Avec un quatrième album artisanal et humble, les Américains de Grizzly Bear touchent à la quasi-perfection. Sans concept, sans discours, sans cool. Ouf.
Houellebecq, La Carte et le Territoire : sacré visionnaire. Le retour à l’artisanat comme point d’ancrage d’un monde trop mouvant, la mise sur piédestal de faiseurs simples de belles choses. La musique, parfois, est elle aussi l’objet de ce renversement. Ainsi de Veckatimest, quatrième album de Grizzly Bear paru en 2009, disque de folk tout en ronces électriques, épines vénéneuses et arabesques complexes qui fut alors, surprise pour une oeuvre d’une telle exigence, un carton patenté. Veckatimest, petit miracle parmi quelques autres dans un monde préférant souvent la hype au beau, le décorum à l’essence, le bon son du bon moment aux grandes chansons sans âge : le groupe, propulsé vers les cimes par une tournée avec Radiohead en 2008, a été publiquement louangé par le tycoon rap Jay-Z, a investi les talk-shows américains les plus regardés, a fait belle figure dans les charts internationaux et les classements de fin d’année…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Jamais, pourtant, Grizzly Bear n’a mis au placard son éthique initiale : la musique, et elle seule, porte les quatre garçons. “Nous faisons ce que nous voulons faire. Ce groupe ne peut pas écrire une chanson en ayant en tête la réception du public : on veut des morceaux qu’on a nous-mêmes envie d’entendre et d’aimer”, explique Chris Taylor. Manière de préciser que son relatif succès n’a pas étouffé la liberté du quatuor et qu’il faudra se démerder, sans mode d’emploi, pour comprendre la magie que dégagent les Américains. Pas de mode d’emploi, pas de look notable, de concept passionnant, de grande gueule publicitaire : juste du travail, le labeur majeur des nobles artisans, quatre brillants ciboulots tournant la vieille tradition folk vers le futur et une alchimie, unique que, pas plus que la neige en été, on ne cherchera à expliquer.
2009-2012 : trois ans ont passé depuis Veckatimest. Trois ans, des tournées incessantes, une pause bienvenue pour certains, des projets parallèles pour d’autres (un album sous le nom de CANT ou la production de Twin Shadow et des Dirty Projectors pour Chris Taylor, un splendide ep pour Daniel Rossen). Puis l’envie logique de retrouver collectivement l’excitation du renouveau créatif. “Quand nous nous sommes revus pour écrire, c’était un peu comme avec ses copains, quand on revient à l’école après de longues vacances, décrit Ed Droste. Les deux premières semaines ont pu sembler un peu étranges, mais on s’est rapidement réhabitués les uns aux autres : on n’avait pas joué depuis longtemps, on voulait se retrouver et créer, tout simplement parce que ça nous rend heureux. Dans le passé, le songwriting de Grizzly Bear s’est fait de manière assez séparée, individuelle. Cette fois, grande nouveauté, nous étions tous ensemble, dans une même pièce, à travailler sur les morceaux et échanger des idées : il y avait une bien plus grande ouverture à la collaboration, à l’expérimentation. Et aux accidents.”
Shields, un accident ? Heureux. Un album plus abouti, dense et compact que Veckatimest. En pleine bourre créative après les joyeuses retrouvailles, les Américains disposaient de près de vingt-cinq ébauches de morceaux et ont pu n’en conserver que la sève la plus pure. Produit par Taylor, maître pointilliste, Shields concentre la nature de Grizzly Bear, affine son art de l’ambivalence et du contre-pied permanent. De l’ouverture majeure, changeante et capricieuse Sleeping Ute au splendide chromé du sinueux Yet Again, de la ballade spectrale et très Radiohead The Hunt à la martiale mais joviale A Simple Answer, Shields semble se jouer de l’espace, du temps et de la matière. Il est capable d’élargir ses horizons ou de resserrer les amplitudes, de provoquer des tornades ou de calmer les océans, de voyager de l’avenir vers le passé, d’un instant à l’autre, sans prévenir. “Nous n’avons jamais essayé de définir a priori une direction, un thème spécifique, explique Droste. Il est pour nous primordial de laisser les choses se faire elles-mêmes : imposer un ensemble de règles limite la créativité et canalise l’écriture.”
Pas un hasard, donc, si le terroir de Shields est à ce point incertain, les deux pieds en équilibre gracieux entre le boisé et l’électrifié, les histoires de fantômes racontées à voix basse près de l’âtre et les dantesques épopées cosmiques.
{"type":"Banniere-Basse"}