Après avoir beaucoup cachetonné pour le cinéma hollywoodien, Randy Newman revient enfin au songwriting dans un album à son image : séducteur et vachard.
Depuis deux décennies, on était en droit de se demander si Randy Newman appartenait encore à la corporation des singers-songwriters, dont il avait été l’un des plus brillants porte-parole à la jonction des années 60 et 70. Echaudé par quelques insuccès cuisants (notamment l’album Born Again, sorti en 1979), le pianiste et chanteur californien, rejeton surduoué d’une lignée de mélodistes menant de Stephen Foster à Hoagy Carmichael en passant par George Gershwin et Cole Porter, avait entamé une lucrative carrière d’employé à tout faire pour Hollywood, jalonnée de BO plus ou moins mémorables (Ragtime, Le Meilleur, Toy Story 1 et 2, Cars…) et couronnée en 2001 par un Oscar (pour Monstres et Cie).
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Ayant ainsi troqué sa plume d’auteur contre une baguette d’orchestrateur et une jaquette de compositeur de musiques de films, il semblait perdu pour la cause de la grande chanson populaire américaine, qu’il n’honorait plus que par intermittences – comme dans Bad Love, disque plus sympathique que crucial enregistré en 1999. Il y a quatre ans, le prestigieux label Nonesuch parvenait pourtant à le récupérer par le col et à l’asseoir à nouveau devant son piano. Dans Songbook vol. 1, Newman, seul devant son clavier, revisitait son répertoire avec une émotion palpable. Parvenu au cap de la soixantaine, il redonnait vie à de vieilles chansons toujours vertes (It’s Lonely at the Top, Sail Away, Rednecks…), jouées avec la douce euphorie d’un homme redécouvrant un jardin secret trop longtemps laissé en friche.
L’expérience, visiblement, lui donna quelques saines démangeaisons dans les doigts : il jugea qu’il était temps de revenir à ses premières amours et de remettre les mains dans l’exigeante mécanique de précision du couplet-refrain. « J’ai voulu m’assurer que j’étais encore capable d’écrire un album de chansons, affirme-t-il aujourd’hui. La logique veut que les songwriters vivent leur âge d’or avant la trentaine ou la quarantaine. Après, leur désir s’étiole et leur inspiration se tarit. Le fait que j’ai écrit très peu de chansons ces vingt dernières années m’a peut-être préservé de ce phénomène d’usure. Je pense même sincèrement que mon nouvel album est ce que j’ai fait de mieux depuis fort longtemps. »
De fait, Harps and Angels est un redoutable antidote contre la nostalgie : renouant avec la verve mélodique et l’ironie mordante de ses débuts, Randy Newman, soutenu par un pléthorique effectif orchestral, y console tous ceux qui le croyaient incapable de retrouver le haut niveau de ses classiques des années 70. Comme dans l’album Sail Away, qui a écrit à lui seul l’une des meilleures pages du grand songbook américain, il jette un regard pareillement amoureux sur les traditions du Nouveau Monde (jazz Dixieland, blues, ragtime) et sur le patrimoine européen (harmonies classiques, arrangements savants). De sa voix aigre-douce, il balance des textes qui sont de véritables petits chefs-d’œuvre de finesse fielleuse – voir entre autres A Few Words in Defense of Our Country, tordante charge au bazooka contre l’administration Bush.
En tout juste trente-cinq minutes, Newman prouve ainsi qu’il est resté un cas unique de songwriter, à la fois séducteur et vachard, susceptible de divertir son auditoire tout en le caressant à rebrousse-poil.
« J’aime manier l’ironie et la causticité, mais je n’oublie jamais que la musique est d’abord de l’entertainment – pour le public, mais aussi pour moi. L’acte créatif ne vaut rien s’il n’est pas une source de plaisir et d’amusement. Plus je vieillis et plus je me sens léger, libre de faire et de dire ce que bon me semble. Beethoven n’a jamais été aussi inspiré que dans ses derniers quatuors : j’aime à penser que c’est parce qu’il ne s’interdisait plus rien et qu’il se fichait de l’opinion d’autrui. Bien sûr, je ne suis pas Beethoven ; mais j’espère que, comme lui, j’ai réussi avec ce disque à me détacher de toute forme de contrainte. »
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