Créateurs il y a plus de dix ans de la techno, Kevin Saunderson et Derrick May auraient pu gérer leur patrimoine en bons pères de famille. Ils ont préféré continuer d’expérimenter, laissant à d’autres, plus roublards, l’exploitation massive des terres qu’ils avaient défrichées. L’un et l’autre reviennent avec un album et un concert à Paris.Je […]
Créateurs il y a plus de dix ans de la techno, Kevin Saunderson et Derrick May auraient pu gérer leur patrimoine en bons pères de famille. Ils ont préféré continuer d’expérimenter, laissant à d’autres, plus roublards, l’exploitation massive des terres qu’ils avaient défrichées. L’un et l’autre reviennent avec un album et un concert à Paris.
Je suis fatigué de parler des vieux jours, c’est comme s’il n’y avait rien d’autre à dire, comme si nos vies commençaient et finissaient à Detroit, alors qu’elles ne se résument pas seulement à ça. » L’ennui qu’éprouve Derrick May à toujours ressasser le même passé à l’intention de son auditoire est bien réel. A ceux qui le voudraient figé dans le temps, condamné à revivre indéfiniment les mêmes moments, il oppose une fin de non-recevoir définitive.
Pour avoir, entre 1986 et 1988, posé les bases éternelles de la techno dans la banlieue de Detroit, Kevin Saunderson, Juan Atkins et lui se savent condamnés aux livres d’histoire, réduits à ce rôle collant de découvreurs, embarrassant signe de reconnaissance qu’ils revendiquent autant qu’ils le subissent. Icônes obligées de tous leurs suiveurs la techno de Detroit est devenue une métonymie habile pour raccrocher son inspiration à celle des pionniers , ces trois inventeurs refusent d’être empaillés pour faire beau sur la cheminée. Ils continuent, à différents degrés, de chercher et constituent, forcément, les meilleurs observateurs de l’évolution de la techno, leur invention. « Les médias américains croient que la techno est partie de l’Angleterre, ils ne savent même pas que tout a commencé à Detroit », regrette Kevin Saunderson, le plus prolifique des trois.
Avec Inner City, il est le premier à avoir fait pénétrer ce nouveau son dans les hit-parades et à avoir donné à la techno une image publique, au temps de Big fun et Good life, les hymnes fédérateurs et enjoués. « Quand j’ai rencontré Derrick et Juan au lycée, raconte Kevin, je ne pensais qu’au sport. » Pour l’initiation à la musique, il faudra attendre quelques mois, sous l’égide de Juan Atkins le leader naturel du trio parce qu’il avait vécu l’expérience de l’électro avec Cybotron mais aussi du DJ local Mojo, responsable d’une émission de radio qui déclenche des vocations. « En écoutant Mojo, on avait l’impression de faire partie de quelque chose de nouveau, d’une révolution musicale. » Afrika Bambaata, Prince, Parliament, Funkadelic mais aussi Kraftwerk, Depeche Mode ou New Order exercent ainsi leur influence sur les oreilles de Kevin ; ce qui aboutira à cette alliance, a priori contre nature, entre le groove chaud du funk américain et la conception plus froide des Européens, synthétisée dans les premiers essais de Kevin, transfiguré par l’apparition de l’électronique dans sa vie. « C’était si fantastique que je voulais pratiquer, apprendre tous les jours. Une fois que j’ai découvert l’électronique, j’ai su que c’est ce que j’avais toujours voulu faire. »
Parallèlement aux albums d’Inner City, Kevin Saunderson entame sur son label KMS une discographie moins abordable et à plusieurs entrées E-Dancer, Tronik House, Reese , oeuvrant alors dans une techno sombre et obsédante, soulignée de lignes de basse inquiétantes. Parmi cette abondante production, dont une bonne partie a été rassemblée sur la compilation Faces & phases, se dégagent des classiques (The Groove that won’t stop, Rock to the beat), véritables appels à la transe qui ravirent les danseurs des premières raves européennes. Un joli contraste avec l’incompréhension de mise à Detroit. « Les gens ne comprenaient pas, ils trouvaient ça vraiment étrange. Ils pensaient que c’était un suicide artistique, une perte de temps. Mais je me moquais de leur avis, je ne me préoccupais de personne ; moi, je m’éclatais avec ma musique. Je n’avais pas conscience de son côté futuriste. »
Depuis plusieurs années, au cours de ses nombreux déplacements dans le monde entier, Kevin Saunderson éprouve pourtant un drôle de sentiment : comme si le nouveau public de la techno l’avait oublié, lui, un des pères originels du mouvement. « Je suis là depuis le début et je connais l’histoire complète. Parfois, j’ai l’impression que les gens ne savent pas qui je suis, comme si j’avais pris ma retraite et jeté l’éponge. Les jeunes ont commencé le livre par le milieu, ils ont oublié de lire le début. Aux Etats-Unis, il n’y a pas vraiment de mouvement autour de la musique électronique. D’ailleurs, les Américains ne savent pas faire la différence entre ce qui est bon et ce qui est mauvais. »
Cette situation, Kevin espère bien la changer avec Heavenly, son nouvel album signé E-Dancer, un concentré de puissance et de mélodies subliminales où, continuant à labourer le même sillon, il s’impose une fois encore comme le roi de cette techno racée et émotionnelle, une techno jamais loin de ses bases ni de ses origines, encore moins des pistes de danse, une techno pas encore prête à être amadouée. Toujours marqué par un sens du groove fiévreux et métallique, ce recueil rassemble le meilleur du Kevin Saunderson actuel, déterminé et sûr de lui. « E-Dancer est le projet le plus proche de moi, c’est de la dance-music expérimentale et chaleureuse. Son message est assez simple, il vient du coeur, de l’âme, c’est ma personnalité que je mets en musique. Je crois que c’est la bonne époque pour moi : je vais pouvoir éduquer les gens. »
Derrick May a lui aussi un message à faire passer. S’il n’aime guère, on l’a vu, évoquer le passé, il y reviendra pourtant de lui-même pour évoquer la foi qui les irradiait, Juan Atkins, Kevin Saunderson et lui-même, à leurs débuts. « Nous n’étions pas populaires, nous jouions du Kraftwerk alors que les autres en étaient au disco. Tout le monde rigolait en nous voyant. Mais nous n’avons jamais arrêté d’y croire, nous n’avons jamais abandonné ou fait de compromis. Nous savions que nous ne pouvions pas être populaires mais nous nous en foutions. Actuellement, 98 % des musiciens ou DJ ne croient pas en eux, ils font ce que les autres veulent qu’ils fassent, sont totalement programmés. Il y a dix ans, nous refusions de faire partie du jeu, nous n’avons pas changé. »
En grand professionnel de la communication, Derrick May donne plus de réponses que l’on a posé de questions, esquivant celles qu’il juge dépourvues d’intérêt. Il s’amusera ainsi à brocarder Billy Corgan ou Madonna. « L’autre jour, j’ai vu à la télé cet enfoiré de Smashing Pumpkins discuter avec Bowie de techno et de drum’n’bass. Ils ne se rendaient même pas compte combien ils étaient ridicules. Ils n’y connaissent rien en techno, c’est comme si moi je parlais de rock’n’roll ! Et Madonna, tout le monde dit que son dernier album est de la techno ! Le mot techno se prostitue, ça devient une notion à la mode dépourvue de sens. Les gens doivent savoir que le mot techno est associé à la communauté noire de Detroit, où quelques Blacks ont décidé, il y a dix ans, de faire quelque chose de différent. Maintenant à Detroit, pour les jeunes qui débutent, c’est facile de décrocher un contrat. Alors que nous, nous sommes partis de rien. Nous ne voulions pas devenir des stars ou voyager. Nous pensions que nous avions une mission : montrer aux gens de Detroit ce qui se passait vraiment dans leur ville. Et tout le monde nous a écoutés, sauf les gens de Detroit. Amusant, non ? » L’assurance de l’interlocuteur pourrait irriter si jamais, plus que les faits, la musique ne parlait pas en sa faveur.
Innovator, anthologie qui tient presque de l’intégrale, le prouve facilement : la techno doit à Derrick May sa sensibilité et pas mal de son esprit. Bien que vieux de plusieurs années, Icon, R-theme ou Daymares, it is what is n’ont pratiquement pas subi la patine du temps contrairement à certains titres de Kevin Saunderson, plus ancrés dans leur époque , aussi frais et inspirés qu’à leur sortie, subtils arguments à faire valoir à ceux qui apparentent la techno à une cacophonie décérébrée, juste bonne au défoulement. En maître des lignes de clavier qui s’entrecroisent en rythme, Derrick May est d’ailleurs l’auteur du standard absolu Strings of life dont l’architecture, après des milliers d’écoutes, ne pourra sans doute être démêlée, impressionnante pièce mélodique désireuse de garder à jamais son mystère. L’ennui pour Derrick est que, depuis cette exceptionnelle période de créativité, sa discographie n’a à offrir qu’une quasi-béance, un silence guère troublé par de furtives apparitions. Dans ces circonstances, Innovator devient une occasion de solder une fois pour toutes un passé glorieux qui gêne un présent en attente, une occasion de tourner la page pour commencer un nouveau chapitre. « Je ne voulais pas, à 60 ans, regretter de ne pas avoir sorti ce disque. Je veux que l’on comprenne ma contribution à l’histoire et pas seulement les jeunes mais aussi les gens de mon âge. »
Pour l’instant, outre ses nombreuses tournées de DJ et la gestion de son label Transmat, son présent prend la forme étonnante du Detroit Rhythm Riot, projet auquel plusieurs batteurs « historiques » ayant joué avec Marvin Gaye ou Funkadelic ont déjà participé. « Il y a quelques mois, j’ai rencontré Umar Bin Hassan des Last Poets, un personnage fascinant. Je veux mêler sa voix aux percussions, comme celle de Maria, cette chanteuse d’opéra que je connais. Ça sonnerait si bizarre et si différent ! Pour moi, la dance-music ne représente plus aucun challenge, c’est trop facile et ennuyeux. » C’est dans ce rôle de grande gueule qui supporte mal qu’on lui demande des comptes que Derrick se montre le plus attachant. « De toute façon, je prends mon temps, je n’ai jamais été pressé. J’aime que les choses soient faites quand elles doivent l’être. Certains ne me comprennent pas mais je ne travaille pas pour les autres, je travaille pour moi. Je suis ce que ma mère me disait : ne marcher sur personne, ne blesser personne mais faire ce que tu as à faire. »
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