Alors que Yo La Tengo sort I can hear the heart beating as one, à l’écriture haut de gamme, retour sur un voyage souterrain entamé il y a plus de douze ans par Georgia Hubley et Ira Kaplan. Un duo vagabond qui a servi de plaque tournante à tout un pan du rock underground américain, […]
Alors que Yo La Tengo sort I can hear the heart beating as one, à l’écriture haut de gamme, retour sur un voyage souterrain entamé il y a plus de douze ans par Georgia Hubley et Ira Kaplan. Un duo vagabond qui a servi de plaque tournante à tout un pan du rock underground américain, organisant les rencontres flamboyantes entre My Bloody Valentine et Neil Young, entre Johnny Cash et Tortoise.
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Si l’on veut bien prendre la peine de reconsidérer un instant la vieille maxime qui dit que les absents ont toujours tort, alors il faudra songer un jour à élever une statue à la gloire de Stephen Wichnewski. Non pas que ce jeune homme, tombé depuis longtemps au champ d’honneur des musiciens inconnus, ait laissé une trace indélébile dans l’histoire du rock en général, ni dans celle de Yo La Tengo en particulier sa contribution à l’œuvre du groupe d’Ira Kaplan et Georgia Hubley se limite à quelques parties de basse éparpillées sur New wave hot dogs et President Yo La Tengo. C’est plutôt pour son inconstance qu’on tresserait volontiers une couronne de lauriers à ce parfait anonyme, pour son manque d’assiduité, pour ces fugues à répétition qui éclairent d’un jour totalement nouveau ce petit arpent de pop-folk à l’acoustique ténue, ce chef-d’œuvre bonsaï aux racines gigantesques qu’est Fakebook. « Au départ, tout est de la faute de Stephan Wichnewski, notre bassiste. Il n’arrêtait pas de faire la navette entre New York et l’Europe. Avec Georgia, il a bien fallu qu’on s’adapte, d’autant qu’on avait pas mal de concerts promotionnels à honorer, notamment pour les stations de radio. Alors on a appris toutes ces reprises et on les a jouées comme ça, avec juste une guitare acoustique et une voix. En fait, à ce moment-là, le groupe n’existait quasiment plus, on pouvait se permettre d’essayer des trucs nouveaux. Par exemple, Georgia s’est beaucoup plus investie dans le chant. C’était tellement différent de ce qu’on avait l’habitude de faire qu’on s’est dit qu’il valait mieux le consigner sur disque. C’est comme ça que Fakebook a vu le jour, presque par accident.« Pan sur le mythe. Et un coup de tronçonneuse à la base de l’arbrisseau Fakebook qui, par la grâce de sa ramure singulière, au simple murmure du vent dans ses délicates frondaisons, avait fini par cacher l’imposante forêt Yo La Tengo aux yeux du monde. Sacrée futaie pourtant, véritable arboretum où cohabitent toutes les essences du rock répertoriées à ce jour.
Chez Yo La Tengo, pas de crise d’identité. Le groupe, virevoltant, nanti d’un don d’ubiquité déconcertant, les endosse toutes à la fois. Punk, folk, garage, expérimental, pour Georgia Hubley et Ira Kaplan, la musique c’est comme le cochon : tout y est bon. Le couple joue du rock au sens premier du terme, comme des gosses révérencieux mais farceurs qui se déguiseraient à chaque album, avec une raquette de tennis et des barils de Persil en guise de guitare et de batterie. On imagine facilement la distribution des rôles :« Toi, tu seras Moe Tucker, moi, Neil Young, et on fera du Can. » A Hoboken, accessoirement méchante banlieue du New Jersey mais surtout patrie édénique des Feelies, des Bongos ou des dB’s, donc capitale de la pop américaine, on est d’abord fan avant d’être musicien. Et on sait rester humble. Ira Kaplan a débuté dans la carrière comme critique rock. Un signe qui ne trompe pas : « J’ai toujours voulu être dans un groupe. Je n’avais que cette idée en tête mais je ne savais pas comment y arriver. Alors je suis devenu journaliste. C’était à la charnière des 70’s et des 80’s, j’écrivais pour le New York Rocker. Je suivais les Fleshtones, les dB’s, tous les groupes new-yorkais de l’époque. Avec Georgia, on fréquentait le même cercle d’amis. Fatalement, on a fini par se rencontrer. Elle avait une batterie, moi, une guitare, alors on s’est dit que ce serait bien de monter un groupe. »
De fait, l’épopée Yo La Tengo s’amorce comme un divertissement familial, avec le copain Dave Schramm à la guitare et de la bonne volonté à revendre en guise de technique instrumentale. Une affaire de bon goût sanctionnée en 1985 par un single bancal et mignon comme tout, The River of water, puis par un premier album à la verdeur rafraîchissante. Ride the tiger, c’est un peu le petit frère prépubère du plantureux The Good earth des Feelies, sorti la même année. Un décalque tremblé, exécuté la langue tirée, touchant de maladresse. Les choses sérieuses, ce sera pour l’étape suivante. Avec New wave hot dogs, le style Yo La Tengo est en place. Un style qui se caractérise par son absence de style. Déjà, Yo La Tengo bouffe à tous les râteliers. On l’avait quitté paisible et bucolique, timidement byrdsien, on le retrouve costaud en diable, gueulard englué dans le goudron fondu de Sonic Youth. New wave hot dogs, c’est la preuve par neuf que Yo La Tengo peut tout faire, sait tout faire. Depuis le brûlot salopé au larsen jusqu’à l’instrumental ouvragé au vibrato, en passant par la ballade purement acoustique. Au passage, Ira Kaplan fait étalage d’une dextérité guitaristique insoupçonnée chez ce pur autodidacte, d’une approche toute personnelle formellement déconstruite de l’instrument qui ne s’apprend pas dans les méthodes, mais à l’écoute intensive de Neil Young ou du Jonathan Richman des Modern Lovers. « Une fois que mes frères et moi avons été en âge d’aller à l’école, ma mère a pris un job : elle s’est mise à jouer du piano et de la guitare dans les hôpitaux, pour les personnes malades. Il y avait un piano à la maison, une guitare, alors on a pris quelques leçons. Mais je n’ai pas appris grand-chose. Je m’y suis vraiment mis quand on a formé le groupe. Je ne suis pas Rick Wakeman ! Mais depuis, j’essaie d’évoluer tous les jours.«
On veut bien le croire, surtout au vu de la suite des événements. Car après un President Yo La Tengo écourté où Ira en remet une couche rayon noisy, survient en 1990 la fracture Fakebook. Un recueil de reprises boisées des Kinks, de John Cale ou de Daniel Johnston, parmi lesquelles pointent une poignée d’originaux de première classe, et qui installe définitivement Yo La Tengo au panthéon intime. Pour son grand malheur. Car dès lors, tout un chacun n’aura de cesse de jauger le groupe à l’aune de ce chef-d’œuvre fortuit. Et Yo La Tengo, toujours en avance d’une idée, en perpétuelle ébullition, d’en rajouter dans l’ambivalence avec le supersonique May I sing with me. « On compose et on joue à l’intuition, juste pour se faire plaisir. En général, la base de nos chansons, ce sont de longues improvisations, on joue et on se regarde, rien n’est prémédité. Ce n’est pas très grave si certains de nos fans ne s’y retrouvent pas. Je me souviens d’avoir ouvert pour les Sundays, en acoustique. Quinze jours plus tard, on donnait un concert électrique au CBGB’s. Un type est venu vers moi, il semblait paumé et m’a dit « Ce n’est pas vous qui avez joué en première partie des Sundays, il y a deux semaines ? » Il ne voulait pas croire que nous étions le même groupe. »
Peu enclin à se laisser dicter la marche à suivre de sa musique sinon par le faisceau de ses goûts, vastes, et de ses influences, bonnes , muré dans un silence distant, Yo La Tengo poursuit en zigzaguant son grand dessein : le ravalement de façade du rock américain à guitare… et orgue. Sur Painful peut-être bien le meilleur album du groupe, étant entendu que Fakebook est hors concours , on n’entend plus que lui. Un orgue de l’ère garage, daté au carbone 14, qui propulse la musique de Yo La Tengo dans une dimension psychédélique encore ignorée d’elle. A l’époque, Ira Kaplan désapprend la parole. Quand elles ne se font pas chuchotis, sa voix et celle de Georgia se diluent dans de longs instrumentaux atmosphériques, par-delà le trou noir, passé les bornes spatiales communément admises. Quatre ans plus tard, à l’heure des premiers bilans (voir la récente compilation Love + genius = Yo La Tengo), rien n’a changé, ou presque. Manière de dire que tout est différent. Sur I can hear the heart beating as one, huitième album du groupe, Yo La Tengo se laisse aller à ce constat pour le moins osé : « Nous sommes un groupe américain. Sans blague ? Arrivé pratiquement au terme de sa démarche à savoir, la réconciliation des extrêmes à la force du poignet, le trop modeste Ira Kaplan peut à juste titre se montrer satisfait : « Ce que j’aime dans notre musique, c’est qu’elle autorise des connexions inédites, qu’elle trace des lignes entre nous et pas mal de groupes qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Tu peux faire le lien entre Yo La Tengo et Tortoise, entre Yo La Tengo et Johnny Cash. Par contre, entre Tortoise et Johnny Cash, c’est nettement plus délicat… à moins de passer par nous.
Yo La Tengo comme pivot, rouage essentiel de la musique populaire américaine, l’idée devrait faire son chemin. Surtout à l’écoute de ce I can hear the heart beating as one somptueusement accompli, qui picore son ordinaire dans toute la discographie du groupe, donc bien au-delà. Plutôt assaisonné, l’ordinaire. D’une pincée de piano acide ici (Moby octopad), d’un filet de la trompette de Jonathan March Lambchop là (Shadows), d’un chaloupement de samba ailleurs (Center of gravity). Incapables de se concentrer sur leur sujet, Georgia et Ira tirent le disque à hue et à dia, mais retombent toujours sur leurs pattes, sauvés par une écriture en état de grâce, un songwriting de très haute volée (Stockholm syndrome, One p.m. again). Beau bordel organisé, grand déballage de printemps, I can hear the heart beating as one est sans doute à ce jour le disque qui ressemble le mieux à Yo La Tengo. Donc jamais convenu, parfaitement intègre, viscéralement maquisard et singulièrement attachant. Aux dernières nouvelles, Georgia Hubley et Ira Kaplan envisagent de quitter Hoboken, la ville symbole, comme pour prendre un nouveau départ. Pourtant, pas de panique chez les fans. Depuis onze ans qu’on le suit à la trace, on est à peu près sûr que Yo La Tengo n’a encore jamais posé ses valises où que ce soit.
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