Alors que Gus Gus revient à Paris faire tourner son enthousiasmante techno esperanto, visite à Reykjavik de cette stupéfiante usine à idées. Où l’on découvre que sous son allure cocasse et gugusse, Gus Gus est une organisation militaire, une ruche obsédée de futur où se brassent les sons et les images, les modes et les travaux pratiques.
C’est une maison blanche, nullement adossée à la colline mais posée au centre d’un aristocratique et intimidant terre-plein de gazon. En octobre 86, lorsque Gorbatchev et Reagan s’y rencontrent pour parapher les accords de Reykjavik, le H majuscule de l’histoire contemporaine ébranle la quiétude de ce monument dont les Islandais se plaisaient jusque-là à vanter l’inutilité. Baldur Stefánsson, le manager pardon, le directeur des arts financiers de Gus Gus en rigole encore : « Une maison pour les signatures, c’est bien une idée islandaise, ça ! Enfin, elle aura au moins servi une fois. » En revanche, le vaste appartement qui abrite les activités pluri-artistiques de Gus Gus n’est pas à l’aube de voir son effarant régime ralentir. A n’importe quelle heure, pendant les nuits panoramiques ou les jours éclairs qui ponctuent à cadence bancale l’hiver islandais, il se passe toujours quelque chose dans l’une des neuf pièces allouées à la Gus Gus Corporation.
L’infatigable Baldur couché à 5 h du matin, frais et dispos quatre heures plus tard règle au téléphone les derniers détails de la prochaine tournée européenne de Gus Gus-le groupe, (petite) partie émergée de l’iceberg Gus Gus-le collectif. Collectif n’est pas un terme très glamour, on vous l’accorde. Il rappelle vaguement le Soviet suprême ou les stratégies vasouillardes de Mémé Jacquet. On n’a pourtant pas trouvé mieux dans la grande pioche du vocabulaire pour rendre justice à un tel puzzle humain et créatif, assemblage hétéroclite de musiciens, DJ’s, écrivains, vidéastes, photographes, acteurs, activistes politiques et petite blonde sexy. Pour preuve, l’hallucinante visite non guidée du bunker qu’il nous sera permis d’effectuer pendant quarante-huit heures. Cadenassé dans le confortable studio du fond, DJ Herr Legowitz, l’ermite de la bande « Nous partons à huit en tournée et lui garde la maison », dira Siggi Kjartansson, l’un des deux vidéastes , travaille à raison d’environ dix-huit heures par jour sur une musique de film pour Hollywood. Dans la pièce à côté, Magnus Jonsson, l’un des chanteurs, enregistre des maquettes commandées par son éditeur américain pour une chanteuse dans le besoin. Dans le studio de production vidéo, Stefan Arni fignole un prémontage du clip de Gun, prochain single extrait de l’album Polydistorsion. La nuit précédente, Biggi Thórarinsson et Alfred More respectivement programmeur et DJ sont restés cloîtrés jusqu’à l’aube dans l’un des deux studios d’enregistrement pour finaliser le remix d’un des titres de l’album d’Helena Noguera, une reprise du All shock up de Presley, rendue méconnaissable après la chirurgie de pointe que lui ont fait subir les deux Gus Gus les plus radicaux. Ailleurs, Siggi nous fait écouter Monument, reprise éminemment gusgusienne de Depeche Mode pour un album-hommage à paraître.
A une heure nettement avancée de la nuit suivante, on surprendra Daniel Agúst, l’autre chanteur et principal auteur-compositeur de Gus Gus, déjà à l’ouvrage sur l’un des titres assez fameux du prochain album. Un peu plus tard dans la journée, Baldur organisera une séance de brainstorming avec une styliste chargée de dessiner la ligne de vêtements Product, première collection de la société Cry Lab, la division fashion de Gus Gus, qui sera présentée dès octobre à Paris. Seule Hafdis Huld, la chanteuse encore écolière de 18 ans, s’est accordé quelques jours de vacances avant la grande tournée des prochaines semaines.
On pensait débarquer dans une espèce de Factory à la mode islandaise, on découvre une ruche. On s’attendait à rencontrer la crème bohème de Reykjavik genre gros branleurs servis sur canapés, pensant l’Art en faisant du lard et en s’imbibant d’Islandic brandy, l’aquavit local , on tombe sur un repaire de stakhanovistes aux idées longues et au sommeil bref. Au premier virage après l’immeuble, la citoyenne la plus célèbre de l’île, Miss Björk en personne, salue depuis sa cuisine deux des membres de Gus Gus sortis aérer leurs cellules. La perle de Reykjavik, qui est partout hors d’Islande l’une des pop-stars les mieux surveillées, jouit à deux heures d’avion de Londres d’une paix à sa mesure : royale. Fenêtres et portes grandes ouvertes, l’appartement de Björk en dit long sur les moeurs de la plus petite métropole occidentale. Ici, Voici, Gala et les entreprises d’alarmes anticambriolage ont soigneusement évité d’implanter des antennes. Parano et vedettariat sont deux oublis volontaires du dictionnaire courant des quelque 150 000 heureux habitants de Reykjavik.
Parmi les neuf membres de Gus Gus, plusieurs ont déjà connu par le passé les honneurs des hit-parades insulaires. Daniel fut pendant plusieurs années le leader d’un des groupes pop les plus célèbres d’Islande. Une rumeur vérifiée dit même qu’il a participé une année au concours de l’Eurovision, récoltant un joli ziro poynte resté célèbre dans les annales de cette grande kermesse des variétés continentales. Magnus, surnommé le dieu grec en raison d’une plastique à faire trembler tous les backrooms du Marais, ancien drag-queen et acteur épisodique dans quelques séries B hollywoodiennes majoritairement des rôles homos , paradait à la tête d’un groupe parodique franchement loufoque et néanmoins populaire à son heure. Biggi et Herr Legowitz se sont fait la main à la fin des eighties au sein du groupe house T. World, tandis que DJ Alfred More, après avoir étudié la photographie en France, fut longtemps le tenancier de la très arty boutique de vinyles Elf 19.
Même la benjamine Hafdis affiche un CV qui donne raison à ceux qui voient déjà en elle la Björk des prochaines décennies : « Dès l’âge de 1 an, ma mère me trimbalait aux concerts, au théâtre, au cinéma. J’ai simultanément appris à parler, chanter, marcher et danser. A 10 ans, j’écrivais des chansons, paroles et musiques, et je chantais dans la chorale de l’église. J’avais fondé également une troupe de cirque dans le garage d’un ami de mon grand-père et je donnais des représentations pour les enfants du quartier. Plus tard, j’ai fait de la danse, j’ai chanté dans des shows télévisés et j’ai animé un journal pour les adolescents à la radio nationale. » En 95, alors qu’elle n’a que 16 ans, Hafdis est déjà de la première mouture de Gus Gus lorsque l’embryon du futur collectif se coagule autour d’un projet cinématographique intitulé Pleasures. Siggi et Stefan sont à l’origine du grand chambardement qui va faire se croiser les destins de quelques artistes les plus en vue de Reykjavik. « Nous avions fondé une société de production de films et nous tournions un court métrage dans lequel jouaient Magnus, Daniel et Hafdis. Lorsqu’il a fallu composer la musique de Pleasures, chacun a contacté des amis musiciens et comme tous les acteurs étaient eux-mêmes compositeurs, on s’est retrouvé avec un tas de morceaux qui dépassaient le strict cadre du film. On a donc décidé d’enregistrer un album sous le nom de Gus Gus, qui fut publié uniquement en Islande mais dont nous avons envoyé un exemplaire à la plupart des labels internationaux. Aucun ne nous a contactés. » La copie originelle de l’album, intitulée Gus Gus et gravée en seulement deux semaines avec des moyens de fortune, comprend des versions préhistoriques brouillonnes de tous les futurs hymnes lascifs et aériens de Polydistorsion Polyesterday et Believe en tête. Etrangement, Gus Gus sonne à l’époque comme un Funkadelic ou un Sly Stone gelé aux entournures. L’ensemble manque franchement d’air mais les trouvailles empilées à la diable donnent déjà la mesure de la future griffe Gus Gus. Quelques mois après la sortie de l’album, l’un des émissaires du label 4AD de passage à Reykjavik demande conseil à un disquaire sur les spécialités locales. « Le disquaire était un ami et le type est évidemment reparti avec notre album. Dès que 4AD nous a contactés pour nous proposer un contrat, toutes les maisons de disques anglaises se sont instantanément mises sur les rangs pour faire de la surenchère. Comme 4AD correspondait exactement à notre approche, on n’est pas allés voir plus loin. »
L’an passé, la version de l’album entièrement réenregistrée et parue sous le titre Polydistorsion s’est écoulée à quelque 180 000 exemplaires à travers le monde, principalement en France et aux Etats-Unis. Dix ans après la grande pompe du sommet Gorby-Reagan, la ville symbole de la fin de la guerre froide est de nouveau devenue le berceau d’un salutaire armistice. Le temps des spectacles sons et lumières du cirque Gus Gus, on a vu des résidents puristes de la technosphère vibrer au même diapason que leurs plus farouches adversaires. La soul, la pop, le disco hi-energy, le funk, la new-wave et la house ont conjointement publié l’acte de naissance de leur première et plurielle portée : neuf Islandais dont l’enthousiasme fait taire dans son généreux sillage bien des batailles stériles entre ceux qui dansent disco et ceux qui gardent le sac à main de leur copine. « Nous venons de milieux artistiques très divers et nous avons tous des goûts assez différents, précise Biggi. Personnellement, j’ai surtout été marqué par la techno-pop des années 80 et par le disco. Magnus est lui aussi un grand fan de disco. Daniel et Siggi aiment la pop classique, Herr Legowitz est l’un des meilleurs DJ’s house du pays et Alfred est très branché sur les beats latinos et le jazz. La musique de Gus Gus, comme toute l’imagerie qui l’entoure, est d’une certaine façon notre pot commun. Chacun apporte des idées, propose des chansons, des textes ou des scénarios pour les films et nous décidons collégialement de tous les choix. Si l’un d’entre nous désire monter un projet hors du groupe, comme ce sera bientôt le cas pour Alfred et moi avec l’album instrumental que l’on va mettre en chantier l’an prochain, il peut tout à fait l’envisager à l’intérieur de la structure Gus Gus. »
Baldur, qui fut avant de s’occuper des affaires de Gus Gus un directeur de campagne réputé pour des candidats socialistes en Islande et en Scandinavie, a instauré à l’échelle du groupe un système de fonctionnement digne des grandes utopies autogestionnaires. « Dans la politique, je faisais du marketing pour faire triompher mes idéaux socialistes. J’étais très jeune et j’espérais que le socialisme triomphe partout. Avec l’âge, je me suis rendu compte de la difficulté de la tâche (rires). Mon ambition est désormais plus modeste : je souhaite juste que le socialisme triomphe au sein de Gus Gus. Au départ, on partait dans tous les sens et il y avait encore des luttes d’ego qui auraient pu rapidement ruiner le groupe. Lorsque nous avons signé chez 4AD, chacun a pris conscience qu’il fallait pour l’intérêt de tous avancer groupé et non pas contre les huit autres. Nous avons mis en place des réunions quotidiennes d’une heure durant lesquelles nous abordons tous les projets en cours, que ce soit le moindre remix ou la réalisation d’un film ou d’un album. Chaque fois qu’un projet est accepté par les neuf membres, l’un d’entre nous est désigné comme « manager de projet » et il prend en charge le budget, la mise en place de la logistique, la planification et tous ceux qui sont intéressés pour collaborer au projet doivent se faire connaître. » Daniel Agúst a ainsi été désigné manager du second album de Gus Gus, dont la sortie est planifiée pour septembre. Le 1er octobre dernier, une date limite avait été fixée pour déposer les maquettes des chansons susceptibles de figurer sur l’album. « Daniel avait organisé une grande réunion au sommet avec un dressing code, l’obligation d’apporter une bonne bouteille et des amis très proches. Il nous a distribué les textes des seize chansons en compétition et nous les avons toutes écoutées sans faire de commentaire. A la fin de la soirée, chacun est reparti avec une cassette et nous avons décidé de nous revoir dans les mêmes
conditions un mois plus tard. Le 1er novembre, nous avons donc mis en place une sorte de concours de l’Eurovision pour désigner les dix chansons finalement retenues pour l’album. » Un exemple épatant d’allégresse démocratique au bout duquel fut couché sur papier Treasures in lava (« Des trésors dans la lave »), titre générique de l’album qui reste désormais à construire. Là encore, la méthode est arrêtée avec une rigueur digne d’un plan quinquennal. Cinq titres ont été confiés à Herr Legowitz, chargé d’échafauder boucles et rythmiques, de trouver les samples et de dégrossir la production. L’autre moitié dont l’impressionnant Snoozer a atterri accompagnée du même ordre de mission entre les mains de Biggi et Alfred. Daniel supervisera l’activité des studios et chacun des membres aura tout loisir d’aller papillonner d’une cellule à l’autre pendant toute la durée de l’enregistrement. Herr Legowitz est un solitaire forcené, tandis que Biggi et Alfred ne peuvent fonctionner qu’en binôme. « Biggi est le plus rationnel de nous tous, précise Alfred. Il était analyste programmeur dans une banque avant de rejoindre le groupe. Comme je fume pas mal, j’ai tendance à planer en permanence lorsqu’on travaille, alors que lui demeure très terre-à-terre, extrêmement concentré. Nous estimons avoir réussi lorsque le résultat se situe au niveau intermédiaire entre nos deux perceptions. »
Les textes des chansons sont également soumis à discussion, avec obligation pour les auteurs de clarifier les sujets et d’éclairer les zones obscures. « C’est à partir de là que l’on commence, Stef et moi, à réfléchir aux éventuels scénarios des clips, indique Siggi. Toutes les suggestions sont là aussi bienvenues. C’est d’ailleurs Daniel qui a trouvé les deux idées à partir desquelles on a écrit les synopsis des clips de Polyesterday et Believe. » Comme en témoignent leur style onirique et le peu d’orthodoxie de leurs montages, les deux vidéastes de Gus Gus érigent en maîtres absolus Kenneth Anger et Derek Jarman. « On aime aussi Woody Allen, Wenders, les frères Coen, la Nouvelle Vague française, mais le cinéma expérimental est notre première source d’inspiration. Le film réalisé par Jarman sur la musique de Psychic TV a été pour nous un déclic déterminant dans l’envie de faire des clips. Le fait d’être partie prenante dans l’élaboration de la musique, puisque nous composons et jouons certaines parties, évite que l’on porte un regard trop distancié sur les chansons. C’est la même chose lorsque nous gérons les installations vidéo et les lumières des concerts. Nous sommes des sortes de DJ’s des images, avec des magnétoscopes à la place des platines. Chaque soir, nous improvisons un set différent. »
Entre une belle démonstration appliquée des vertus du collectivisme et une preuve non moins convaincante de ses talents individuels, Gus Gus arbore le profil probable d’un groupe idéalement armé pour négocier en tête de peloton le tournant du prochain millénaire. Si on nous ouvre les portes de la grande maison blanche, on est prêts à signer immédiatement, sous la haute surveillance de Gus Gus, cet accord de paix entre les genres.
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