportif en béton abrupt portant le nom d’une ancienne championne de Soft Ball, Jean Pierre ( prononcez « jin pire »). Tribe ouvre pour ainsi dire la « bacchanale », mot français que l’on fait rimer depuis un siècle avec Carnaval dans les chansons de calypso et de soca, de Houdini à Mighty Sparrow, de Lord Kitchener à Machel Montano.
A l’entrée du site, deux créatures dont le look rapproche en un clin d’œil Venise de la culture Manga (photo ci-contre), vous accueille avec aux lèvres des sourires de murènes sous un loup à paillettes. D’autres accourent vous passer des colliers fluorescents autour du cou, vous glisser des foulards avec des noms de marques d’opérateurs téléphoniques tandis que la structure, des fondations aux toits des tribunes, vibrent sous le up-tempo massif de la soca. Et là : vertige. Vous êtes partis sur un coup de tête couvrir le carnaval de Port of Spain, passant pour l’un des plus frénétiques au monde, et vous réalisez qu’un long et épuisant marathon ouvre ses premiers hectomètres sous vos pas plus ou moins fermes de jogger du dimanche.
Heureusement, au loin, enfin pas si loin que ça, une buvette agite ses oriflammes et vous ouvre ses jupes de toile rouge. L’hôte de la soirée, Tribe, a bien fait les choses : open bar et cuisine à volonté. Le « chicken roti » ( grosse crêpe de maïs fourrée) n’est pas fameux mais il sustente. Le premier groupe à se produire est Kees & The Band. Aveuglée de spots blancs, la scène se change soudain en plateforme d’héliport dans un épisode de la saga Die Hard. Des warriors en combinaison argentée secouent leurs dreadlocks et à coup de kilowatts bétonnent un genre de soca métal. Puis on assiste à un assaut de robots façon Star Wars !
Remonter la foule s’avère alors une entreprise méritoire, voire héroïque. Trinidad aurait-elle été victime d’une épidémie homicide, frappée par un virus résolu à effacer toute présence masculine ? Partout des filles, entre 16 et 18 ans et demi, vêtues de petits bustiers, si mesquins qu’on se demande si c’est la peine, assortis à des shorts minuscules d’où tentent de s’échapper à chaque déhanchement leurs fesses pommelées. C’est au milieu de ce gynécée en folie que vous découvrez l’incroyable mixité trinidadienne, mélange raffiné de physionomies indiennes, africaines, chinoises, européennes, et prenez votre première leçon de wining.
[attachment id=298]Le win est le must absolu du Carnaval de Trinidad. C’est la version trini du rub a dub jamaïquain en plus slackness et moins langoureux. La fille, jambes écartées, presque accroupie, colle ses fesses contre votre braguette et vous invite à la suivre dans un mouvement de rotation copulatoire (photo ci-contre, scène de hard wining chez Smokey Bounty). N’importe quel Trini vous dira que le wining n’est pas plus, ni moins, sexuel que le tango en Argentine. On peut winer, ou se faire winer par une fille, ou un garçon, sans nécessairement interpréter cela comme une invitation à coucher. N’empêche : à peine sorti de votre chambre d’hôtel, on vous remet quand même le « kit carnaval » qui comprend un rafraîchisseur d’haleine et un jeu de préservatifs de toutes les couleurs.
Il paraît que l’inventeur de cette danse, le chanteur de soca Arrow, a winé la Reine d’Angleterre en personne dans les salons de Buckingham Palace sur son tube de 1983 Hot Hot Hot. C’est du moins le genre de légende dont on raffole par ici. Mais on dit tant de choses à Trinidad. Et même que le win est « culturel ». Tout ce qui est en état de bouger wine pendant Carnaval, les postiers avec les postières, les grand pères avec les grand mères, les papillons turquoise avec les ibiscus rouge.
Deux heures plus tard, nous voilà dans les chantiers navals de Chaguaramas pour le UWI Splash, grand rassemblement Soca. Destra Garcia, la Shakira trini, en est déjà au plat de résistance. La chanteuse fait monter sur scène quelques volontaires pour un concours de win sur l’un de ses derniers tubes, Saddle. Comme l’indique le titre de la chanson (« la Celle »), les mecs sont conviés à besogner une des danseuses de la troupe dans la posture de leur choix. Un, deux, trois, partez !
Le type saisit la fille par la croupe et la chevauche sauvagement pour bref un rodéo XXX. Ensuite c’est comme dans les arènes romaines, au public de décider qui reste sur scène ou non. A Trinidad, tout est matière à compétition : danser, chanter, se costumer…Mis à part quelques joueurs de crickets et quelques chanteurs, les héros de la nation sont éphémères. Destra se fait à son tour sévèrement winer par le jamaïcain Sean Paul sur leur duo Free it Up qui caracole dans les charts et qu’on doit entendre à peu près 7600 fois par jour à la radio.
Si l’on n’aime pas ce genre d’exhibition, il n’y a guère de chance que l’on goutte le rythme forcené de la nouvelle soca, cette techno tropicale qui méprise volontiers la mélodie et évacue d’une poussée pelvienne toute idée de séduction, vestige d’un autre temps et de belles manières disparues avec le Calypso. La soca est d’ailleurs moins une musique qu’une extase, bruyante, fulgurante, contagieuse, que l’on répète jour et nuit jusqu’à épuisement pendant Carnaval.
Fuite en avant, elle est l’apanage de cette jeunesse trinidadienne, mieux lotie que d’autres aux Caraibes, qui a grandi douillettement à l’abri d’un boom pétrolier juteux et prolongé dont beaucoup sont à prédire la fin prochaine. Mais attention, même débitée au kilomètre, même produite avec des ambitions artistiques limitées et affligée de paroles connes au possible, la soca reste la plus addictive des musiques de danse actuelle et pourrait bien, l’espace d’un été, se changer en « craze » sur le vieux continent. Ne lui manque qu’un (e ) ambassadeur (rice).
[attachment id=298] La mutante Fay Ann Lyons ? Son Get On a bien failli être récompensé lors de du Soca Monarch, mais comme le déplorera l’intéressée « sur cette île de gros machos, ils préfèreront toujours un Roi à une Reine » et c’est finalement son mec, Bunji Galinqui a décroché le sceptre avec Fiery. Consolation, Get On a gagné le Road March qui consacre la meilleure chanson jouée lors du passage des masqueraders (carnavaliers) sur la Savannah. Destra Garcia, elle aussi, ferait une robuste figure de proue avec Wine It ou Free It Up. Et puis Destra (photo ci-contre, Destra Garcia et Sean Paul, backstage Uwi Spash) est une très grande professionnelle, comme le prouve l’interview (en français s’il vous plait) qu’elle m’accorde backstage en exclusivité mondiale et dont je ne peux résister à livrer ici l’intégralité :
Moi : Hello Destra.
Destra : Je t’aime !
Moi : Euh…Moi non plus ?
Le Uwi Splash s’est terminé vers 5 heures du matin avec l’arrivée en hélicoptère de Machel Montano. Machel est une immense star ici, l’Elvis Presley Soca. Son Wining Season en rajoute une couche sur la distraction du moment. Il demeure un parfait inconnu ailleurs, hormis chez les communautés trinidadiennes d’outre-mer (il remplit le Madison Square Garden de New York les doigts dans le nez). Son concert à Chaguaramas était le 3ème de la soirée et lui, comme nous, avions des raideurs aux jarrets. Devise pour la suite des festivités, on devait surtout retenir son message lazaréen: « Ressurect ! ». Pour ensuite s’en inventer d’autres dont celui-ci : « il faut boire plus pour winer plus ! ».
/// Pour télécharger les tubes de soca : www.trinidadtunes.com
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