En janvier 2010, Haïti était secoué par un séisme meurtrier. Trois ans après, retour sur l’île avec le musicien Carlton Rara : l’occasion de constater qu’en plus du pays il a fallu reconstruire la société. Le travail des “mutants” : jeunes, femmes, artistes, diaspora…
Le 12 janvier 2010 à 16 h 53, Yanick Lahens aperçoit une grenouille qui saute dans un bac à plantes de son salon. Elle invite son neveu Noah à la rejoindre – quoi de plus propice à l’éveil d’un enfant de 2 ans qu’un petit batracien bondissant ? -, quand un grondement monte des profondeurs et la maison se met à osciller comme si elle entrait en transe. À la même heure, non loin de là, Frankétienne s’entretient avec un journaliste américain à propos de « la présence divine dans son oeuvre », quand il sent sa villa tanguer sous ses pieds, tandis qu’une indicible terreur se lit dans les yeux de son interlocuteur. À ce moment, Dominique Batraville s’apprête à gravir les marches de l’église du Sacré-Coeur. C’est alors que l’édifice s’effondre devant lui. Il est projeté à terre. Le flacon de parfum qu’il a en poche se brise. De retour chez lui, sain et sauf mais choqué, il est convaincu que des anges sont venus parfumer son appartement resté intact. La secousse a duré trente-cinq secondes. Pas une de plus. Comme un gigantesque serpent glissant sous la surface du sol, le tremblement de terre a dévasté le sud d’Haïti, rayant de la carte la ville de Léogâne, laissant Port-au-Prince en partie détruite. On dénombrera entre 250 000 et 300 000 morts.
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Le 12 janvier 2010, il est 22 h 53 à Montde-Marsan quand, à 7 000 kilomètres de là, le « goudougoudou » (c’est ainsi que les Haïtiens ont baptisé le séisme) secoue Port-au-Prince. Dans l’heure, Carlton Rara reçoit de là-bas un appel de sa tante Chantal, qui l’informe. Puis viennent les premières images à la télévision, la stupeur, l’incapacité de se concentrer sur autre chose. Les jours suivants sont consacrés à échanger des nouvelles – famille, amis, voisins. Une cousine le contacte via Facebook. Lui rassure les parents de celle-ci vivant de l’autre côté de la ville qui ne parviennent plus à la joindre. La diaspora s’organise en réseau. En quelques jours, Carlton organise un concert dont la recette s’ajoute à une manne vertigineuse collectée par la communauté internationale.
Musicien et mutant, Carlton est de père français, de mère haïtienne. Trois ans après la tragédie, nous le suivons lors d’une tournée en Haïti, zone sismique où se fécondent tous les exils dans la vitalité d’un imaginaire indomptable, terre où chacun se métamorphose avec la complicité de divinités vaudoues.
Hier au Florita, pour la première édition du Festival de l’amitié de Jacmel, aujourd’hui au Garden Studio Club de Pétionville, demain à l’Institut français de Port-au-Prince, le set de Carlton ne varie pas. Tout repose sur la complicité d’une formation triangulaire aux allures d’archipel : un chanteur-percussionniste franco-haïtien (Carlton), un guitariste soliste d’origine sicilienne (Serge Balsamo), un guitariste rythmique d’origine malgache (Johary Rakotondramasy). Avec à la clé un voyage sur ces eaux turbulentes qu’empruntaient jadis les négriers, semant dans leur sillage ces traces d’Afrique qui ont muté en reggae, en blues, en yanvalou, rythme propre à certaines danses rituelles vaudoues en Haïti. Né Carl Viarre, Carlton a hérité d’une double – voire triple – culture et d’un vécu familial chaotique aux multiples failles. Son enfance est la réplique de celle de John Lennon : une gigantesque éclipse d’amour maternel à laquelle supplée l’affection d’une tante. Autre réplique, sa jeunesse renvoie à celle de Joe Strummer avec un frère aîné, le poète Guy Viarre, qui se suicide, laissant le plus jeune désemparé, assailli de culpabilité. « Guy est là dans mes chansons. Il est comme un membre amputé qui continue de vous gratter… »
Aujourd’hui, Carlton raisonne ses manques et ses pertes. L’y aident sa vie de famille et cette carrière esquissée dans les coursives d’une salle de spectacles de Tarbes dont son père était programmateur. À bientôt 40 ans, la chrysalide est devenue ce beau papillon exotique dont les ailes sont deux disques parus entre 2009 et 2012, Peyi Blue et Home, où il chante en anglais et en créole, butinant le mouron du blues et le manguier des musiques rurales haïtiennes. Rara, son nom de scène, est celui de ces ensembles qui envahissent campagnes et villages à la période du carnaval, avec leurs rythmes obsédants, leurs trompes hallucinatoires, une version festive des rituels vaudous « où l’on pousse le défoulement jusqu’à quitter l’ici-bas pour voler avec les esprits ».
Preuve de l’identité composite du chanteur, dont les muses tournoient dans un ciel de deep South américain – et ont pour nom Dr. John, J.J. Cale ou Taj Mahal -, preuve aussi du pouvoir de réinvention sans limites de la musique, Carlton reprend d’entrée en reggae Papa Damballah, traditionnel yanvalou popularisé par la grande voix haïtienne Toto Bissainthe. C’est à cet instant que ma voisine de table du Garden Studio, la romancière Yanick Lahens, me souffle qu’à l’époque de la dictature de Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier, cette invocation au dieu serpent Damballah Wedo s’était transformée en chanson engagée. « J’étais étudiante à Paris, précise-t-elle. Papa Damballah figurait dans la pièce d’Aimé Césaire La Tragédie du roi Christophe, montée par la troupe de l’Association des étudiants haïtiens. » En l’écoutant resurgissent aussitôt les mots de l’ambassadeur de France en Haïti, Didier Le Bret, qui estimait que cette fort jolie dame « ferait un carton dans les salons parisiens », songeant à une possible nomination de son mari Philippe, économiste réputé, à la tête de la diplomatie haïtienne en France. Pas sûr pourtant que Yanick Lahens se satisfasse d’un salon, elle qui déteste l’idée de devenir « un écrivain isolé dans sa tour d’ivoire ».
En 2008, elle a créé un atelier d’apprentissage des techniques de l’audiovisuel où cohabitent des élèves de Pétionville, banlieue aisée de Port-au-Prince, et de Cité-Soleil, immense bidonville de 250 000 âmes. « Une expérience extraordinaire où j’ai pu voir les préjugés s’effondrer peu à peu, et la faille se résorber. » Failles, c’est le titre d’un récit tirant vers l’essai (chez l’éditrice Sabine Wespieser), aussi concis qu’admirable, qu’elle fait de son expérience du tremblement de terre.
Si une littérature postsismique est bien née des décombres du 12 janvier 2010 – du Tout bouge autour de moi de Dany Laferrière à Corps mêlés de Marvin Victor -, rares sont les ouvrages à avoir su en tirer des conclusions aussi lucides et dégager des perspectives aussi essentielles pour l’ensemble du pays. Arguant que « la reconstruction ne saurait être simplement celle des bâtiments et des rues », elle recense tout ce que cette catastrophe a mis en lumière : la misère infinie, un État déficient, une classe politique mille fois disqualifiée, une élite économique à la rapacité délirante et, derrière, toujours à l’oeuvre, l’histoire d’une espérance éternellement trahie que portait la première république noire inspirée des Lumières et issue de la seule révolte d’esclaves victorieuse. Soulignant combien le peuple haïtien a « forgé (sa) résistance au pire dans la constante métamorphose de la douleur en créativité lumineuse », elle dit placer ses espoirs dans ceux qu’elle appelle « les mutants » : les jeunes, les femmes, les artistes, la diaspora. « Les seuls en mesure de changer la donne ! »
Le lendemain, nous sommes invités à un brunch chez Yanick et Philippe. Au menu, soupe de giraumon et chiquetaille de hareng. Philippe sort une vieille guitare dont s’empare aussitôt Serge Balsamo pour accompagner Wooly Saint Louis Jean sur des chansons de Georges Brassens. Le salon-jardin baigne dans la bonne humeur d’un dimanche matin ensoleillé, humeur que le rhum Barbancourt contribue à rendre plus contagieuse encore. Difficile d’imaginer qu’il y a trois ans, cette même ville hurlait à la mort sous les décombres, que la place Boyer, non loin, s’improvisait camp de réfugiés, avec ses alignements de tentes de plastique bleu. « Quand je traversais la place, nous dit Yanick, le contraste ne pouvait être plus cruel. J’avais encore mes proches, mes biens. Eux qui possédaient si peu n’avaient plus rien du tout. Je me disais chaque matin qu’ils allaient bien finir par m’égorger. Et puis non. Les gens sont restés courtois ! » Yanick Lahens participera pendant plusieurs jours à la distribution d’eau potable dans son quartier, taraudée par cette question : « Que pèse la littérature face à un tel désastre ? » Sa réponse : « Si je n’écris plus, c’est que le séisme m’a écrasée moi aussi. »
Dans son récit Dieu seul me voit (Balland), Charles Najman évoque le « goût artistique inné » et la « patience obstinée devant le malheur » du peuple haïtien, comme si l’une et l’autre de ces dispositions se concevaient solidairement. Tout au long de ce voyage, nous rencontrerons d’étonnants personnages, habités par un enchantement qui semble les prémunir contre bien des effondrements. Dominique Batraville est l’un des plus savoureux. Critique d’art, écrivain, comédien, on le croit évadé d’une nouvelle d’un Cervantès tropical, ce qui le prédisposait sans doute à jouer ce rôle donquichottesque d’un clochard illuminé se prenant pour un roi (Christophe) dans Royal bonbon, film truculent et fiévreux de Najman de 2003. « Charlie m’a proposé ce rôle qui coïncidait avec ma propre situation d’alors, celle d’un schizophrène souffrant de bouffées délirantes polymorphes », nous confie sans détour Dominique sous la véranda de style colonial de l’hôtel Oloffson. « C’est Royal bonbon qui m’a guéri ! À la fin du tournage, j’ai laissé au personnage sa folie et la mienne. »
Depuis, il a joué dans treize films, dont L’Évangile du cochon créole, court métrage de Michelange Quay présenté à Cannes en 2004, et s’apprête à sortir son premier roman, L’Ange de charbon, fiction postsismique conçue dans la veine du réalisme merveilleux dont l’une des sources se situe ici, en Haïti, terre de vaudou. Son ancêtre Benoît Batraville fut prêtre de cette religion. À la tête des cacos, paysans révoltés, il combattit l’invasion américaine de 1915. On dit qu’il aurait mangé le foie et le coeur d’un officier de la Navy pour se rendre invincible.
Cette puissance magique propre au vaudou, quoique moins littérale dans sa pratique, semble avoir conservé beaucoup d’importance dans ce pays où terrasser l’adversité constitue un défi quotidien, où se métamorphoser en roi ou en papillon relève d’une stratégie quasi guerrière pour tromper l’ennemi.
C’est alors que nous nous rendons à Delmas, banlieue populaire de Portau-Prince, que la ville se révèle intégralement : bruyante, poussiéreuse, asphyxiée, engagée dans une perpétuelle métamorphose, dans un processus de décomposition-recomposition infini, exhibant une religiosité obsessionnelle qui contamine jusqu’aux enseignes. Ici, les épiceries s’appellent « Jésus bon berger », les dépôts de carburant « La Main forte de l’Éternel ». Avec Carlton, nous rejoignons l’antre d’un dieu, à tout le moins d’un monstre sacré : F rankétienne. Lui, plus radical ou provocateur, se présente comme une incarnation du chaos. Il est aujourd’hui l’artiste haïtien le plus réputé et le plus prolifique, avec une oeuvre littéraire et picturale titanesque.
Chez lui, des toiles sèchent sous une véranda, preuve qu’à bientôt 77 ans, le maître des lieux n’a en rien suspendu son geste. « Pour moi, il n’y a pas de septième jour ! », lance ce colosse à barbe de druide et rire d’enfant qui nous invite à visiter son sous-sol, où s’entassent en mille-feuille d’innombrables toiles. « Je travaille jour et nuit. Depuis trois mois, j’ai dû achever deux à trois cents tableaux », avoue le forcené. Mais il ne reprendra la plume qu’en 2013. Quand Carlton lui demande ce qui le pousse encore à produire, la réponse fuse : « Si je ne crée pas, je crève ! J’ai vécu toutes les sensations fortes. J’ai rencontré deux mille femmes, j’ai bu tous les alcools, fumé tous les tabacs. J’ai été de toutes les délinquances, j’ai connu toutes les angoisses. Sous Duvalier, on devait m’arrêter chaque matin. Aujourd’hui ne me reste que la création, parce que c’est en elle que réside cette part insurmontable de défi et de pari face au dérisoire du monde. C’est le seul domaine dont je n’aie pas trouvé le bout… »
Parmi ses dernières sensations fortes : celle du 12 janvier 2010, quand les cloisons de sa maison se sont fissurées en raison du séisme. Depuis, il les a fait abattre, ne laissant que des piliers sur lesquels il a peint d’effrayantes goules aux airs de zombies, lui dont l’oeuvre constitue une formidable entreprise de dézombification.
Son roman le plus célèbre, Dézafi (Les Affres d’un défi, éd. Vents d’ailleurs), reste l’allégorie la plus signifiante de la dictature des Duvalier. Paru en 1975, écrit en créole, ce livre marque aussi le moment où, en Haïti, le monde créole sort de son aliénation par rapport à la langue des anciens maîtres, le français. Acte qui ne cesse depuis de porter ses fruits, comme le prouvent les chansons de Carlton ou ces lectures de textes de Frankétienne que le chanteur propose régulièrement, accompagnées de musique. « Tous mes textes sont dominés par des résonances musicales, nous dit l’écrivain. Mais c’est à partir du travail de Carlton que j’ai retrouvé leur dimension vocale. Alors que ma parole est toujours considérée comme opaque, il m’a apporté la lisibilité. »
C’est ce rôle de passeur du monde haïtien, de sa langue, de ses musiques si peu connues, dans un pays où littérature et peinture jouissent sans partage de tout le prestige artistique, qu’assume parfaitement aujourd’hui le chanteur franco-haïtien, entre enracinement intime et réinvention personnelle. Un rôle idéal pour un mutant tel que lui, qui féconde le chaos.
à écouter Carlton Rara Home (Aztec Music)
en concert le 2 février à La Rochelle, le 9 à Paris (Alhambra), le 21 à Tarbes
remerciements Corinne Micaelli, Mark Mulholland, Martine Le Goff, Emmanuelle Honorin
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