On ressort enfin en compact une version fidèle à l’esprit originel du monstrueux Raw power des Stooges, inventeur de toutes les affaires bruitistes à venir. Avec un Iggy Pop en génial professeur d’histoire, genèse d’un album qui a ébranlé le rock et inventé une nouvelle forme de mixage : les aiguilles dans le rouge comme affaire de morale.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour ressortir Raw power ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Des musiciens ou des mômes que je croisais me demandaient tout le temps « Tu n’as jamais pensé à le remixer ? » Quand l’album est d’abord sorti en compact il y a quelques années, le son était affreux comparé au vinyle : il n’y avait plus ni dynamique ni puissance. J’ai toujours pensé que c’était le meilleur disque jamais enregistré. En tout cas le meilleur pendant longtemps, un des plus fins. Mais bon, je n’ai jamais voulu m’emmerder avec ça. Je n’aime pas du tout l’idée de revenir en arrière, d’exhumer mon travail et de le changer. C’est pour cette raison que je ne fais pas de chirurgie esthétique. Mon nez n’est pas droit mais j’aime mon nez. J’aime mon visage. « Si tu expulses mes démons, mes anges risquent de partir aussi », voilà ce que je pense. Puis, des gars du groupe d’Henry Rollins ont mis la main sur des copies cassette qui ont refait surface avant que les masters originaux de Sony ne soient retrouvés. On m’a expliqué qu’Henry Rollins voulait se charger du boulot mais moi, je n’avais pas envie. On m’a dit « Sony va le faire, avec ou sans toi ! Bon, tu peux intervenir et faire en sorte que ça sonne comme tu le veux. » Comment résister ? C’est un mixage très violent, les aiguilles ne quittent pas le rouge. L’essentiel est là : un album merveilleux, mais qui a toujours sonné fragile et bancal, alors que le groupe n’était ni fragile ni bancal. On pouvait sécher sur place n’importe quel autre groupe de l’époque et honnêtement, on avalerait n’importe lequel de ces groupes actuels ceux-là mêmes qui se sont appuyés sur notre travail. Sur ce remixage, j’ai été présent à chaque étape. Je leur ai imposé d’enregistrer très fort et à la fin de la journée, le gars du studio a dit « Non, on ne peut pas faire ça. » J’ai dit « Ta gueule. » Le soir, chez moi, j’ai adoré ce que j’ai entendu, mais eux ont eu une peur panique : ça sonnait comme si les haut-parleurs allaient exploser ou fondre. Ils ont fait une version « soft » que j’ai refusé d’écouter.
Les Stooges étaient-il un groupe de rock’n’roll traditionnel ?
Les gens ne le pensaient pas à l’époque parce que nous étions vraiment un groupe garage. Les Stooges ne rentraient dans aucune de ces catégories. Nous n’étions pas assez doux et tendres pour être les coqueluches de baloches, pas assez commerciaux pour faire partie du cirque. Notre maison de disques Elektra a cherché à vendre notre premier album, The Stooges, sorti en 1969, aux universitaires et aux lecteurs de Rolling Stone. Ce n’était pas la meilleure chose à faire avec les Stooges et je savais que ces gens ne nous accepteraient pas. J’avais des goûts sophistiqués, mais mes compétences techniques étaient très rudimentaires et celles des autres membres du groupe encore plus. Ça nous a fait une bonne carte de visite auprès de la jeunesse rebelle. J’ai réalisé que lorsque nous jouions dans des universités, les gens intelligents et créatifs nous comprenaient, mais pas ceux qui avaient une mentalité de troupeau sans laquelle ils ne seraient d’ailleurs pas entrés à l’université au départ. Ma clientèle, c’était plus des mômes un peu dérangés et souvent drogués. Je savais que quiconque était vraiment passionné de musique trouverait ce qu’on faisait intéressant.
Les Stooges n’étaient pas porteurs d’un message politique, contrairement au MC5, autre groupe de Detroit.
Elektra, notre maison de disques, pensait que le MC5 était quelque chose de vendable, en phase avec la société de l’époque. Ils se disaient « Si on a un joueur de sax chevelu, fumeur de dope qui dit « Rock’n’roll-drogues-baise-dans-les-rues-nique-ton-pays » et qu’il a en plus un groupe de rock derrière lui, on peut le mettre en couverture à côté du Président. Alors que « Iggy ? Qui c’est, ce Iggy ? »… Tout ça se passait à un moment clé de l’histoire des Etats-Unis le rock’n’roll a toujours été une musique analphabète, puis sont arrivées les années 60, Rolling Stone, la drogue. La première fois que Rolling Stone a écrit sur nous, un démenti en bas de l’article disait « le reportage sur ce groupe n’emporte pas l’approbation de l’équipe rédactionnelle de Rolling Stone« . Ensuite, c’est arrivé petit à petit. Très peu de gens ont reconnu la qualité des compositions des Stooges. Le seul, parmi mes pairs, à l’avoir remarquée, c’est Bowie. Il nous a tout de suite classés en tête de liste de ses groupes préférés. On m’a montré l’enquête et j’ai dit « Mais qui c’est, bordel ?! Jamais entendu parler ! » La chronique du premier album des Stooges parue dans Rolling Stone signée Lenny Kaye, je crois contenait la première référence au mot « punk ». Ça a commencé comme ça : « C’est de la musique de punks en manque de burger. » J’étais furieux parce que je mangeais macrobiotique (rires)… Mais il avait raison : j’étais un macrobiotique avec une mentalité de bouffeur de burger. Ensuite est sorti Fun house (1970) et Elektra a fait « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Ce groupe ne va nulle part ! » (rires)… Le premier album était un peu structuré et pop ou pouvait à la limite passer pour pop et du coup, l’accueil du deuxième, Fun house, n’en a été que pire. Quelques morceaux comme No fun, I wanna be your dog ou 1969 contenaient un petit quelque chose de vaguement palpable et concret, on pouvait au moins comprendre de quoi il s’agissait, savoir si on aimait ou pas. Mais Fun house était davantage un album orchestral, comme un album de jazz ou de funk j’écoutais beaucoup de jazz ou de funk, et voilà ce qui en est sorti.
As-tu réellement produit ces deux premiers albums ?
Tout ce que les producteurs des deux premiers albums John Cale sur The Stooges et Don Gallucci sur Fun house ont fait, c’est créer une atmosphère qui correspondait à leur personnalité. Ils m’ont donné beaucoup de liberté et n’ont pas modifié la musique d’un iota. C’était mes disques. J’ai produit ces deux albums avec des prête-noms parce que chez Elektra, ils étaient tout simplement terrifiés à l’idée de me laisser aller en studio dans mon état. Ils ont parfois essayé de modifier les albums mais je les ai envoyés chier et j’ai fait ce que je voulais. Elektra a laissé tomber les Stooges après Fun house. Ils sont venus à trois à Detroit dans le studio de répétitions et ce qu’ils ont écouté était le brouillon de Raw power. Ils ont donc entendu James Williamson, Ron et Scott Asheton et moi, et n’ont pas du tout aimé ils n’arrivaient pas à piger. Nous avions un style de vie complètement dingue et nébuleux, et ça non plus, ils ne pouvaient pas le comprendre. « Bon, y’a rien pour nous ici. » Ils détestaient déjà Fun house, alors ils nous ont laissés tomber.
Les Stooges se sont séparés à ce moment-là.
Certains d’entre eux étaient furieux. Les Asheton voulaient continuer à faire des concerts et m’en ont voulu d’avoir arrêté. Ils ont fait un concert où ils faisaient monter des volontaires sur scène, pour être le prochain Iggy (rires)… Mais ça ne les a menés nulle part, ces mecs-là étaient paumés sans moi. Je me suis reposé un moment et puis j’ai tenté de mettre quelque chose sur pied. Je voulais former un groupe avec Williamson, à qui je rendais visite à Detroit de temps à autre. J’ai écrit la chanson Penetration un après-midi chez la mère de Williamson. A partir du riff et de la ligne de chant, je pouvais jongler, j’ai pensé « OK, c’est une base, il y a un son. » Je pouvais immédiatement, intuitivement, savoir comment allait être le prochain album : un morceau comme ci, un morceau comme ça. Il était temps de monter quelque chose.
Comment t’es-tu retrouvé à New York ?
Steve Paul, l’imprésario de Johnny Winter et Rick Derringer entre autres, était un ami de Danny Fields, découvreur des Stooges, quand il bossait chez Elektra. Steve était vaguement intéressé et m’a payé un ticket pour New York à moi seul : personne ne voulait entendre parler des affreux Stooges, les gens n’étaient intéressés que par moi. Il trouvait que j’avais quelque chose d’intéressant ou de charismatique, faute de mot plus approprié. Steve Paul pensait qu’il fallait me mettre avec de « vrais » musiciens. Il voulait me signer pour que je monte quelque chose avec Rick Derringer. Ça ne me plaisait pas trop, mais pour être poli et ne pas offenser Steve, j’ai fait deux séances avec Rick. J’appréciais Rick humainement et le respectais en tant que musicien. Nous avons un peu improvisé chez lui et immédiatement, j’ai senti que la mayonnaise ne prenait pas. C’est un fin musicien, mais sa vision était à mille lieues de la mienne. J’ai refusé.
C’est cet échec qui a déterminé la venue de David Bowie et de son manager Tony DeFries ?
Nous étions allés aussi loin que possible pour un groupe de Detroit et on s’est séparés. J’ai compris que je devais porter le groupe à un niveau national, voire international. C’est là que Tony DeFries est entré en scène. Alors que je vivais à New York, aux crochets de Steve Paul, et que je dormais sur le canapé de Danny Fields, DeFries et Bowie sont arrivés en ville avec l’intention d’épauler l’avant-garde américaine. Pour eux, j’étais un candidat sérieux. Un soir, Danny Fields m’a appelé du club Max’s Kansas City, où il traînait en permanence. Bowie et sa clique étaient là. « Viens ici, ça peut être bon pour toi », m’a dit Danny Fields. J’ai répondu « Je suis en train de regarder Monsieur Smith au Sénat à la télé et Jimmy Stewart est si sincère que je ne peux décemment pas le quitter comme ça. » J’étais quasiment en larmes à voir Jimmy Stewart se battre contre ces fumiers corrompus et je ne suis pas allé auprès de Bowie. Fields me rappelle une heure et demie plus tard : « Viens nous rejoindre, bordel de Dieu ! » J’ai dit « A la fin du film » (rires)… J’ai donc attendu que le film soit terminé. Il était tard mais ils étaient toujours là-bas. Nous avons discuté et j’ai tout de suite su que Bowie et DeFries étaient complètement givrés, vaudevillesques, dans la pure tradition anglaise. J’ai toujours eu une bonne intuition pour sentir ce que les gens ont dans le ventre et un sens inné du cirque. Et là, je voyais bien qu’un cirque venait de débarquer à New York. Ma réaction immédiate fut « Rejoins-les ! » J’ai tout de suite pensé que ça pouvait être bon pour moi. Avec diplomatie, David suggéra « Tu sais ce qu’on pourrait faire ? Il y a ce groupe en Angleterre, World War 3 avec Edgar Broughton, tu en as entendu parler ? Ils ont du poids en Angleterre et feraient un bon groupe pour t’accompagner. » Bowie et DeFries avaient une mentalité très pop. « Tu auras un groupe, on peut arranger ça en une demi-heure. » Sûr, devine qui écrirait les chansons ? Pas moi ! Bowie a cette grande force : savoir repérer quelque chose qui n’est pas relié à la culture de masse, le ramener vers son camp, se l’approprier, mettre son nom dessus et s’impliquer, travailler, puis l’envoyer à un public plus vaste et le populariser. Et puis il aimait mes disques, il était intelligent, amical, honnête et malin. C’est un mec à qui je pouvais parler, ce qui était très cool. DeFries était une personnalité : il fumait de gros cigares, avait un nez impressionnant et pointu, un sourire suffisant, un drôle d’accent, un manteau de fourrure et du ventre (rires)… Pour les gens du business, c’était comme s’il y avait marqué « hot manager » sur son front. Il avait une image et je me disais que ça marcherait, que ça ferait vendre. Moi, je voulais recréer les Stooges tels quels, mais je ne voulais pas leur dire tout de suite. Je pensais que ces gens étaient assez malléables. Une fois dans la place, je pensais pouvoir faire entrer les Stooges dans la foulée. C’est un peu ce qui s’est passé. Ils m’ont signé le lendemain.
Vous n’êtes pas allé directement en Angleterre ?
Je leur ai dit que je voulais venir avec quelqu’un, Williamson, que c’était comme ça et pas autrement. DeFries a dit « Tu veux dire qu’il y a deux toi ? » Alors ils m’ont laissé emmener Williamson en Angleterre. On a glandé un moment, le temps de s’acclimater. Il y avait des sections rythmiques anglaises dans le coin dont on aurait pu se servir : des gars des Spiders From Mars, le groupe de Bowie, Twink, qui était avec les Pink Fairies, ou quelqu’un comme Overend Watts, qui jouait avec Mott The Hoople. Mais plus on y pensait, plus on trouvait qu’ils n’étaient pas assez agressifs. Williamson a proposé de faire venir Scotty Asheton, c’est un batteur plus puissant et violent que n’importe qui du coin. Et je me suis dit « Si on prend Scotty, on peut aussi bien prendre son putain de frère Ron, faire venir tous ces asticots en boîte ici et faire exploser le couvercle ! » Un après-midi, David que je ne voyais pas souvent est passé et m’a dit « Bon, tu veux que je produise un disque pour toi ou non ? » J’ai répondu « Non merci, j’ai un truc à faire. » Début et fin de la conversation. Il n’y a jamais eu de pressions. J’ai suivi ma route, fait venir le groupe en Angleterre, loué une maison et commencé à enregistrer des maquettes. Quand DeFries les a entendues, il est devenu comme fou, du genre« Je ne vous permettrai jamais de sortir ça ! Ce n’est pas de la musique. Aaaaargggh !!! » A ses oreilles, c’était pire que les Stooges ! Il ne savait plus quoi faire. Bowie produisait l’album de Mott The Hoople, All the young dudes, qui allait avoir beaucoup de succès et je suis certain que notre album aurait eu exactement le même son. Il nous aurait écrit un tube, on aurait pu faire nos propres chansons, l’album aurait eu un son particulier, et basta.
Qu’est-ce qui a fait que votre relation avec ce manager s’est détériorée à ce point ?
DeFries nous montait les uns contre les autres. Quand Bowie lui demandait où était son fric, il répondait « Ah, Iggy a eu besoin de se faire soigner les dents… » Ça rendait Bowie dingue. Pendant ce temps, je me demandais où était mon argent : je voyais Bowie et Mott The Hoople faire une tournée sur laquelle ils ne gagnaient pas un centime et les cinq ou six employés du management, MainMan, me disaient « C’est là qu’est ton fric » (rires)… Et puis on est allés en studio faire le disque, un putain de disque. DeFries n’a jamais mis les pieds au studio, ni personne de MainMan, on a tout fait seuls. Nous n’avons mis que dix ou douze jours. Bowie n’est jamais venu non plus. Leur idée était « Bon, on est en face d’un désastre, il n’y a qu’à les laisser faire à leur idée. De toute façon, on ne sait pas quoi en tirer. » Je ne voulais pas qu’ils viennent, j’étais concentré sur ce que je faisais on avait des voix sans effets, toutes sortes de choses. Il n’y avait ni groupies, ni dealer, ni saute d’humeur, ni hauts et bas émotionnels. De la consommation de drogues, oui. Et de vermouth aussi. J’en buvais pour avoir une voix aiguë, en fumant deux trois cigarettes.
Quel fut le plus grand obstacle que vous ayez rencontré durant ces sessions ?
Ecoutez le disque : il est parfait, les voix sont démentes et symbolisent parfaitement l’idée que je voulais exprimer, il ne fallait rien changer.
Y a-t-il eu des moments où vous avez pété les plombs ?
Sur Search and destroy, j’ai enregistré huit types en train de se battre au sabre, ça s’entend un peu sur le mix original. Comme je ne réussissais pas à obtenir ce son merveilleux, on s’est dit qu’on le ferait aussi bien nous-mêmes : on s’est procuré des sabres chez un antiquaire et on s’est battus. Search and destroy était le titre d’un article sur la guerre du Vietnam paru dans le Time, que j’ai lu un jour d’été, assis sous un grand chêne devant Kensington Palace, en sniffant des gros cailloux d’héroïne chinoise. J’avais l’habitude de m’asseoir sous ce chêne, entièrement vêtu de cuir, pour écrire des chansons. Williamson a trouvé le riff et s’est mis à jouer en chantant, hilare « Tue cette vermine ! » Les Stooges sont des gens affreux, vraiment politically incorrect, beaucoup plus que moi. Des trous-du-cul indécrottables, tous.
A qui est destiné Gimme danger ?
Je considérais les filles comme un obstacle à ce disque, que je pressentais excellent. Elles se mettaient en travers de ma route, je développais un sentiment d’animosité à leur égard. Les seules personnes qui m’intéressaient étaient celles qui me posaient des problèmes, alors j’ai écrit sur le sujet. C’est le même thème sur Your pretty face is going to hell. Là, je lui dis ses quatre vérités : « T’es belle maintenant, mais attends un peu, tu n’auras pas toujours cette arme-là pour te protéger. » C’est assez prémonitoire pour un jeune homme de 25 ans, parce que la majorité des gens de cet âge n’y pensent même pas.
Que chantes-tu sur Death trip, en fin d’album ?
Ce qui est en train de se passer : je sais que l’album est condamné, que la relation avec le management est sans issue. Je sais que je suis condamné parce que je sors cette musique et que personne ne va la promouvoir. Elle ne passera pas à la radio, beaucoup de gens ne l’aimeront pas. Mais en même temps, je suis convaincu que c’est la meilleure musique du monde.
Ensuite, tu as rendu les enregistrements ?
Quand le disque est fini, t’es crevé, émotionnellement épuisé, physiquement sur les rotules. Tu as investi tellement dans les morceaux, l’écriture, la conception, les répétitions et l’enregistrement que tu perds tout sens des réalités. Tu veux que personne d’autre ne touche au bébé, c’est ton bébé. Tu atteins un point de non-retour. J’ai appris depuis que la meilleure chose est de commencer par partir quelques semaines, revenir, réécouter et se mettre au travail. Mais là, j’ai commencé à tout réécouter et à me dire « Qu’importe le niveau, c’est pas assez fort. Qu’importe le tempo, c’est pas assez dur. » Résultat : deux mixes au son extrême. Exactement comme sonnait le hardcore indépendant des années 80, quand les gens commençaient à tout faire eux-mêmes. Un son très amateur. Je comprends que DeFries ait voulu me piquer les bandes. Je dormais avec, les écoutais sans cesse : « Attends, je peux améliorer encore, je peux le faire plus fou ! » Mais il a refusé de les sortir en l’état. Il m’a envoyé à Los Angeles, pour se débarrasser de moi. Au téléphone, il m’a appris que David allait le remixer. J’ai accepté parce que c’était ça ou ne rien sortir du tout. David et moi nous sommes rendus aux Western Studios d’Hollywood. Nous y avons passé un jour. La table de mixage était vieille, c’était un studio pourri, avec très peu de temps pour travailler.
Etais-tu satisfait des mixages de David ?
Il écoutait et nous discutions de tout. Je lui disais ce que je voulais apporter, il rajoutait quelques touches. Il a toujours aimé travailler avec la technologie la plus récente, alors on avait un engin, un « time cube ». On introduisait un son qui ressortait de l’autre côté avec un écho. Il a utilisé ce son sur la guitare de Gimme danger, c’est très beau, et sur la batterie de Your pretty face is going to hell. Son concept était le suivant : « Tu es tellement primitif que ton batteur devrait sonner comme s’il tapait sur une bûche. » Je suis très fier de ce petit disque excentrique et bizarre. Ce qui ne ressort pas très bien c’est la raison pour laquelle il vient d’être retravaillé , c’est qu’au début, il s’agissait du disque d’un groupe de sniffeurs fous de nitroglycérine. Quand on était ensemble, c’était puissant. Et ça n’apparaît pas sur le disque, par manque de technologie, d’argent, de temps, d’équipement. La première version commercialisée sonnait comme si le disque était recouvert de mauvaises herbes. Une nouvelle version ne le rend pas meilleur, au fond, mais permet aux gens de l’apprécier à sa juste valeur.
L’approche de votre management était-elle à l’opposé de ce que dictait votre instinct ?
Il y avait un clash culturel à l’époque. La pochette du disque m’avait été imposée : je détestais ces monstrueuses lettres dégoulinantes, elles puaient la pisse. Après, j’ai réalisé qu’ils m’avaient rendu service je n’aurais jamais osé faire une pochette pareille, je me prenais trop au sérieux. Rétrospectivement, je trouve que les petites touches apportées par Bowie sur le mixage ont été bénéfiques. Cette expérience m’a permis de partir de Detroit et de jouer à une échelle mondiale. J’ai énormément appris en Angleterre, je me suis mis à penser différemment : le projet est devenu ambitieux. Mais le fait est que ni les mixages de Bowie ni mes mixages précédents n’étaient en mesure de rendre justice à la puissance de ce groupe et à l’impact des voix. Moi, ça fait trente ans que chante du rock’n’roll et cinq ans de plus que je fais de la batterie, j’ai une sacrée expérience. Je fais partie de l’Histoire. L’original a ce charme un peu désuet comme une voiture qu’il faut pousser pour qu’elle démarre. C’est beau, ça me plaît. Mais cette nouvelle version qui sort ces jours-ci est celle des années 90, prémillénaire. C’est celle que les gens connaîtront et ça me convient : ainsi, Raw power trouvera sa place à côté des Smashing Pumpkins, Pearl Jam ou Nirvana.
Arthur Levy
{"type":"Banniere-Basse"}