Le son d’Amy Winehouse, décédée samedi, était celui d’un pub londonien : jukebox nostalgique d’une ville qui n’existe plus.
Son nom était presque celui d’un pub anglais, Winehouse, comme “maison du pinard”. Son son, lui, était résolument celui d’un pub anglais: la sono braillarde qui s’époumone à couvrir le bruit des grandes gueules du comptoir, des champions du billard, des cadors du petit commerce douteux, tombée du camion.
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Tombée du camion, la soul-music d’Amy Winehouse l’était : sans certificat d’origine contrôlée, elle semblait composer à chaque instant la bande-son d’un Londres gouailleur, perdu.
Son Londres, c’était le Nord et l’Est, des villes dans la ville, à odeurs et personnalités fortes, en marge des cartes postales enluminées que les écoliers en voyage scolaire envoient à leur grand-mère. Son Londres, c’était une ville fantôme, expropriée sans répit de ses rues borgnes par les appétances de la mode, de la finance, de la hype. East-End, Camden: sa ville était une chimère, un fantasme, un maquis, un truc mort, qui n’existe plus que dans quelques photos sépias de mauvais garçons – ou des pochettes de Morrissey.
Un refrain d’Amy Winehouse contenait à lui seul plein d’épisodes de soaps anglo-anglais, de kitchen-sink dramas, ces films noirs, coléreux et déprimés du Royaume post-guerre : diva affaissée, elle aurait par exemple pu chanter à pleine poitrine arrogante dans le pub, ce centre de vie d’Eastenders, le feuilleton immortel qui fait croire à l’éternité de ces poulbots londoniens aux rites complexes, aux accents à couper au couteau – et qui règlent au canif les histoires de filles ou de motos.
C’est là que vivait Amy Winehouse, chanteuse de pub, Castafiore du lump-prolétariat, braillant sa soul-music super méchante, son jazz rafistolé, sa pop déclassée: un genre de Piaf devenue corbeau, poil et idées noirs.
Amy Winehouse n’était pas une chanteuse: elle était un jukebox, ne connaissant de la pop que ces tubes diaboliques qui unissent et bâtissent une mémoire collective, ne connaissant de la soul que ces voix forcenées qui, miracle, couvrent les conversations houblonnées, ne connaissant du jazz que ces femmes au bout du rouleau dont les chants douloureux tirent des larmes même aux petites frappes.
Le test du jukebox, dans un pub anglais, est cruel, impitoyable : combien de chansons se noient-elles ainsi chaque nuit dans le brouhaha? Combien de chanteuses, chaque samedi soir à Londres ou Liverpool, reprennent-elles avec leurs voix abimées Aretha Franklin ou Sarah Vaughan, ne vomissant leurs tripes que pour le dos indifférent de piliers de comptoirs?
C’était la force du contre-alto pétéradant d’Amy Winehouse : son physique, de pétroleuse de cartoon tragique, certes impressionnait, condamnait les hommes à raser les murs. Mais c’est sa voix, presque divorcée de ce corps pâle et patraque, qui imposait le silence, l’attention. Sa voix racontait, en râles, feulements et explosions, que celui qui cause quand la dame chante s’en prendra une. You Know I’m No Good, disait sa chanson.
JD Beauvallet
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