Graphiste et designer iconique ayant marqué au fer rouge l’identité visuelle du label indépendant 4AD, le Britannique Vaughan Oliver, auteur des pochettes de disques cultes signés Pixies, Cocteau Twins ou encore The Wolfgang Press, est mort le 29 décembre dernier. Retour sur un parcours emblématique.
De la même manière que Francis Wolff fut l’image de Blue Note (Thelonious Monk, Herbie Hancock, John Coltrane…), que Pedro Bell fut celle du P-Funk (Parliament et Funkadelic, les deux groupes de George Clinton), ou que Peter Saville fut celle de Factory Records (New Order, Happy Mondays, A Certain Radio…), le graphiste et designer britannique Vaughan Oliver, décédé cette semaine à l’âge de 62 ans, a vu son histoire intimement liée à celle du label londonien 4AD (Cocteau Twins, Pixies, Dead Can Dance…), dont il fabriqua l’identité visuelle pendant plus de 20 ans. Une carrière liée à un label, et à un homme d’abord, Ivo Watts-Russell.
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Vague punk
La rencontre entre les deux Britanniques se fait à Londres, au début des années 80, dans une Angleterre plongée dans la vague punk qui a vu la déferlante Sex Pistols, The Fall, Buzzcocks et même Joy Division changer, ici et ailleurs, considérablement la donne. Vaughan Oliver lui aussi, a vu la vague venir, mais d’assez loin : il est originaire de Sedgefield, dans le comté de Durham — clairement working class culture — à des années-lumière de l’exigence culturelle et sociale de la capitale londonienne, et bien loin même, niveau énergie urbaine du moins, de ce qui se passera à Manchester via le label Factory à partir de 1978.
Attiré par le surréalisme pictural de Dali, par celui de Roger Dean (l’homme derrière les images du groupe Yes), puis, plus tard, par celui, cinématographique, de Lynch, il atterrit à Newcastle, plus au nord encore, à deux pas de la frontière écossaise, pour y étudier à la conception graphique. Et puisque dans les 80’s comme aujourd’hui, le travail, ce n’est pas tellement dans le nord de l’Angleterre qu’on en trouve le plus, il parvient au terme de ses études à déménager à Londres, pour tenter d’appliquer sur le terrain ce qu’il a appris sur les bancs de l’école. Il est alors âgé de 21 ans, et est le détenteur d’une culture graphique qui, avouera-t-il plus tard, n’allait même pas alors jusqu’au Bauhaus, le mouvement allemand qui a pourtant eu sa petite importance en matière de design graphique européen…
À Londres, il trouve pourtant rapidement un travail dans le packaging, puis un autre pendant deux ans avec Michael Peters, designer qui s’est spécialisé dans le marketing commercial. Pour lui, ça fonctionne, mais cette vie-là ne le passionne pas. Traîner en concert lui sauvera la mise. Et bouleversera son existence.
Adepte de musique rock et déjà pourvu d’une discothèque personnelle solide (les pochettes de disques ont été, pour lui comme pour beaucoup d’adolescents post 60’s, sa première véritable confrontation avec les arts visuels en même temps que sa galerie d’art personnelle), Vaughan croise régulièrement en concert un jeune mec de la musique, Ivo Watts-Russell, qui vient de lancer, via la maison-mère Beggars Banquet, le label 4AD, marqué rock et qui sera, bientôt, associé au plus exigeant de la musique britannique noise pop, new wave, dream pop, shoegaze. Peter Kent, affilié lui aussi à l’origine à 4AD, a pour sa part déjà quitté l’aventure, direction Situation Two, soutenu là encore par Beggars. Ensemble, Ivo et Oliver discutent parfois musique, un peu de graphisme et bientôt, un intérêt commun voit le jour. 4AD a besoin d’un travail visuel affirmé, et Vaughan d’un nouveau boulot ? Les planètes, sur ce coup-là, paraissent alignées. Ça vaut le coup d’essayer.
Trouver, pour le label, une identité immédiatement reconnaissable, tout en ne galvaudant pas celle, propre, aux groupes eux-mêmes ? Plus facile à penser qu’à réaliser. Sauf que c’est précisément, et en dépit d’une absence totale d’expérience sur le sujet du principal intéressé, ce qui se produit. Vaughan est engagé par 4AD, dont il deviendra même le premier salarié — il se détachera de cet engagement plus tard, préférant les libertés offertes par le statut de freelance — et débutera avec le label une collaboration qui ne cessera jamais vraiment. Gathering Dust de Modern English : son premier travail en 1980 pour 4AD montre un couple proche d’un téléviseur qui occupe une bonne partie de l’espace rougeoyant de la pièce, alors que Mesh & Lace (toujours Modern English, en 1981) propose cette image, troublante, d’un homme attaché, le torse nu et les yeux bandés dans ce qui semble être un hangar. Au-dessus de lui, pendue au mur, une sardine. On parlait de Dali, de Lynch et de surréalisme ? On est en plein dedans. Beaucoup d’autres pochettes suivront, et le jeune graphiste du comté de Durham va se retrouver à illustrer, pour le compte du label indé londonien le plus célèbre des 80’s, quelques-uns des plus fameux disques de la décennie, et même de la suivante.
23 Envelope
Âgé de 26 ans, et afin de donner un cadre plus formel à cette nouvelle collaboration solide, il fonde, avec le photographe et vidéaste Nigel Grierson l’entité 23 Envelope. C’est avec lui qu’il créera, jusqu’en 1988 (date à laquelle Nigel partira vers d’autres horizons, et où il fondera en compensation le studio v23), les bases de la patte 4AD, et de ces pochettes qui suggèrent des atmosphères, entrouvrent des portes, des fenêtres, en referment d’autres, offrent une parcelle entre le monde du concret et celui de l’à-peu-près. Une vision surréaliste et quasiment inconsciente de la musique en somme et l’une des meilleures manifestations de ce fantasme, que beaucoup, à cette époque, ont vécu pour de vrai. Écouter la musique. Regarder la pochette que l’on tient entre ses mains. Dériver. Et répéter le rituel, encore et encore.
Lui veut creuser la musique, voir ce qu’il y a derrière, dedans, à l’origine, après. Rapidement, et quand on fouille un bac à vinyles chez un disquaire — et bientôt un bac à CD, transformation qui plongera Oliver dans une profonde mélancolie et occasionnera une vraie remise en question personnelle de son travail —, qu’il s’agisse d’un groupe de shoegaze britannique ou d’une compilation racontant le Mystère des Voix Bulgares (la curieuse mais pertinente incursion du label dans les musiques folkloriques balkaniques, en 1986), on sait que c’est 4AD, et sans même encore avoir aperçu le logo aux trois caractères et aux deux couleurs. Une compréhension innée, pour Oliver, de ce que veulent les groupes et de la meilleure manière de les mettre en valeur ?
Une proximité avec les groupes en question, surtout, qui explique d’emblée ce lien indicible mais évident entre la musique et les visuels. Au sein d’une période où ne sortent pas encore 30 disques par semaine, et où la musique se consomme, non pas via des plateformes de streaming sur lesquelles on change de morceaux en même temps que d’humeur, mais sur ces platines que l’on doit retourner au bout de 25 minutes, le rapport à l’écoute, naturellement, est autre, et le rapport à la création aussi. On va moins vite, l’urgence peut attendre. Le plus souvent, Vaughan récupère les démos des albums en cours de fabrication. Il a parfois accès à une, deux, trois versions d’un album qui sortira quelques mois plus tard dans une version encore différente. Observateur privilégié du processus de création toujours immensément complexe d’un disque, il en est aussi l’un des acteurs. Toujours, et au cours des entretiens qu’il a pu accorder au cours de sa carrière, il a tenu à préciser l’implication des groupes dans cette création visuelle, et le rôle de la discussion collective au service d’une réflexion globale.
“Doolittle”
Un portrait de Mozart devenu épouvantail pour accompagner le Scarecrow (1984) de The Wolfgang Press. Une brosse à dents rouge (et sans dentifrice) entourée de crucifix catholiques pour le disque éponyme d’Ultra Vivid Scene (1988). Le portrait, pas immédiatement visible, d’une fille, aux côtés d’une cicatrice largement suggérée pour Scar (1989), l’album de Lush. Et puis pour Vaughan, bientôt, le chef-d’œuvre ou du moins, la pièce maîtresse de sa collection, qui joindra bientôt celle de beaucoup d’autres adolescents, jeunes adultes et mélomanes des années 90 et des suivantes. Transformer la musique en objet, en lui accordant une dimension physique. C’est l’idée. C’est ce qu’il parvient à faire : “Pour moi, la musique n’est vraiment qu’une formule mathématique”, lui dit un jour Frank Black, alias Charles Thompson des Pixies, alors qu’il passe une nouvelle fois du temps en studio à écouter, à comprendre, à discuter de ce qui se passe et de ce qui va se passer. La formule, pour lui, est un choc, une démystification de l’artiste maudit qui fait avant tout parler le cœur, et une idée, juste derrière, qui donnera naissance à l’une des pochettes les plus emblématiques de la décennie 80.
Les mathématiques lui évoquent la Renaissance, Léonard De Vinci, les formules que l’on ne comprend que lorsque l’on y est savamment initié. Sur les démos qu’il a eues l’occasion d’écouter, il y a ce morceau qui parle d’un singe qui vient d’être aspiré dans un trou, direction le Paradis, et qui deviendra le titre Monkey Gone to Heaven. Pour la pochette du disque à venir — qui a failli s’appeler Whore (Putain, en français) mais qui est finalement devenu Doolittle —, il représente donc ce singe ornementé d’une auréole et entouré de quelques chiffres – 5, 6 et 7 – comme si le petit primate était sur le point de débuter, lui aussi, l’énonciation d’une formule mathématique érudite. Désormais accompagné du designer Christopher Bigg et du photographe Simon Larbalestier, ils sortent en 1989 cette pochette en forme de bestiaire bizarre et qui occasionnera un impact curieux : quand on songe aux Pixies et à cet album (l’indéniable plus grand succès du groupe), on songe instinctivement au singe savant, avant même de songer au Chien andalou surréaliste de Buñuel et de Dali, hurlé sur le single Debaser.
Dali, encore, et chez les Pixies cette fois ? Le groupe et le designer étaient décidément faits pour se rencontrer. Ils ne se lâcheront plus, et même après qu’Ivo Watts-Russel a vendu, en 1999, ses parts dans 4AD à Beggars Group (comme le groupe se nomme désormais). Vaughan Oliver illustrera ainsi toutes les pochettes du groupe de Boston, de la planète rougeoyante aux anneaux saturniens de Bossanova (1990) au trompe-l’œil de Trompe le monde (1991), en passant par celle, décousue, de Head Carrier (2016).
Pendant opposé d’un Peter Saville (Factory Records) cérébral aux créations géométriques — l’autre designer britannique en vogue de l’époque —, Vaughan Oliver revendiquera pour sa part, plutôt, l’idée de la création “viscérale”. Et celle du plaisir, avant tout, pourvu de cette volonté systématique de faire les choses d’une manière un tant soit peu différente des autres. Le punk est passé par là, et Vaughan a retenu la leçon du do-it-yourself, du “fait ce que tu as envie de faire”. Développer sa propre entreprise, aller chercher d’autres clients, plus prestigieux encore ? Lui, assumait plutôt, et pendant plus de vingt ans (après 99, il se détache progressivement du label, mais continue à illustrer des disques, et même à enseigner à l’Université) avoir avant tout fait des pochettes pour illustrer sa propre collection de disques. C’est l’avantage lorsque l’on travaille pour une structure indé, et pas pour une très grande maison.
“Sans Vaughan, 4AD ne serait pas 4AD, et ce n’est pas peu dire lorsqu’on affirme que son style a également contribué à l’art du graphisme en général à la fin du XXe siècle”, a écrit la semaine dernière Ivo Watts-Russell au moment de l’annonce de son décès. Un genre de visionnaire, Vaughan Oliver ? Lui balayait d’un revers de la main les éloges de la sorte. Ses travaux évanescents et vaporeux pour Cocteau Twins ? Ses portraits gothiques et fascinés pour This Mortal Coil ? Ceux, colorés mais fracassés, pour de The Breeders ? Puis, plus tard, ses collaborations avec Scott Walker, TV on the Radio, ou encore David Lynch ? Non les artistes, c’étaient ceux dont il illustrait les disques, pas lui.
À l’histoire, désormais, d’en juger. Et celle-ci semble, déjà, avoir son avis sur la question.
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