Dans un spectacle étonnant, Heiner Goebbels invite à explorer l’énergie et la mélancolie de la musique de Hanns Eisler.
L’espace de deux soirées, la scène de l’Odéon va vibrer des accents martiaux et rêveurs de Hanns Eisler (1898-1962), revisité par Heiner Goebbels, admirateur de longue date de sa musique et de sa pensée. Voisin de Dany Cohn-Bendit à Francfort qui suit de près son parcours engagé, Goebbels offre là en création française un court spectacle d’une densité et d’un onirisme rares. Après l’étonnant album Eisler de l’Ensemble Modern concocté par HK Grüber, on accède à une strate encore plus éloignée ; la digestion a été longue et riche. Dans ce concert scénique, Goebbels absorbe l’énergie pulsionnelle et émotionnelle du matériau original. Compositeur et metteur en scène, il maîtrise tous les paramètres. Le ton cabaret qu’on a l’habitude d’entendre s’efface ici devant le jeu sur la robustesse et la mélancolie qui fonde la dialectique de cette musique. Les accents émeuvent par leur fragilité, leur sincérité, et le chanteur, Josef Bierbichler, est là pour donner l’exemple : il déclame dans l’introversion ; assis comme les musiciens, il lit sa partition (Brecht aurait dit « à la manière d’un exercice ») mais a pour ambition de communier avec le public.
C’est cette dimension artisanale de la musique et de sa destination qui intéresse Goebbels ; en prenant possession de la scène, il tente de retrouver la simplicité latente du rythme originel avant de s’évader. Le matériau scénique qu’il met en branle se veut simple : un espace cubique, sculpté par la lumière qui surgit de derrière ou de biais ; la scène luit des pavillons des cuivres, de cet incarnat qui fait flamboyer de manière ambiguë les partitions d’Eisler, diffusées à foison sous le régime est-allemand. Les magasins en regorgeaient sans trouver preneur ; dix ans après la chute du Mur, tout a disparu. On statufie aussi sur la scène, avec ce mini-Eisler en posture de chef, mais c’est plutôt pour illustrer l’aspect fruste et bedonnant du personnage ; il a d’ailleurs le même profil quand il s’exprime. Auteur de pièces radiophoniques, Goebbels ne pouvait exclure les documents sonores du spectacle. En contrepoint des projections, un collage vient catapulter les éclats de la voix d’Eisler, forte d’un tempérament rare. Quant au contenu des textes (traduits en français), il est tellement puissant qu’il faut l’emporter chez soi pour en saisir toutes les implications. Avant d’écouter les précieux enregistrements historiques publiés par Berlin Classics.
On sent que, pour Goebbels, Eisler est plus qu’un musicien, et surtout bien davantage qu’un compositeur politique. Il lui a consacré un mémoire de sociologie, a lu ses entretiens avant de se diriger vers sa musique. Dans son exploration qui le fait s’aventurer bien loin, Goebbels ne phagocyte pas ; il dévoile la quintessence et étonne. A ne pas rater.
Pour (re)découvrir Hanns Eisler : Roaring Eisler par l’Ensemble Modern (BMG) ; Edition Eisler (coffret de 14 CD à petit prix, Berlin Classics).
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