Trois propositions passionnantes de rock au féminin : la maturité glaçante de Lori Carson, l’espièglerie mélancolique de Mary Lou Lord ou la grâce décolletée d’Heather Nova. Trois parcours atypiques et épineux prouvent qu’en 98, le rock n’est toujours pas un droit de la femme.
C’est l’une de ces coïncidences comiques des calendriers qui les a fait se retrouver, toutes les trois, sur la même route au même moment dans ce petit no woman’s land qui court pile-poil entre l’autoroute et les routes buissonnières, que toutes trois utilisent à tour de rôle, en zigzag. Mais ce début d’été voit Mary Lou Lord, Lori Carson et Heather Nova quitter les sentiers tordus de la confidentialité, aventurer leur pop-folk en pleine lumière, fenêtres grandes ouvertes.
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A les voir ainsi parées pour le succès, avec leurs chansons toutes propres et leurs photos gommant toutes les éraflures de parcours cahoteux, on les imaginerait sorties de cette ignoble musique à clones qui, depuis Alanis Morissette ou Natalie Imbruglia, invente chaque semaine de la nouvelle chair à canon MTV. Pas vraiment fraîchement venues à la musique, elles ont pourtant toutes les trois derrière elles un passé riche en singles confidentiels, en albums parus en catimini sur des labels ayant à peine pignon sur rue, ou encore en collaborations semi dérobées avec des amis au culte strictement underground Elliott Smith pour Mary Lou Lord, les Golden Palominos de Michael Stipe pour Lori Carson. Juste trois filles échappées du torrent, sans intention d’être rattrapées par le courant, fières d’être arrivées là, heureuses d’avoir leur chance, sans velléités revanchardes contre ces années d’apprentissage dans le tunnel. Trois filles sans militantisme, sans illusions. Trois filles avec une histoire, qui écrivent des histoires sans en faire.
Ça ressemblerait presque à un casting pour une série type Friends. Un Friends presque crédible et décalé où la bourgeoise solitaire, Lori Carson, serait vraiment propriétaire d’un appartement dans Manhattan. Un Friends où la baba rêveuse, Heather Nova, aurait vécu sur un bateau, fait du macramé et vu sa mère fabriquer son propre pain. Un Friends où la prolo franche et directe, Mary Lou Lord, aurait pour de vrai fait la manche dans le métro et vécu en squatt. Héroïnes idéales, parfaitement typées et presque caricaturales, d’une série oecuménique où trois filles aux origines on ne peut plus disparates se retrouveraient en haut de l’affiche Lord, Carson et Nova, ne dirait-on pas des noms d’emprunt faits pour la scène ? Une série bien dégueulasse et morale, parfumée à l’american dream, histoire de prouver, sans la magie de Capra, que l’origine sociale n’est pas un obstacle quand on a avec soi la persévérance et la ténacité et/ou pléthore de choses belles et intimes à dévoiler en chanson. Mais c’est bien connu, les soap-operas ménagent le suspens : les héroïnes rencontrent rarement gloire, amour et beauté dès le deuxième épisode. Malheureusement pour Mary Lou, Lori et Heather, qui ont eu beau essayer opiniâtreté et fières chansons, on est ici encore loin de batailler en tête des charts avec Madonna et ses filles bâtardes. Si l’on discerne un soupçon de rancoeur chez Heather Nova « Moi, j’étais là avant Alanis Morissette » et Lori Carson « Si je trouve un magazine qui parle d’une artiste dont je me sens proche, je préfère ne pas l’acheter, je sais que ça exciterait le sentiment de concurrence dans mon esprit, ça m’énerverait » , Mary Lou Lord rendrait presque grâce tous les jours de pouvoir participer au monde magique et tourneboulant de la musique : « Je ne me sens en concurrence avec personne, j’ai toujours eu l’impression que tout le monde était meilleur que moi. J’adore ce que je fais mais je trouve ce que font les autres toujours mieux, je ne suis pas une concurrente sérieuse. Les musiciens m’émerveillent, je me demande toujours comment ils font pour écrire ceci ou cela. Je m’estime juste très chanceuse d’être où je suis. »
Originaire de Salem, Massachusetts, d’une famille modeste, Mary Lou Lord est d’abord une fan. Une boulimique de disques, un juke-box vivant. Qui chante depuis l’âge de 6 ans, maîtrise des dizaines de reprises, de Daniel Johnston à Peter Laughner, cite le maître de la rock-critic Lester Bangs avec une précision jamais frimeuse. Modeste, elle vante avec ferveur ses deux compositeurs attitrés Shawn Colvin et Elliott Smith, roues de secours luxueuses de son dernier album. Savante, elle théorise sur l’histoire de la pop-music, des origines à nos jours. Et met habilement son discours éclairé en pratique, malgré une humilité maladive : « Mon album est juste un album pop correct, il n’a aucune signification profonde. J’ai beaucoup écouté de chansons, j’ai appris, étudié, mais ce n’est pas parce que j’ai une bonne connaissance théorique que je vais être bonne tout de suite en pratique. J’ai juste une très bonne oreille. Plus tard, j’écrirai un album toute seule, mais il me faudra beaucoup de persévérance, il faudra que je sois très claire avec moi-même et que je ne ressente plus aucune crainte. J’y arriverai peut-être. »
Sur un point, déjà, Mary Lou Lord y arrive à merveille : ses mélodies sont un passionnant cours de rattrapage de l’histoire du rock, un survol affectueux et intime de ce qui bouleversa cette guitare-là, aussi bien les Beatles que Dylan, les Byrds que Karen Carpenter. Un habile collage qui manque parfois d’un grain d’originalité, voire d’un grain tout court. Car le grand mystère demeure l’absence de Mary Lou Lord, authentique et féroce personnalité, de ses propres chansons. Un recul que la blondinette, que l’on dit ennemie favorite de Courtney Love depuis une amitié avec Kurt Cobain, explique avec une simplicité glaçante : « Mes grandes soeurs, bourrées, ont un soir lu mon journal intime. J’étais démolie et depuis ce jour, j’ai beaucoup de mal à écrire. »
Une pudeur et une humilité que l’on aurait beaucoup de mal à dénicher dans les textes tartares de Lori Carson et d’Heather Nova, autrement plus délurées verbalement, nettement moins inspirées musicalement. L’une, Lori, fait dans la boiserie méticuleuse, gentiment ouvragée mais lisse comme un parquet de salle de danse on n’a pas dit dance-floor. L’autre, Heather, est à la limite des standards radios (plutôt Fun que Nova), flirtant dangereusement avec le middle of the road et de moins en moins avec le fil du rasoir de plus en plus avec le rasoir tout court. Lori Carson : « Je déteste qu’on m’appelle une folkeuse. Ça implique qu’on essaie de s’accrocher désespérément à une tradition musicale, alors que moi, j’ai envie d’expérimenter, d’aller au-delà de ce qu’on attend de moi. »
Loin de la réserve de Mary Lou Lord, l’une et l’autre se vantent de l’intensité de leur propos, revendiquent la transcendance, grâce à la musique, de leur caractère sombre et tempétueux. Heather Nova : « Je ne m’exposerais pas autant dans mes chansons si je n’étais pas à l’aise avec le côté mélancolique de ma personnalité. Ces faces sombres sont belles, il y a de la beauté dans toute tristesse. En explorant ces côtés ombrageux, je trouve en moi une profondeur. Je ne suis pas pessimiste. Mon écriture est mon acte d’espoir. » La rêveuse de sitcom préférera ainsi se livrer, en direct et en pilotage automatique, à une auto-analyse trop rapide à démarrer pour être véritablement honnête, préférant largement explorer son âme plutôt que son parcours de musicienne on apprendra seulement que ses influences sont particulièrement vagues, entre la musique cubaine, Prodigy et Bob Dylan. Un discours rebattu, voire un peu nunuche, qui se retrouve dans la conception que Lori Carson et Heather Nova ont de leur image et de leur mise en valeur. Endoctrinées par les scout-girls du politically correct, les deux jeunes filles comme il faut font honneur à toutes celles qui se sont battues pour la condition féminine dans les années 60 : on se respecte, mes soeurs, on jure n’avoir jamais profité de ses avantages féminins. Heather Nova : « Ma musique est trop sacrée pour l’avilir en utilisant mon physique. » Ben voyons : facile de faire de la politique-fiction quand on ressemble à Miss Monde. Lori Carson est moins radicale et c’est moins louche. Surtout qu’entre la sortie officielle cette année et celle, en catimini, du même disque l’année dernière, on aurait trouvé à redire sur l’utilisation de l’image : la paumée déglinguée de la pochette s’est ainsi transformée en top-model, le noir et blanc glauque en pastels doucereux. « En tant que femme, on ressent toujours des pressions, on se doit d’être jolie et attirante. C’est pesant de devoir s’y plier mais, heureusement, ces conneries passent avec l’âge. J’ai déjà ressenti le besoin d’apparaître mignonne, mais je me suis imposé ça toute seule. Je n’ai jamais tiré avantage du fait que je suis une fille, je ne minaude pas, je ne me suis jamais exploitée pour avancer dans mon travail. »
Mary Lou Lord, toujours décalée, nettement plus spontanée et sans retenue, assume sa personnalité joueuse, rit de ses propres manigances pour s’attirer des faveurs, profite de ce que la vie lui offre sans pudibonderie et offre une alternative rafraîchissante aux codes et usages de la jeune fille PC des années 90. Normal, on apprend très vite la vie dans la rue : « Je n’ai jamais eu d’argent. Récemment, ma maison de disques m’a alloué un petit budget pour m’acheter des fringues j’avais vraiment l’air de rien auparavant. Maintenant, j’aime même mettre des robes, ça m’amuse de me déguiser pour les photos de presse. Dans le métro, je me suis souvent servie du fait que j’étais une fille pour me faire protéger, ne pas me faire battre ou racketter. Les autres types qui faisaient la manche étaient un peu mes grands frères. Tout le monde m’aidait parce que j’étais une jeune fille, on me portait mes amplis, on me ramenait des cigarettes. »
Trois filles, trois manières d’aborder la musique, mais un élément fédérateur on ne fait pas des chansons si douloureusement intimes, si mélancoliques, par hasard : une solitude forcenée que toutes constatent sans jamais la regretter. Heather Nova a vécu coupée du monde et trop heureuse de l’être sur un bateau, jusqu’au jour où elle a dû aller au lycée. « J’ai eu du mal à m’adapter, j’étais très timide, c’était difficile de me faire des amis, je ne savais pas quoi leur dire. Ils avaient tous grandi dans la même culture, moi je n’avais pas le même background. La musique ne m’a pas aidée à me faire des amis, à sympathiser, mais m’a fait me sentir mieux. » Lori Carson, en guerre contre les siens depuis qu’elle avait claqué la porte aux carrières promises pour vivre pleinement sa passion de la musique, vit aujourd’hui totalement oubliée, déshéritée : « J’ai toujours passé beaucoup de temps toute seule, je suis comme ça par nature, je ne suis pas une personne très sociable. C’est une difficulté intéressante que de vivre une vie assez peu conventionnelle. J’ai vécu comme une artiste toutes ces années, je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant, je n’ai jamais eu une occupation stable et sûre financièrement. Mon seul regret, c’est l’immaturité émotionnelle qui accompagne ce style de vie. Je me sens perpétuellement adolescente, je me demande parfois à quoi ça pourrait ressembler d’être adulte, d’avoir une vie « normale ». Aujourd’hui, j’essaie d’améliorer mes relations avec les gens, de prendre plus soin de ma famille, de mes amis. Jusqu’à maintenant, j’ai passé le plus clair de mon temps à travailler, j’ai peut-être raté quelque chose. »
Mary Lou Lord, perdue dans une petite ville où on brûlait les sorcières au xviième siècle, y a vécu le même rejet, le même mépris face à son amour du disque : « J’ai toujours été très seule, même quand j’étais enfant. Les gens de mon entourage étaient toujours plus âgés que moi, je me raccrochais à la musique. Quand j’achetais un disque, ça me transportait loin, bien en dehors de Salem. Je ramenais ces bribes de monde extérieur, rencontrées dans les disques, dans mon univers quotidien. »
Trois filles seules avec leurs certitudes, préférant rester dans leur propre univers, portes closes, méfiantes, suspicieuses, aliénant sans sentiment de sacrifice presque tout pour rester en compagnie de leur guitare, l’amie parfaite. Faut-il toujours se sentir si abandonnée pour capturer d’aussi troublantes pop-songs ? Chez les Lori-Carson-Nova, on ne se pose même pas la question. Si la sitcom s’arrête au second épisode par manque de téléspectateurs, on n’en fera pas un drame. Car le genre nouveau inventé ici pourrait s’appeler « l’introspection tendance altruiste ». Bien contentes d’avoir déjà pu faire part d’une infime portion de leur vie à ceux qui auront bien voulu être touchés par les trois grâces, elles reprendront leurs guitares et repartiront chanter dans la rue, sur les mers ou sur le toit d’un building, en contemplant l’Hudson.
Lori Carson, Everything I touch runs wild (Restless/BMG).
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