Mort à 52 ans, Jacno laisse les amoureux d’un certain style frenchy but chic terriblement solitaires. Il fut le pionnier des prélmiminaires du punk et des mariages electro-pop.
En 2006, le livre d’entretiens haut en couleur entre Jacno et Albert Algoud (Itinéraire du dandy pop, aux Editions du Rocher) comportait en exergue cette citation de Cioran : “N’avoir rien accompli et mourir exténué”. Denis Quilliard, alias Jacno, est probablement mort exténué, emporté le 6 novembre par un cancer à l’âge de 52 ans, mais ce qu’il aura accompli n’est pas rien. Il s’agit même, en plusieurs points cardinaux de nos mémoires, d’immortels repères dans ce que la musique en France aura généré de plus vif et distingué, des premières lignes du front punk jusqu’à la chanson oblique en passant par cette electro-pop géométrique dont Rectangle aura défini, un beau jour de 1979, les contours.
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Des saillies cinglantes des Stinky Toys transformées en concubinage ultrasexy avec Elli Medeiros, du Jacno solo aux productions avisées pour Etienne Daho, Lio, Daniel Darc ou Jacques Higelin, on aurait voulu l’éviter durant toutes ces années qu’une camisole de séminariste autiste n’y aurait pas suffi.
Après Fred Chichin, à quelques encablures d’Alain Bashung, c’est donc un troisième de ces hommes liges d’une certaine identité nationale – la seule que l’on épouserait sans condition – qui disparaît trop vite et, avec eux, un peu de notre ADN commun part en fumée.
A propos d’ADN, celui de Jacno était plutôt du genre chargé. Ce Parisien de souche, avant d’incarner le dandysme post-punk et le visage ultime des “jeunes gens modernes”, avait grandi entre les mâchoires d’une vieille France réac – en pension chez les Jésuites, au garde-à-vous chez les scouts – dont il lui restera, sinon les idées, au moins le mordant et la distance trempés au besoin d’un doigt de sarcasme.
Si certains aïeuls étaient des peintres et sculpteurs illustres que l’on croise au Louvre (notamment Noël Hallé, 1711-1781), c’est d’un grand-père royaliste et persifleur que le jeune Denis tirera les rudiments de son anticonformisme, un humour libre et acide tout comme un goût prononcé pour les fleurs de lys qu’il arborait aux premiers matins du punk à la boutonnière de ses costards comme d’autres (Elli) l’épingle à nourrice.
Le grand-père germanopratin et pourfendeur des flics républicains aura sa citation dans le Manuel de Saint-Germain-des-Prés de Boris Vian, idole du petit-fils. Un oncle, en revanche, écopera surtout de citations à comparaître puisqu’il s’agit d’André Zeller, l’un des quatre généraux putschistes de l’Algérie française. Jacno se servira une seule fois de cet encombrant branchage dans sa généalogie. A la séparation des Toys, toujours harnaché aux disques Vogue, il se voit refuser par le patron du label son single solo, le fameux Rectangle. Empêché contractuellement de le sortir ailleurs, il découpe alors un article dans Historia qui raconte les frasques militaro-barbouzardes de l’oncle André et l’adresse au boss de Vogue avec cette menace : “Ton usine va sauter.”
Les déflagrations, Jacno connaît bien, surtout celles des guitares de Satisfaction et de My Generation qui viennent perforer son adolescence alors qu’il s’usait la jeunesse avec Mozart et Chopin comme seuls copains, sur injonction familiale. Le rock envoie tout valser et il se retrouve batteur dans des groupes qui durent le temps d’un paquet de cigarettes. Des clopes, il en consomme avec la ferveur d’une caserne de pompiers, ce qui lui vaut dès le lycée le surnom de Jacno, hérité de Marcel Jacno, le dessinateur du logo des Gauloises. Ça tient à pas grand-chose un pseudonyme novö.
L’histoire s’accélère un jour de manif étudiante en 1973 lorsque Jacno tombe sur une petite bombe de fabrication uruguayenne, qui porte un blouson de cuir et un T-shirt Alice Cooper et fait partie du service d’ordre trotskiste, parle à peine français mais hurle très bien en anglais : Elli Medeiros. Les Stinky Toys (les “Jouets puants”) naissent quelques mois après autour du couple formé dans l’intervalle par Elli et Jacno. Ils décanteront à cinq une formule pas si éloignée de celle de Blondie – mélange de glamour et de poudre à canon –, qui fera mouche aussitôt. Malcolm McLaren invite à la rentrée 1976 ces Frenchies décapants à partager l’affiche de son festival du 100 Club de Londres qui accueille notamment les Sex Pistols et Clash.
Dans l’emballement général de ces premières incandescences punk, Elli se retrouve en couverture du Melody Maker alors que les Stinky Toys n’ont pas encore enregistré la moindre note. Le premier de leurs deux albums devient, en 1977, le disque de chevet d’un jeune étudiant rennais nommé Etienne Daho, qui se saigne pour les faire venir Salle de la Cité un jour de décembre 1978 glacial et bouillonnant puisque les Toys sont précédés sur scène par Marquis De Sade. Soit l’essentiel du punk français en deux cartouches. Après ce concert, un pacte à vie est scellé entre Elli, Jacno et Daho, qui partagent en gros les mêmes valeurs sûres : le Velvet, Blondie mais aussi Françoise Hardy, Gainsbourg et… les Dinky Toys.
Logiquement, Jacno produira le premier album d’Etienne, Mythomane (1981), qui lui rendra la politesse une quinzaine d’années plus tard sur Faux témoin. Les Stinky Toys forgent un petit mythe frenchy de ces années électriques et chimiques, et s’ils ne vendent pas des millions d’albums leur musique parvient toujours jusqu’aux bonnes oreilles.
Parmi les légendes multiples, il y a celle de Warhol, qui débarque un jour à Orly avec un badge de Jacno sur sa veste et dessinera sur une nappe de restaurant un portrait du guitariste des Toys avec du rouge à lèvres. “Il en voulait à mon cul”, résumera Jacno à Algoud. Par contre, pas moyen de savoir si, oui ou non, il y aura eu contact avec Debbie Harry, certains prétendant que les paroles en français du Denis de Blondie (“Denis Denis/Avec tes yeux si bleus”) ne pouvaient être destinées à quelqu’un d’autre que lui. Et lorsque le magazine Actuel fait sa fameuse couverture en février 1980 sur les “jeunes gens modernes”, qui posent pour l’occasion avec leurs mères, Jacno résume encore une fois assez bien l’époque d’une formule : “La Troisième Guerre mondiale, ça me fait ni chaud ni froid mais je ne veux pas que ça gêne ma carrière.”
Sa carrière est alors au top grâce à Rectangle, un menuet électronique génial, enfermé avec deux de ses semblables (Triangle et Losange) dans une pochette bleue devenue mythique. Le son Jacno est unique et il accompagnera l’aube d’une décennie synthétique et pop, derrière Lio (Amoureux solitaires, une reprise méconnaissable du Lonely Lovers des Stinky Toys, six millions de singles vendus), le groupe Mathématiques Modernes (Disco Rough) ou encore sur le générique de l’émission Platine 45 intitulé Roulette russe. Et surtout à travers les disques d’Elli et Jacno, Adam et Eve new-wave qui croisent les yé-yé avec Kraftwerk et dont les rafraîchissants refrains (Main dans la main, Je t’aime tant, Le Téléphone) laissent filtrer un certain désenchantement générationnel, ce que saura saisir à merveille l’éternel moderne Eric Rohmer qui leur confiera la bande originale des Nuits de la pleine lune en 1984.
Après la séparation avec Elli, Jacno mettra du temps à retrouver un ton perso en solo, optant pour la chanson détachée à la Vian/ Dutronc/Ferrer sur la demi-douzaine d’albums aux fortunes commerciales très relatives réalisés entre 1988 et 2006, traversés toutefois de fulgurances comme La réponse est non, Je viens d’ailleurs ou récemment son hymne antihygiénisme Le Sport. Une plaie intérieure éternellement à vif – laissée par la mort accidentelle de sa compagne, l’actrice Pauline Lafont, en 1988 – n’empêchera pas Jacno de conserver en toutes circonstances sa superbe, ses répliques dignes d’Audiard, sa finesse de goût et son sens hypertrophié de la convivialité autour d’une boutanche, généralement de plusieurs. Même sa dernière volonté nous met en joie : être enterré en Champagne
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