Collectif islandais aux idées débridées et aux hanches lascives, Gus Gus présente à Reykjavik son premier album, Polydistorsion. Un furieux chaud-froid où se bousculent techno et cinéma, groove et érudition, étonnamment voluptueux pour une construction aussi cérébrale. Ou comment faire rimer dance et intelligence.
Toujours un bonheur quand le bon gros sens paysan, avec ses certitudes bornées et ses clichés crottés, se prend un bon coup de sabot dans le cul. Ils avaient l’air malin, les solides agriculteurs islandais, quand ils crânaient à la télé, méprisant les avis scientifiques, se gaussant des prévisions des volcanologues. Oui, vraiment, toujours un bonheur quand les dictons et la sagesse héritée des ancêtres se font à ce point mettre minables par la science. Ils avaient beau pérorer que l’inondation promise par les universitaires suite à l’éruption d’un volcan sous le glacier Vatnajökull n’aurait jamais lieu et que, foi de vieil Islandais, on ne verrait pas une goutte d’eau sur la plaine de Skeidarársandur, on y vit la plus impressionnante déferlante de l’histoire du surf, emportant des kilomètres de ponts, de routes, de certitudes et de poncifs sur son passage. Après quoi, le rustique repartit, la queue entre les jambes, radoter d’autres contes et légendes, d’autres paroles d’évangile au front bas.
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Quand Gus Gus, groupuscule d’action culturelle très warholien de Reykjavik, décida de faire du rock voire du punk-rock uniquement avec des machines, il n’eut pourtant pas à se battre contre ce « bon sens paysan » qui veut qu’il se joue avec sueur, basse, couilles, guitares et batterie, bondiou de bondiou. Il faut dire qu’une dizaine d’années avant, les Sugarcubes avaient fait la révolution pour eux, renvoyant les vieux puristes à leurs cavernes. « Les Sugarcubes ont été fondamentaux pour moi, se souvient Siggi Kiartansson, écrivain, cinéaste et, parfois, songwriter pour Gus Gus alors que n’importe où ailleurs dans le monde il serait mannequin vedette. Nous avions 11 ans et ils ont fait de nous des punks : l’important n’est pas ce que tu sais faire mais l’envie de le faire. En fait, les Sugarcubes n’étaient que le groupe récréatif d’un collectif punk, ils écrivaient ces chansons pop pour se moquer du monde, pour expérimenter. C’est assez drôle de constater que le seul groupe islandais célèbre à l’étranger n’était en fait qu’une plaisanterie. Un jour, dans une interview anglaise, Björk a dit qu’elle ne comprenait pas la notion de chômage, que chacun devait créer son emploi. C’est ce que nous avons tous fait : nous sommes devenus écrivains, cinéastes ou musiciens sans la moindre formation, nous avons créé notre propre niche. »
A Reykjavik, tout le monde semble connaître, pour une raison ou une autre, l’un des membres de Gus Gus : l’un pour ses talents d’acteur, l’autre pour sa virulence de politicien, un troisième pour son passé de chanteur rock, un quatrième pour ses peintures, un cinquième pour son talent de DJ drum’n’bass, un sixième pour ses romans, un septième pour ses chorégraphies… Bonne idée, ça, quand on décidera de finir manager d’un groupe à la mode : prendre les dix personnes les plus en vue de la ville et les enfermer en studio. Chez 4AD, leur label londonien, personne ne semble certain de savoir qui fait exactement quoi chez Gus Gus et combien de membres compte précisément le collectif. Un doute savamment entretenu par Baldur Stefánsson, officiellement directeur des arts financiers terme élégant pour « manager » mais en réalité membre actif de Gus Gus, infatigable activiste, producteur de cinéma, candidat au Parlement islandais (le plus vieux au monde) et mouton noir d’une famille obsédée par l’argent de l’art, avec un papa directeur du Théâtre national et une maman coordinatrice du Festival des arts de Reykjavik. « Ce côté fils-à-papa qui s’amusent ne nous correspond pas, nous n’avons toujours compté que sur nous. C’est vrai, je suis très arrogant, je suis snob. Mais ça nivelle par le haut : je ne m’investis que lorsque ça en vaut la peine. Et Gus Gus, c’est ça : un best-of de chacun de nous. »
La première chose qui frappe, en débarquant à Reykjavik, c’est l’absence d’arbre et l’omniprésence de l’art. Pas une forêt sur ces cailloux, mais une impressionnante pépinière de musiciens, écrivains, cinéastes. Curieusement, on pense immédiatement à la Nouvelle-Zélande, autre bout de terre oublié par l’humanité près d’un pôle, s’accrochant à la culture comme à une bouée. Pour une ville de 100 000 habitants, Reykjavik s’est offert le luxe, en 96, d’accueillir vingt-six pièces de théâtre, d’innombrables concerts, des expositions partout tout tient en fait dans trois rues. « C’est pourtant une scène très dure, jure le truculent Baldur (un cousin islandais de Balladur ?), car le marché est minuscule : ici, pas question de survivre en faisant tranquillement une exposition tous les trois ans. Il faut se battre : pour vivre de son art, il faut être connu de 60 % de la population locale. C’est un défi permanent, il faut être excellent à la fois dans son art, mais aussi dans son business pour tenir la distance. Rien ne tombe tout cuit, personne ne vient aider. Ça durcit l’artiste, dont l’ego est soumis à rude épreuve. » Depuis que Björk, adorable ambassadrice des excentricités locales, a placé l’Islande (petite île avec un gros nez rouge) sur la carte du rock mondial, on regarde avec un peu moins de condescendance ces authentiques affranchis, parfaitement hurluberlus, farouchement iconoclastes, très intimes du risque : ainsi Botnledja petite merveille débusquée par Blur, rebaptisée Silt pour le marché anglais , Ragga & The Jack Magic Orchestra, Moa ou, dernièrement, Gus Gus, récupéré par les Londoniens exigeants de 4AD. « Gus Gus ne fonctionne pas du tout comme un groupe de rock normal, explique avec un soin maniaque Siggi. Nous laissons à quelques-uns d’entre nous le loisir d’écrire des chansons assez normales et ensuite, chacun s’amuse à les remixer. Une chanson n’est donc jamais finie, elle peut varier du tout au tout suivant qui la reconstruit. La musique n’est qu’une petite partie de nos activités artistiques, qui comprennent aussi des films, des livres, des expositions, des pièces de théâtre, des happenings… Si je me sens frustré par la façon dont les autres ont transformé une chanson à moi, ce n’est pas grave : je sais que je ferai ce que je veux sur mon prochain film. Ici, il n’y a jamais eu de barrières entre les différentes formes d’art : il est fréquent qu’un bassiste soit également sculpteur et vidéaste. Comme nous vivons loin de tout, nous avons créé notre propre culture avec des petits bouts volés çà et là. »
Tout n’est pourtant pas rose au pays du lagon Bleu : la culture, d’apparence florissante on connaît peu de villes de 100 000 habitants possédant autant de bibliothèques, de galeries, de librairies, de disquaires , est en grande partie la propriété privée d’un seul homme : Jón Olafsonn. Maires de Vitrolles et Orange, si vous voulez empêcher que de jeunes pousses puissent accéder à la lumière, si vous voulez désherber l’art, cet homme saura vous conseiller. Si le Front national veut l’adresse d’un beau salopard à sa hauteur comme ministre de la Culture, il n’a qu’à écrire à cette adresse : Jón Olafsonn, Mainmise sur la Culture, Reykjavik, Islande. Un genre de Monopole Pot, capable de faire passer Hersant pour un mécène, contrôlant la musique du début à la fin de la chaîne, propriétaire des magasins d’instruments de musique, des studios d’enregistrement, de l’unique usine de pressage, d’une chaîne de magasins de disques, de quelques journaux, d’une radio et d’une chaîne de télévision.
Mais la végétation est ici habituée à pousser en milieu hostile, trouvant toujours quelques interstices dans la roche noire de lave pour se frayer un chemin vers le soleil pâle du Grand Nord. Ainsi, Gus Gus organise une résistance rigolarde à ce totalitarisme, à travers une structure qui comprend des facilités d’enregistrement, de tournage vidéo et une minuscule boutique de disques implantée au c’ur de la ville, Elf 19, brillant importateur de jungle, drum’n’bass ou techno. Ici, on est habitués aux chapes de neige, de glace, de lave et ce n’est certainement pas Jón Olafsonn qui empêchera la jeunesse de tisser d’impressionnants tissus d’amitié dans le monde entier. Pas étonnant qu’en Islande Internet ait, depuis des années, dépassé le rôle de gadget pour devenir une fenêtre vitale sur le monde extérieur. Siggi : « Quand je suis en Europe et que je regarde la carte météo, l’Islande n’y est jamais trop à l’ouest. Quand je suis aux Etats-Unis, c’est la même chose trop à l’est. Nous avons vraiment l’impression d’habiter nulle part. Nous sommes donc constamment à l’affût des nouveautés technologiques, musicales, artistiques car nous avons peur de rater des épisodes, d’être oubliés en route. On reçoit tout et après, on fait le tri, on cherche à se mesurer uniquement à l’élite. Ça nous rend très cyniques vis-à-vis de la frivolité des modes. Ici, tout le monde est relié à Internet, c’est vital. La première fois que nous sommes allés chez 4AD, à Londres, nous avons été estomaqués de constater que personne ne travaillait sur E-mail : comment survivre sans ? Il n’y a que 260 000 habitants en Islande, il est bon de savoir qu’il y a d’autres gens, ailleurs. Sans ça, on suffoquerait. Car c’est impossible, ici, d’être anonyme : si je me balade à poil au centre-ville à midi, mes parents sont forcément prévenus par quelqu’un avant la fin de la journée. Ça, quand on est adolescent, c’est vraiment oppressant. Quand je rencontrais un inconnu, je faisais toujours attention à ce que je disais : il y avait de grandes chances qu’il soit un cousin. Pourtant, les Islandais sont incroyablement attachés à leur pays. On ne quitte jamais vraiment l’Islande, on y revient forcément un jour. » Opinion immédiatement reprise par Baldur, qui entretient avec son rocher des relations passionnelles et sauvages. « Quand j’étais gosse, on partait camper sur des îlots au sud du pays. On chassait le macareux, on escaladait la falaise pour voler leurs œufs… Ce que font les enfants islandais depuis des siècles. Ici, la nature est une influence primordiale : nulle part ailleurs je ne connais une telle quiétude, une telle lumière, une telle pureté. Dame Nature est tellement proche qu’elle se rappelle sans arrêt à notre bon souvenir, par les geysers, les volcans… Et elle n’hésite pas à tuer les intrépides : cet hiver, trente-quatre personnes ont été emportées par une avalanche, une trentaine de pêcheurs sont chaque année tués par la mer. Notre relation à la nature en devient très mystique, même au sein de notre génération. Nous avons parfois un besoin urgent de partir camper dans un champ, où l’on ressent un lien particulier avec la terre. »
En ce glacial hiver, Gus Gus a invité le monde entier à venir découvrir sa musique en milieu naturel. Ils sont venus, ils sont tous là, les pontes de leur distributeur américain des barbus californiens débonnaires, qui découvrent, pour certains « l’Europe pour la première fois » (sic) , les médias pique-assiettes et les télés à peine informées sur le but de ce voyage organisé. Hôte remarquable, Gus Gus a loué Le Perlan (La Perle) pour son concert d’accueil. Un ahurissant vaisseau spatial une monstrueuse demi-boule à facettes, tournant inexorablement sur un socle constitué de six gigantesques réservoirs d’eau chaude posé sur une colline opposée à celle où règne, sobre et étourdissante de quiétude, la cathédrale blanche d’Hallgrím.
En première partie, deux spécimens de ces beaux bizarres comme la communauté artistique 100 % de la population jeune de Reykjavik, apparemment semble les adorer : un bidouilleur de trip-hop au cerveau tellement sinueux que, l’après-midi, la télévision locale a dû sous-titrer son interview avant diffusion. L’autre phénomène est magicien, croisement de Benoît Poelvoorde et de Garcimore à une fiesta Mike Flowers Pops. En direct, il invente le easy-Majax, le y’a un truc-listening. Epoustouflant de sublime débilité. Skari Skripo, avec sa gueule de maquereau pourri dans un mauvais De Niro, a été cinéaste pour les Sugarcubes on se souvient alors que la compagnie de ces derniers s’appelait Bad Taste, un mauvais goût glorieusement perpétué par ce magicien d’ose. Une tradition reprise à son compte par la techno de Gus Gus, beaucoup trop instruite et intelligente pour ne pas, régulièrement, manier une ironie et un deuxième degré trop rarement invités sur le dance-floor ce qui les rapproche finalement de Daft Punk. Car la culture techno de Gus Gus s’est faite loin des chapelles, n’écoutant que le plaisir d’oreilles à 360°. Ainsi, si Siggi est venu à la dance-music par ses racines les plus industrielles Psychic TV , si Baldur avoue un penchant pour une dance-music farouchement commerciale KLF, Technotronic, Shamen , leur collègue Biggi Thórarinsson ne jure que par Sylvester ou Visage, tandis que Steph (DJ Amore pour les dames) s’occupe, pour l’Islande, de la propagande house française, découverte dans la boutique parisienne de Rough Trade. Un melting-pot qui prouve que la plus monstrueuse efficacité cette nuit-là, Le Perlan trembla n’est pas forcément fâchée avec la sensualité, que rigueur et lascivité peuvent très bien cohabiter. Un melting-pot parfaitement décrit par le nom du groupe « couscous » en allemand, hommage à Fassbinder, plat aussi relevé qu’hétéroclite, tout doux ou sauvagement épicé suivant où l’on mord. Et s’il n’était pas déjà chauve, Baldur s’en arracherait les cheveux : pas toujours facile d’être manager d’un groupe aussi ouvertement fâché avec le rangement et la raison, aussi taquin et inclassable. « Comment veulent-ils que je fasse passer en radio des morceaux de huit minutes ? Ils n’en font qu’à leur tête, sont obnubilés par la création au mépris de tout sens des réalités. Si nous gagnons de l’argent, tout doit être réinvesti dans des films, des expositions. L’argent n’est qu’un moyen de créer, pas un but en soi. C’est pour ça que je les admire : ils ont compris qu’on ne pouvait pas être un artiste riche. »
Quand le rock a besoin de se reposer, de descendre enfin de sa tour d’ivoire et de constater sa propre inutilité, c’est vers ces îles délaissées qu’il vient en priorité : on sait que le chanteur de Red Hot Chili Peppers et quelques autres énervés américains aiment à se noyer dans la quiétude néo-zélandaise. On sait désormais que Reykjavik est en passe de devenir une enclave brit-pop au milieu des glaces depuis que Jarvis Cocker y déserte régulièrement Pulp et que Damon Albarn y a acheté un bar et un appartement. « Pour nous, c’est un honneur et une joie d’accueillir ces gens, réplique immédiatement Siggi quand on évoque la fin de la tranquillité pour la scène locale. C’est un bon signe qu’ils préfèrent l’Islande aux Barbades. Damon Albarn fait beaucoup de publicité pour notre île et nous, nous sommes toujours enchantés de voir de nouvelles têtes. Nos frontières sont grandes ouvertes. Ce que Damon aime ici, c’est la quiétude, pouvoir prendre un verre sans être agressé. Les Islandais n’ont pas du tout ce rapport à la célébrité : on rencontre les présentateurs télé à la piscine, les acteurs au marché, Björk et son bébé à bicyclette. »
Dans ce village d’irréductibles, les hospitaliers Gus Gus n’ont qu’une seule trouille : que Michael Jackson leur tombe sur la tête. « Il cherche à s’installer en Ecosse, où l’air est très pur. S’il apprend que l’Islande est l’endroit le moins pollué de la terre, c’est certain qu’il voudra vivre ici. Là, au moins, il n’aurait pas besoin de sa tente à oxygène. Et avec son argent, il serait fichu d’acheter l’intégralité de l’île. »
Gus Gus, Polydistorsion (4AD/Labels)
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