Fils spirituel de Varèse et Le Corbusier, Iannis Xenakis est mort à Paris, à 78 ans. Violent et sans compromis, son art aura marqué en profondeur la musique du xxe siècle. Prophétique, sa dernière uvre s’intitule Omega.
Un acteur s’avance, récite quelques vers. Soudain, ses bras se lèvent, son ton change, passant de la diction à la déclamation ; maintenant, le poète chante, passant en un clin d’œil du registre suraigu au grave le plus profond. Le public recule, deux joueurs de flûte (« aulos ») s’avancent pour accompagner le chanteur : leurs instruments sont accordés différemment et produisent un son étrange qui se mêle à la voix tout aussi surprenante, avec sa ligne ondulante et ses gammes de microtons qui semblent en perpétuelle dérive. Derrière, des chœurs d’hommes et de femmes s’affrontent. Dans les interludes, les instruments crissent au son des crotales, des clochettes ou des tambours ; les cuivres déversent des gerbes scintillantes de sons acides. La nuit tombe, le vent s’engouffre entre les pierres. Les regards s’éclairent, les corps s’animent au rythme d’une danse chaotique. Est-ce un rituel byzantin consacré au culte de Dionysos ?
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Nous sommes à la création de l’Orestie de Iannis Xenakis, composée pour le festival de théâtre grec d’Ypsilanti, aux Etats-Unis, en 1966. Un projet un peu fou et surréaliste des habitants de cette petite ville du Michigan, qui viennent de découvrir que leurs ancêtres n’étaient pas indiens, comme pouvait le laisser croire le nom d’Ypsilanti, mais grecs. uvre graphique aux courbes franches et nettes, à l’image de l’architecture moderne de son maître Le Corbusier, mais également aux perspectives futuristes dans l’esprit de Varèse, qui tend vers une galaxie de masses sonores en fusion, la musique de Iannis Xenakis ne ressemble à aucune autre. Elle se dresse aujourd’hui, tel un monolithe, dure et fière. Une musique qui parle de la condition humaine et du temps qui passe, voici l’unique message de Iannis Xenakis, musicien aux racines multiples, né en Roumanie en 1922 d’un père armateur, élevé à partir de l’âge de 5 ans, à la mort de sa mère, par une gouvernante puis placé dans un pensionnat grec, sur l’île de Spétsai. Au contact de la philosophie grecque, le compositeur se forge une identité, celle d’un jeune homme libre mais d’une solitude immense. Dans la Grèce occupée par les Italiens, il adhère au parti communiste et entre dans la résistance en 1941. Gravement blessé au visage en 1945 et condamné à mort, il fuit son pays et devient réfugié politique en France en 1947. Ingénieur de Polytechnique, il entre dans l’équipe de Le Corbusier et devient l’un de ses plus fidèles collaborateurs (jusqu’en 1960). Tout en reprenant parallèlement des études musicales au conservatoire de Paris avec Messiaen (qui lui aurait déclaré : « N’étudiez rien, faites ce que vous sentez, soyez vous-même! »), il participe aux débuts du Groupe de recherche de musique concrète de Pierre Schaeffer (dont le comportement de gourou et de maître à penser l’agace) et fait la connaissance du chef d’orchestre et pédagogue Hermann Scherchen et du compositeur Edgar Varèse à l’occasion de la création d’une uvre de ce dernier, Déserts.
Deux rencontres déterminantes pour la carrière du musicien, qui associe de plus en plus le calcul en trois dimensions propre à l’architecture à la forme de l’écriture musicale. Il scandalise le petit cercle de la musique contemporaine, réunie comme chaque année au Festival de Donaueschingen (Allemagne), avec la création de sa pièce d’orchestre Metastasis, en 1955. Reléguant le principe sériel au rayon des antiquités, Xenakis propose une musique en perpétuel mouvement, comme des masses de nuages glissant dans le ciel : durée, dynamique et timbre évoluent avec une liberté déconcertante une musique des sphères, à la fois ductile et palpable, comparable, rétrospectivement, aux audaces de l’Italien Giacinto Scelsi (1905-1988), lui aussi très isolé à l’époque. Xenakis met les pieds dans le plat en déclarant qu' »un courant constant entre la nature biologique de l’homme et les constructions de l’intelligence doit être établi, sinon le prolongement abstrait de la musique actuelle risque de s’égarer dans un désert de stérilité ».
En 1958, il dessine le pavillon Philips pour l’Exposition universelle de Bruxelles. Son principe d’architecture découle directement du graphique compositionnel utilisé pour Metastasis : des surfaces en pente, des flèches audacieuses, des dénivelés vertigineux. L’art de Xenakis est créé : violent, intense et vibratoire. La découverte, lors d’un voyage au Japon en 1961, du théâtre nô (qu’il connaissait seulement sur disque, grâce au musée de l’Homme) le renforce dans l’idée d’une musique avant tout conçue à la manière d’une matière sonore en expansion. S’ensuit une série de compositions pour voix (Nuits, Cendrées, N’Shima, Akanthos, La Déesse Athéna), électronique (Concret PH, Orient-Occident, Persépolis, S.709) et orchestre (Terretektorh, Nomos Gamma, Erikhthon, Jonchaies). Les trop grandes impertinences d’écriture impossible à jouer pour certains, inaudible parce que trop mathématique pour d’autres et l’intransigeance de leur créateur qui prône l’intuition et la subjectivité le marginalisent de plus en plus. Son goût pour un son continu, puissant et sauvage en déroute plus d’un, même lorsqu’il éparpille les musiciens dans le public (Nomos Gamma en 1969), mais c’est justement cette force radicale, sans compromis décoratif, qui situe Xenakis parmi les grands créateurs d’aujourd’hui.
Les années 70 voient le succès de sa musique en tant que spectacle total : le Festival des arts de Shiraz-Persépolis (Iran) lui commande une musique électroacoustique jouée en plein air, à la tombée de la nuit, dans les ruines de Persépolis, en août 1971. « Ni spectacle théâtral, ni ballet, ni happening » (Iannis Xenakis), Persépolis nécessite ce soir-là cent enceintes réparties sur le site et une lumière mobile, aux sources variées (torches, feux d’artifice, projecteurs, rayons laser), chargée d’animer le silence des pierres. Trente ans plus tard, même privée des images et de l’atmosphère du lieu qu’on imagine extraordinaire , cette musique déverse avec autant d’intensité son tumulte abstrait de sons rugueux, souterrains et métalliques. Un art de la suggestion, poursuivi l’année suivante avec l’insolente masse sonore et visuelle du Polytope pour les anciens thermes de Cluny, mélange de flashs, de musiques électroniques et de lasers.
Avec Scelsi, Xenakis partage ce goût pour une musique à la fois architecturée et primitive, restituée avec le plus de sauvagerie possible, où l’auditeur s’immerge dans le son. Une musique sans concessions, comme le confirme cette anecdote racontée par sa fille Mâkhi : « Il y a environ vingt-cinq ans, il voulait créer N’Shima (pour voix et instruments), il s’arrachait les cheveux parce que les chanteuses qu’on lui proposait étaient extrêmement classiques. « C’est nul, disait-il, elles font des trémolos, des roucoulades, c’est épouvantable. J’ai beau leur dire, elles ne comprennent pas. » A l’époque, j’étais amie avec une jeune comédienne qui travaillait dans le théâtre d’avant-garde et possédait une voix déjà extraordinaire. On avait 20 ans toutes les deux. Je l’ai emmené au théâtre voir et écouter ma copine. Il a été totalement bouleversé. Il lui a proposé aussitôt de venir chanter sa pièce au Théâtre de la Ville. C’était Catherine Ringer. Elle avait exactement cette voix sauvage qu’il recherchait, avec l’émotion, la force. »
Ultime pied de nez à ses détracteurs, sa musique âpre et expressive est aujourd’hui universellement jouée et appréciée du public comme des interprètes, en particulier des Américains de l’ensemble ST-X de Charles Zachary Bornstein, bien inspirés dans sa musique pour ensemble (sur le label Mode), et les percussionnistes adorent ses Pléiades, composées entre 1978 et 1979. En ces temps de disette artistique, polluée par une armada de tristes épigones aux musiques lisses et inconsistantes, Iannis Xenakis apparaît comme l’une des rares figures musicales authentiques de la seconde moitié du xxe siècle.
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Quatre disques essentiels parus sur le label Mode de musique de chambre, d’orchestre et de piano : X-1, X-2, X-3, X-4, Chamber music 1955-1990 (2 CD Montaigne/Naïve), Persépolis (Fractal/Culture Press), Pléiades (Harmonia Mundi).
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