[Best of musique 2020] Vingt-cinq ans après sa sortie, Boire demeure ce coup de tonnerre de Brest dans le ciel hexagonal. Avec ses mots crus, sa voix imbibée et deux guitares sèches, Miossec a bouleversé les règles du rock français. Retour sur un album fondamental par un chanteur finistérien révélé à la trentaine.
“La vie de musicien m’attirait énormément, surtout la liberté qu’elle semblait promettre”, se souvient sobrement Miossec dans Tendre Granit (2019), le documentaire que lui ont consacré le réalisateur Gaëtan Chataigner et le journaliste Vincent Brunner. En 1994, un an avant la sortie printanière de son premier album Boire, le Brestois bientôt trentenaire est retourné vivre chez ses parents, retrouvant sa chambre de môme et d’adolescent.
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“Quand j’y repense, c’est assez dingue de laisser son gamin de quasi trente ans réintégrer sa chambre d’enfant avec ses instruments de musique, confessait-il dans Une bonne carcasse (2019), la biographie de Thierry Jourdain. Je n’avais matériellement plus rien d’autre que mes instruments et plus beaucoup de temps à tenir financièrement. Si ça ne marchait pas, je retournais dans l’océan Indien.”
Une décennie plus tôt, Christophe Miossec, élevé au post-punk anglais et au rock américain, connut son quart d’heure de gloire warholien avec son groupe Printemps Noir, qui se produisit aux Trans Musicales de Rennes le 16 décembre 1982 dans la mythique Salle de la Cité et qui eut les faveurs de l’émission télévisée culte Les Enfants du rock, mais le guitariste aux cheveux décolorés préfère abandonner la musique et poursuivre ses études d’histoire à la fac de Brest.
Des pages de texte noircies
Il multiplie ensuite les expériences professionnelles (désamiantage de bateaux à l’arsenal de Brest, correcteur chez Gallimard, concepteur-rédacteur chez TF1), travaillant aussi comme journaliste dans la presse quotidienne pour Ouest-France et Le Quotidien de La Réunion. Après tous ces boulots successifs, Christophe commence à maquetter dans son coin sur un 8-pistes Tascam.
A l’époque, il se rêve davantage musicien que chanteur, même si ses écrivains de chevet (Jack Kerouac, Raymond Carver, Hubert Selby Jr. et Henri Calet en tête) l’inspirent et lui font noircir des pages de textes. Mais il lui manque encore son partenaire de jeu, son alter ego musical, son “arrière-droit assez brutal” pour enregistrer son disque de rock acoustique, de chanson âpre – un parti pris radical fondé sur l’absence de batterie, comme dans Rock Bottom (1974) de Robert Wyatt, l’une des références obsessionnelles de Miossec.
La rencontre avec Guillaume Jouan, trompettiste et guitariste des Locataires (un groupe brestois auteur de deux albums), sera décisive. Neuf morceaux sont ainsi enregistrés à quatre mains durant l’hiver 1994, où figurent déjà les chansons les plus emblématiques de Boire : Non non non non (je ne suis plus saoûl), Regarde un peu la France, Recouvrance, Evoluer en 3ème division ou encore Le Cul par terre. “On a enregistré la maquette dans la chambre de Christophe sur son 8-pistes, avec deux chaises et trois micros”, raconte Guillaume Jouan dans le documentaire.
Avant que le tandem ne devienne trio pour les concerts, avec l’arrivée d’un second guitariste acoustique, Bruno Leroux (leader desdits Locataires), complétant le casting 100 % finistérien : “Je me suis pris une claque en écoutant ce rock à poil et impudique, loin des canons du rock français avec Bashung et les Rita Mitsouko. Avec Miossec, on est dans les tréfonds de l’âme.” Et l’intéressé de préciser : “C’est un disque qui remonte à loin.”
Une cassette envoyée aux Inrocks
Si la chanson Recouvrance fut la première écrite en 1993, entre deux jobs parisiens, et composée au piano par Pascal Pottier, d’autres trouvent naissance au Mexique – Crachons veux-tu bien – et à La Réunion – Non, non, non, non (je ne suis plus saoûl), Evoluer en 3ème division. Le reste s’ébauchera dans un gîte rural en Bretagne et au domicile parental.
Expédiée comme une bouteille à la mer à quelques journalistes, la cassette de Boire arrive sur le bureau de Jean-Daniel Beauvallet, rédacteur en chef musiques historique des Inrockuptibles, qui la chronique élogieusement dans les pages du mensuel, avant que le nom de Miossec ne commence à s’ébruiter dans le milieu musical : “Il existe en Bretagne un garçon du nom de Christophe Miossec, totalement bouleversant sur Crachons veux-tu bien ou Regarde un peu la France, chansons parfaitement présentables au public de Cabrel mais pourtant confinées à l’insupportable anonymat des cassettes confidentielles.”
Rapidement, la cassette circule dans les maisons de disques et atterrit chez PIAS, le label indépendant belge qui possède une antenne à Paris et qui signe Miossec l’année de son trentième anniversaire. Avec ses deux comparses guitaristes, Christophe part enregistrer son premier album à Bruxelles sous les ordres du courtisé Gilles Martin (Wire, Tuxedomoon, dEUS, autant de balises essentielles pour le chanteur mélomane, qui ne manquera jamais de citer Colin Newman dans ses interviews).
Le Brestois se rappelle aujourd’hui un enregistrement intense. “Nous étions comme des chiens fous en studio, mais le bon choix de Boire a été de travailler avec Gilles Martin, parce que n’importe quel autre producteur français de l’époque nous aurait fait mettre de la caisse claire ou de la batterie. Gilles a insisté pour rester dans le prolongement instrumental de la cassette de Boire. Le pari, c’était de refaire en studio ce que nous avions élaboré avec Guillaume dans ma chambre de garçon, en évitant absolument de faire riche et en assumant notre volonté de minimalisme sonore. Comme de l’Arte Povera. Copain de Blaine Reininger, qui nous a fait l’honneur de jouer du violon sur plusieurs titres, Gilles était le réalisateur idoine, avec son esprit français exilé en Belgique. Sans lui, Boire aurait été un disque normalisé et n’aurait jamais eu le même impact.”
Dans les mêmes studios bruxellois que Dominique A
Dans ces propos humbles et posés, on reconnaît immédiatement tout ce qui fait le sel de la personnalité de Miossec, qui parle de sa voix basse et tabagique. “C’était d’ailleurs par provocation vis-à-vis du rock français que l’on a choisi de reprendre La fille à qui je pense de Johnny Hallyday, dont les paroles collaient parfaitement à l’esprit du disque.” Avant de devenir son parolier quelques années plus tard, Miossec chante des mots qui semblent jaillir de sa plume imbibée : “Et malgré l’amour que tu me donnes/Tu n’en feras jamais assez/Car c’est l’alcool, lui, qui me donne/Les plus beaux rêves que je fais.”
Au même moment, un autre rénovateur majuscule de la chanson française, Dominique A, enregistre son troisième album, La Mémoire neuve, dans les mêmes studios bruxellois et avec le même producteur, stupéfait d’entendre “la masculinité fracassée” de Miossec : “Contrairement à Philippe Katerine et moi qui avions évacué la question, Christophe mettait en avant le corps dans sa musique. Ce ton-là était hyper-novateur.” Jean-Luc Marre, longtemps responsable de la promotion chez PIAS et désormais en charge du back catalogue, n’y va pas par quatre chemins.
“Boire est l’un des cinq albums les plus importants pour la musique française. Il y a un avant et un après-Miossec, c’est un disque qui a marqué une génération de chanteurs et musiciens – de Louise Attaque à Cali. C’est un mec à la voix cassée qui rentrait ses alexandrins au chausse-pied et qui a ouvert une nouvelle voie dans l’histoire du rock et de la chanson d’ici. Les textes de Boire sont comme des uppercuts. Il n’y avait aucune concession à quelque niveau que ce soit. Miossec, c’est le minimalisme brut de décoffrage. Il y a très peu de disques contemporains qui ont cette puissance et cette justesse immédiates.”
Des concerts intenses et un disque d’or
Miossec publie donc le 10 avril 1995 son premier album, Boire – titre inspiré par Drunk (1993) de Vic Chesnutt. Les critiques élogieuses pleuvent comme un crachin breton. Au même titre que Play Blessures (1982) de Bashung la décennie précédente, Boire devient un nouveau phare dans le rock français – souvent imité, jamais égalé (on taira les noms des pâles photocopieurs). Certaines chansons deviennent des tubes immédiats – Non, non, non, non (je ne suis plus saoûl, Regarde un peu la France avec ces tacles appuyés à Pasqua et Jean-Paul II – et des classiques éternels – Le Cul par terre, Recouvrance.
Les concerts, aussi intenses que chaotiques, finissent d’asseoir le succès public du premier album de Miossec, qui sera couronné d’un disque d’or (encore certifié à 100 000 exemplaires) en 1998. Avant que son auteur devienne, malgré lui, prisonnier de son magistral coup d’essai.
“Dans mes dernières tournées, je n’interprétais plus aucun titre de Boire, rappelle Christophe en pleine répétition estivale pour le spectacle Boire, écrire, s’enfuir. Je n’avais pas envie d’être l’homme d’un seul album. Cela fait vingt-cinq ans que je me bats contre les raccourcis, comme Dominique A avec La Fossette. Mais il n’est pas non plus question de renier le disque par lequel je suis venu au monde de la chanson.”
Boire (25e anniversaire) (LE LABEL/PIAS), sortie le 18 septembre
Concerts Du 24 au 26 septembre à Brest (Quartz) + tournée française
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