Qu’entend-on lorsque surgit Baby pop dans les transistors de Salut les copains au cours de l’année 1966 ? Une histoire d’oppression sociale, de mariage forcé, de guerre et de mort. Tout ça en moins de quatre minutes, recouvertes par une pellicule acidulée taquinée par des cuivres Tamla et le sourire ingénu de France Gall pour faire passer la pilule.
Avant de rencontrer Michel Berger en 1974 et d’incarner ce modèle de femme adulte épanouie, citoyenne engagée dans l’humanitaire, mère et amoureuse, France Gall aura longtemps porté l’habit peu reluisant d’une poupée, de cire et de son.
Une petite cruche ébréchée par les chagrins d’amour de collège, transportée ici et là par d’experts manipulateurs de marionnettes, secouée sans ménagement pour faire mousser un cocktail à base de chlorophylle, de limonade et d’un zeste de citron, ce dernier ingrédient pour l’œil inquisiteur de la morale, qui à l’époque s’irritait d’un rien.
La patte de Serge Gainsbourg
Bref, il est pratique pour tout le monde de caricaturer la France Gall sixties en gentille blondinette, en Lolita tête de linotte ou en rosière abusée textuellement par un plaisantin à tête de chou. C’est pourtant bien Serge Gainsbourg qui prévenait dans une interview en 1968 pour Rock & Folk, deux ans après la fameuse affaire des Sucettes.
“Ceux qui n’aiment pas France Gall se trompent”, la qualifiant au passage de “personnage ambigu” comme pour invalider cette rumeur qui voulait que la pauvresse ne comprenne que pouic à ce qu’il lui collait sous la langue. Pour le moins ambigu lui aussi, Gainsbourg lâchait dans la foulée : “Si vous savez ouvrir cette huître, eh bien vous trouverez la perle… Sinon vous tomberez sur une moule.”
Lui s’est contenté d’enfiler les perles, et s’il est une interprète qui fut royalement servie à cette époque par Gainsbourg, c’est bien France Gall. Une petite dizaine de chansons à double ou triple fond, abordant certains des sujets les plus glissants qui se présentaient sous les semelles de la jeunesse désorientée du baby-boom. Il y est question de suicide (Attends ou va-t’en), d’ambiguïté sexuelle (Nous ne sommes pas des anges), de drogues et de groupies prêtes à tout (Teenie Weenie Boppie), de fellation (Les Sucettes, donc) et ce Baby Pop en concentré de toutes les licences pré-68.
Une famille de musiciens
Gainsbourg doit beaucoup à France Gall, car sans Poupée de cire, poupée de son, qui décrocha en 1965 la timbale dorée de l’Eurovision – pour le compte du Luxembourg, n’oublions jamais ce détail absurde –, il aurait peut-être attendu encore longtemps que se noircisse son carnet de commandes de faiseur de tubes.
France Gall doit évidemment beaucoup à Gainsbourg, pour l’avoir détournée sans en avoir l’air des histoires mineures d’écolière (Sacré Charlemagne, sacrée nullité) ou du simple journal intime griffonné à l’eau de rose (Mes premières vacances, Le Temps de la rentrée) auxquels on aurait voulu l’abonner, elle qui était la petite-fille du fondateur des Petits Chanteurs à la croix de bois et la fille d’un auteur-compositeur qui veillait au grain.
Robert Gall aura pendant toutes ces années d’apprentissage apporté non seulement ses talents de parolier (exercés auparavant chez Piaf ou Aznavour) mais aussi ce cadre familial et professionnel protecteur – avec le frère Patrice, qui compose également, et la mère, Cécile, musicienne et bonne conseillère – qui maintiendra la jeune Isabelle, rebaptisée France, hors d’atteinte des mauvaises rencontres et des choix de carrière hasardeux.
Une chose est certaine, durant cette décennie où France Gall illumine de sa présence solaire les premières boums yé-yé, avant de passer à la vitesse pop et au dévergondage rock : il n’y a en apparence aucun nuage pour venir assombrir ce bonheur qui irradie la bande magnétique, les ondes et les écrans sur son passage en tornade blonde.
Lâchée par Claude François le soir de l’Eurovision
Même ce salaud de Claude François, qui la largue par téléphone au soir de son triomphe à l’Eurovision, ivre de rage à l’idée que sa fiancée lui vole la vedette, rongera longtemps son frein, au point d’écrire Comme d’habitude à son attention. Plus tard, France aura beau dire qu’elle en a bavé, que le monde alentour était cruel avec sa chair blanche, qu’elle ne chantait pas toujours du premier choix (ce qui est vrai) et qu’on la prenait pour ce qu’elle n’était pas, c’est-à-dire une ravissante idiote, tout ce qui émane de ses disques persiste à nous convaincre du contraire.
Non seulement elle fut l’une des chanteuses les mieux gâtées de son époque, mais même de ses chansons les plus naïves, à l’image de Bonsoir John John, écrite après l’assassinat du président Kennedy, on retient une forme d’élégance musicale assez rare, voire une distinction qui n’était pas donnée à tout le monde dans la pouponnière Salut les copains.
Plusieurs chansons de cette veine “bluette” sont de vrais bijoux, à l’image du jazzy Pense à moi, de l’adorable Christiansen et sa floraison de trompettes pimpantes, ou des pop-songs ouvragées selon le modèle anglais (Chanson pour que tu m’aimes un peu, Toi que je veux).
Car France Gall, avec ou sans Gainsbourg, aura souvent bénéficié des largesses orchestrales des meilleurs arrangeurs de l’époque : Alain Goraguer (Jazz à gogo), Michel Colombier (notamment sur l’euphorique Dady da da, générique de l’émission culte des french sixties, Dim Dam Dom), Jean-Claude Vannier (Les Petits Ballons, chanson sur ses nichons écrite encore par Gainsbourg en 1972) ou l’Anglais David Whitaker (Made in France).
Une multitude d’auteurs-compositeurs autour d’elle
Même sa voix, souvent décriée pour ses brusques écarts dans les aigus, appartient à ce registre mi-enfantin, mi-sirène qui n’a pas vraiment d’équivalent dans la variété française de l’époque, différant de l’onde amère d’une Françoise Hardy ou de la distanciation slave d’une Sylvie Vartan.
Gainsbourg, encore lui, voyait juste lorsqu’il comparait France à l’Alice de Lewis Carroll, lâchée dans ce pays des merveilles que furent les années pop en France, décorées par Jean-Christophe Averty, William Klein ou Guy Peellaert. Autour d’elle, comme dans un conte enchanté, de bons et moins bons génies se pressèrent pour lui écrire des paroles et des musiques en rapport avec sa nature radieuse.
On retrouve ainsi au fil des années, et des eps ou albums, le nom de Pierre Delanoë (qui adapta notamment d’une chanson américaine le 45t inaugural, Ne sois pas si bête, en 1963), les prolifiques Jacques Datin et Maurice Vidalin (Faut-il que je t’aime, Christiansen), Eddy Marnay et Guy Magenta (L’Amérique) ou encore Jean-Michel Rivat, Frank Thomas et Joe Dassin, qui se mirent à trois pour donner naissance à Bébé requin.
A l’entame des années 1970, pourtant, plus rien ne tourne rond dans le petit manège à succès de cette chanteuse qui semble cramée pour avoir été surexposée depuis l’âge de 16 ans. Avant l’arrivée de Berger, ce sont plusieurs années de désert commercial dans lequel elle s’enlise, même si artistiquement il y a beaucoup à sauver de cette période intermédiaire entre la yé-yé girl et la groupie du pianiste.
Une rencontre avec Michel Berger sous le signe de la West Coast
Elle vit alors dans l’ombre grandissante de son fiancé de l’époque, Julien Clerc, et leur idylle est même cachée des objectifs pour ne pas nuire au pouvoir d’attirance de l’angelot hippie de Hair auprès des femmes.
C’est donc une chanteuse ringarde et en lambeaux que Berger, inconsolé de sa rupture avec Véronique Sanson, va récupérer sans trop y croire. Il lui façonne néanmoins sur mesure un répertoire de trentenaire bien dans ses jeans, sur des musiques inspirées par la West Coast américaine et la variété anglaise soignée à la Elton John. Il glisse au milieu une Déclaration qui fait basculer leur relation artistique en histoire d’amour (Julien Clerc sort alors du cadre – avec toutefois l’une de ses meilleures chansons en bandoulière, Souffrir par toi n’est pas souffrir, écrite par Roda-Gil).
https://www.youtube.com/watch?v=9ZhguAINZtw
Avant les énormes hits du Top 50 des années 1980 qui nous collent encore aux gencives (Ella, elle l’a, Babacar, Hong-Kong Star, Débranche…), les premiers albums de Berger pour son ultime étoile possèdent un charme indéniable, jusqu’à cette tentative disco (Dancing Disco, 1977) pas si honteuse.
Après la mort de Berger, suivie de celle de sa fille Pauline, elle n’aura jamais envie de poursuivre d’autres voies musicales, se contentant de faire exister ce répertoire, brièvement sur scène en 1996, puis à travers l’horrible comédie musicale Résiste. Ce que France Gall avait accompli jusque-là suffirait de toute façon à la rendre plus qu’estimable au sein de cette variété française avec laquelle presque tout le monde a grandi.