Un coffret somptueux impose l’allemand première langue en réhabilitant le krautrock aventureux d’Harmonia.
Nous sommes dans le salon d’un hôtel sans pedigree d’Anhalter Strasse, en plein cœur de Berlin, là où se concentrait jadis toute la machine administrative du IIIe Reich. Cette époque, Hans Joachim Roedelius l’a bien connue. Les petits Allemands nés comme lui au début des années 30 échappaient difficilement à l’embrigadement nazi. Membre parmi les plus précoces des Hitlerjungend (Jeunesses hitlériennes) – surnommés “pimfe” (“petits pets”) –, il a appris à tendre le bras, à crier “Heil !” au passage du Führer, à manier un lance-grenades dans un camp d’entraînement. “A 10 ans, on n’a pas le choix. Je détestais tout ça !”
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Ça, c’était avant. Avant qu’il ne devienne l’un des précurseurs de la musique électronique, l’éclaireur d’une utopie sonore parmi les plus florissantes et anarchisantes du XXe siècle que des journalistes anglais labelliseront “krautrock” – équivalent de “rock des Boches” en français –, sans égard pour la rupture que cette musique induisait avec cette autre Allemagne honnie de tous.
Une Factory à l’allemande
La vie de Roedelius est une odyssée. A la question : “Avec quelle musique avez-vous grandi ?”, l’octogénaire au sourire enfantin répond : “Celle des bombes !” Après la guerre, on le voit adolescent se faire courser par la Stasi et finir en prison pour refus d’intégrer l’armée est-allemande. On le retrouve plus tard masseur-kinésithérapeute dans un camp de nudistes en Corse, puis à Paris, où dans sa clientèle figure la femme du président de l’Assemblée nationale Jacques Chaban-Delmas, ainsi que plusieurs ministres. Les gardes républicains, incrédules, verront plus d’une fois débarquer dans la cour de l’Elysée ce hippie aux cheveux longs et aux pieds nus. “Heureusement, la nuit, je retrouvais mes amis clochards sur les quais de Seine”, précise-t-il, préférant visiblement la compagnie des Boudu du coin à celle compassée des politiques.
Passé du côté Ouest avant l’édification du mur, il crée en 1967, avec Conrad Schnitzler, le Zodiac Free Arts Lab dans la cantine d’un ancien théâtre du quartier de Kreuzberg. A l’instar de la Factory à New York, le Zodiac réunit tout ce que Berlin compte d’artistes d’avant-garde et devient le berceau de cette “kosmische music” dont Roedelius et son compère Dieter Moebius au sein de Cluster sont, avec Tangerine Dream, les débroussailleurs.
« Le groupe de rock le plus important »
En 1974, les Cluster quittent Berlin pour s’installer en communauté dans un hameau près de Forst, en Basse-Lusace, traversé par la rivière Weser. De Düsseldorf, les rejoint un peu plus tard le guitariste Michael Rother, ex-Kraftwerk et moitié de Neu!, influence validée des Sex Pistols comme du David Bowie berlinois. Ainsi naît en rase campagne Harmonia, alchimie pastorale rêvée entre le beat hypnotique de Neu! et les “soundscapes” de Cluster, bientôt transmutée sur deux albums à la beauté intacte : Musik von Harmonia et Deluxe.
Longtemps délaissées, ces deux merveilles sont rééditées aujourd’hui par le label Grönland dans un somptueux coffret vinyle que renchérissent un live daté de 1974, une compilation d’inédits (Documents) et Tracks & Traces, ultime envoi enregistré en 1976 avec Brian Eno, alors que le groupe est séparé, et sorti vingt ans plus tard. Le même Eno qui présentait Harmonia comme “le groupe de rock le plus important”, alors qu’aucune formation n’échappait autant aux conventions du genre.
« Au milieu des vaches et des chevaux »
Le “krautrock” reste en partie affaire de topographie. Il y avait le Zodiac Free Art Lab berlinois de Cluster et Tangerine Dream, le Norvenich Schloss de Can, la communauté de Herschling d’Amon Düül ou l’école désaffectée de Wumme où sévissait Faust. Il y eut donc la ferme à colombages de Forst, qui s’inscrit dans une mythologie des lieux “hors du monde” propres au courant, accréditant l’idée d’une république underground alvéolaire créée par les fils d’une nation en mal de ré-enchantement sous les décombres moraux d’un pays marqué par l’horreur nazie.
Roedelius : “Nous nous retrouvions en pleine campagne au milieu des vaches et des chevaux. C’était la première fois que j’étais dans une situation où je pouvais me concentrer totalement sur la musique. Nous n’avions que ça à faire. De la musique et couper du bois pour se chauffer ou faire la cuisine. Nous étions enfin dans la vraie vie.” Rother : “Quand j’ai débarqué à Forst, j’ai tout de suite été happé par la magie des lieux. Nous vivions en complète autarcie. Je crois que les gens du coin fantasmaient beaucoup sur nous. Etions-nous des terroristes ? Une secte sexuelle ? Durant les exploits de la Fraction armée rouge d’Andreas Baader, il y eut même un raid de la police.”
« Jouons et voyons ce qu’il se passe »
Dans le livret du coffret, une photo prise dans la cuisine par Christine Roedelius, l’épouse de Joachim, montre les membres du groupe attablés en compagnie d’un chat et du chien Digger. Rother : “C’était la seule pièce chauffée. Dieter (Moebius) avait construit un âtre qui servait de source de chaleur mais aussi à cuisiner. C’était un fantastique cuistot.” Roedelius : “Nous avions aménagé un studio dans une pièce. Tout partait d’improvisations que nous enregistrions sur un Revox. Nous gardions les meilleures prises qui nous servaient de canevas pour élaborer les morceaux définitifs.”
Outre le Revox, l’équipement du trio se compose de plusieurs machines (convertisseurs, oscillateurs, chambres d’écho), de deux claviers Farfisa et de guitares. Rother : “J’avais ma Gibson Les Paul Deluxe et une Fender Mustang recouverte d’une peau de léopard que j’avais achetée à Florian Schneider de Kraftwerk. Au début, nous nous laissions porter par la musique. Notre philosophie c’était : ‘Jouons et voyons ce qu’il se passe.’ Le premier album est le fruit de libres pérégrinations pour lesquelles nous n’avions ni nom, ni réelle direction, et de concerts enregistrés.”
Un moment de beauté qui soigne
Si le rock germanique de l’époque oscille entre réécriture chaotique du monde (Faust, Amon Düül) et évasion à horizons multiples – mythologique (Popol Vuh), cosmique (Tangerine Dream)… –, Harmonia se met plutôt en quête d’une troisième voie. Retranché à Forst, héritant de l’espace et du temps, de la pulse rock et d’une technologie de laboratoire, le trio fait de Musik von Harmonia une nouvelle symphonie pastorale et un moment de beauté qui soigne.
Le hoquet synthétique et les nappes de guitares traitées de Watussi donnent le sentiment de gambader au milieu d’un champ de neige immaculée. Le ballet fréquentiel de Sehr Kosmisch suggère les ondulations lumineuses d’une aurore boréale. Quant à Sonnenschein, il évoque une version électronique du carillon des églises qui se répand lors des erntedankfests, célébrations des récoltes en terre teutonne.
Par contre, la pochette d’inspiration pop art, représentant un bidon de lessive liquide et signée Moebius, est complètement à contre-emploi. Source de malentendu ? Toujours est-il que le disque passe inaperçu. En France, hormis quelques boutiques du Quartier latin, il n’est même pas distribué.
Rother : “Nous avions pris tellement de plaisir à faire ce disque que, forcément, nous étions déçus. Sauf qu’entre-temps nous avions signé un contrat et disposions d’un vrai budget qui nous permettait d’en enregistrer un second.” Ce sera Deluxe. Plus rock, moins féerique que le précédent, il est plus Neu! que Cluster avec l’adjonction d’un batteur (Mani Neumeier de Guru Guru) et la contribution de Conny Plank, qui est au krautrock ce que Lee Perry est au reggae.
« Les nouveaux morceaux étaient beaucoup plus élaborés »
Dans une interview donnée à la fin de sa vie, Plank comparait son rôle de producteur à celui d’une sage-femme donnant vie aux idées musicales des autres. Rother : “Ce n’était pas quelqu’un qui imposait quoi que ce soit. Il savait dessiner des paysages musicaux avec presque rien, et très peu de matériel.” C’est muni d’un simple dictaphone qu’il part enregistrer les grenouilles d’une mare située à proximité que l’on entend sur l’espèce de menuet final intitulé Kekse. Roedelius : “Conny a débarqué avec son studio mobile et son expérience accumulée avec Kraftwerk, Neu! et les autres. Nous l’avions appelé parce que les nouveaux morceaux étaient beaucoup plus élaborés et nécessitaient une autre approche.”
Avec le batteur et le producteur, l’autre nouveauté vient des parties “chantées” du très kraftwerkien Deluxe (Immer Wieder). Rother : “C’est après avoir entendu Autobahn de Kraftwerk que nous nous sommes lancés. Immer Wieder, c’était notre façon de partager notre point de vue sur la vie, ses hauts, ses bas…”
La première expression de l’ambient
En fait, Harmonia ne connaîtra que des bas. Malgré d’indéniables appâts commerciaux, Deluxe aura un destin tout aussi pathétique que Musik von Harmonia. Désabusés, désargentés, les membres du trio se retranchent dans des ailes différentes de la ferme. Roedelius et Moebius se concentrent sur Cluster, qui vient de sortir son troisième album, Zuckerzeit. Rother relance Neu! avec Klaus Dinger. C’est sur l’insistance de Brian Eno qu’un dernier album est enregistré, Tracks & Traces, soit la première expression de ce qu’on appellera bientôt l’ambient.
Quarante ans plus tard, Harmonia reste ainsi l’un des chapitres les plus injustement négligés de l’histoire que cette luxueuse intégrale fait revivre. Dieter Moebius, hélas, n’est plus là pour savourer l’instant. Il est décédé cet été des suites d’un cancer. Joachim Roedelius vient de fêter ses 80 ans en donnant une série de concerts à Berlin. Quant à Michael Rother, il s’apprête à partir en tournée en Chine. Il vit toujours dans la maison de Forst. Et parle d’Harmonia comme de sa plus belle expérience.
coffret Harmonia Complete Works (Grönland/Pias)
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