La moitié de Casseurs Flowters, avec Orelsan, Gringe déboule avec un premier album solo d’une touchante intériorité et d’une immense honnêteté. Confidences de la gueule d’ange cassée du rap français.
Gringe est probablement le mec le plus attachant du rap français. D’abord parce que quand on y pense, Gringe n’a presque rien à faire dans ce milieu, il vous le dira lui-même. “J’ai 38 piges et je sors mon premier album tu te rends compte, c’est n’importe quoi ou pas ?” Bonjour le mec qui vend sa came. Le jour où on le rencontre, c’est marrant, il est un peu mal (vite fait) parce qu’il a balancé sans le faire exprès en interview, la veille, que son pote Orelsan allait sortir une version extended de son album. Oups.
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Gringe n’est pas dans la stratégie, mais pas du tout, du tout : c’est un franc-tireur. On lui parle de rap et il nous répond à coups de Fantaisie militaire de Bashung ou en citant Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines, le fameux recueil de poèmes de Bukowski. Comme les deux artistes cités précédemment, Gringe est une gueule cassée. Un mec qu’on croisera plus facilement dans la salle d’attente que sur Skyrock.
C’est à l’écran qu’on a avait pris l’habitude de voir Gringe
“Gringe tourne pas rond comme le ballon d’Olivier Atton”, dit-il dans les textes de Paradis noir, le morceau qui ouvre son album Enfant lune, sur lequel on retrouve en cabine un autre membre de la famille des “mecs intérieurs”, le grand Pone. La première fois qu’on a vu Gringe débouler, c’était en 2003 aux côtés d’Orelsan, au sein de Casseurs Flowters, la doublette caennaise.
Il explique: “Orelsan, c’est celui qui a fait en sorte que cette période soit moins dure.” Moins attaché qu’Orel à Caen et sa région – il n’en est pas originaire – Gringe a pris en marche le train fou lancé par le grand patron du rap français. “Avec Casseur, je suis sous l’aile du dragon, bien au chaud, je ne me dévoile pas. D’ailleurs, se dévoiler, tu l’as remarqué, ça n’est pas vraiment mon truc, hein !?”
Après l’album des Casseurs en 2013, c’est à l’écran qu’on a avait pris l’habitude de voir Gringe faire des apparitions. Au ciné dans Comment c’est loin, puis à la téloche dans Bloqué et Serge le mytho sur Canal+, respectivement dans le Petit et le Gros Journal. On s’était habitué à cette présence discrète et précise, rassurante aussi. Gringe, c’est un peu le Silent Bob des films de Kevin Smith : un type qui ne dit pas grand-chose mais qui n’en pense pas moins. Et quand il parle, ce n’est jamais pour ne rien dire.
2017 : il est au casting de Carbone, d’Olivier Marchal, et là on s’est dit que le mec avait quitté à tout jamais l’école du micro. Erreur. Il était depuis de longs mois chez lui, en studio, pour mettre en route son premier essai solo. L’exercice a-t-il été profitable, Monsieur ?
Réponse immédiate : “Je pensais que le travail sur le disque prendrait le relais de ma pyschanalyse, mais en fait non. Je me suis rendu fou avec ce disque, j’ai fait des petits burn out, j’ai failli y laisser ma santé.” Pour Gringe, Enfant lune a été une épreuve, durant laquelle il a appris beaucoup de choses sur lui-même. Qu’il était d’abord un mec beaucoup plus collectif que perso, dans le travail au moins.
Un « Enfant lune » dans la noirceur
“Le collectif est super important, et être seul a moins de sens pour moi. Je me souviens que la tournée de Casseurs était compliquée au début, parce que j’avais du mal à trouver ma place, comme toujours. Mais je me suis mis une pile et c’est passé. Au final, ce sont des très bons souvenirs. Revenir avec un truc solo, c’était bizarre du coup, je ne savais pas ce que je devais faire exactement. Je me demandais même si j’étais légitime dans cet exercice. Il y a des gens qui “font” artistes et qui parfois se demandent s’ils le sont réellement. Je fais partie de cette catégorie, en toute humilité.”
Gringe est attachant pour ça, justement. Là ou le rap game est de plus en plus truffé de semi-libéraux qui exhibent leurs chiffres de ventes et leurs marques de fringues, Gringe, lui, vous taxe des clopes et vous sort des trucs qui vous donnent presque envie de chialer.
Là où les MC ont toujours raison et balancent des évidences à la minute, lui se pose des questions et se trifouille la caboche devant vous. Et sur disque aussi. C’est ce qui ressort de cet album, Enfant lune, qui rapproche plus Gringe de la noirceur d’un SCH que de la lumière artificielle de la majeure partie du rap français.
Chaque chanson est un bout du gars posé sur la table, façon tartare – pas préparé visiblement. Il parle de la schizophrénie de son frère, de drogues, des filles qui l’ont trompé ou largué, du sexe qu’il sait séparer des sentiments, des nuits sans sommeil, des jours sans fin, de l’amour quand même un peu et des doutes qui l’assaillent (surtout).
« Je voudrais avancer à mon rythme »
Un disque qu’on vous conseille vivement d’écouter, mais peut-être pas tout de suite si c’est pas la méga pêche. Ou alors si. Car il y a une telle honnêteté et un tel dépoilage sur ce disque qu’il risque de faire partie de ceux qui vous accompagnent parce que vous avez bien compris que le mec s’est mis tout nu. Qu’il a jeté ses fringues et son barda à l’entrée du studio.
Bien sûr, Gringe n’est pas tout seul sur ce disque : il y a Orelsan évidemment, sur deux morceaux, il y a Vald, Suikon Blaz AD, l’excellent Némir, Diamond Deuklo et Léa Castel, venue donner un coup de main pour la DA. Mais malgré cet entourage aussi cool que fidèle, c’est Gringe qui se trimballe seul dans ce disque avec ses interrogations et son marasme, livrant tout ce qu’il peut en un temps record.
“On me voit grand, sévère, mais je suis tout sauf ça. Je n’ai aucune envie d’être un numéro un. Je voudrais avancer à mon rythme, respecter ça. Je ne sais pas quelle est ma place exacte dans le rap. D’ailleurs, je te jure, c’est un milieu que je connais mais pas tant que ça. »
« Je ne sais pas si je fais vraiment partie de ce truc qui est parfois beaucoup trop viril et masculin pour moi. Je ne sais pas où je me situe exactement là-dedans, je sais juste ce que j’en fais et que des disques comme ceux de NTM ou Lunatic ont influencé à tout jamais ma vision du monde.”
Loin du groupe social “rap” et des évidences du genre
Un enfant du rap qui, comme beaucoup d’autres, est devenu adulte un peu malgré lui. Pour le comparer à des profils existants dans le reste de la chanson qui parle en français, on penserait à des gens comme Julien Baer, Damien ou Red. Des gens précieux, dont les rares apparitions méritent d’être célébrées comme il se doit.
Loin du groupe social “rap” et des évidences du genre, Gringe égrène son propos avec une franchise et une délicatesse qui épatent et prennent directement aux tripes, voire au cœur. Il prend des risques mais aussi des pincettes.
Pas de flow mitraillette ni de rimes au kilomètre. La langue de Gringe est souple, directe et fait mouche en douceur, en installant les contours qu’il faut et la distance nécessaire. Les instrus sont galbées et les mots tombent dessus assez parfaitement.
Cet album, même s’il l’a beaucoup préoccupé, le jeune homme de 38 ans en est très fier. Et si montrer sa tronche n’est pas trop son truc, il va le porter sur scène tout au long de l’année prochaine dans une trentaine de petites salles. “C’est vrai que me présenter seul devant des gens, ça n’est pas spécialement mon truc, mais c’est lancé et j’ai envie d’y aller. Pone va m’accompagner et bien que ça ne soit pas une évidence pour moi j’ai envie que les gens entendent ma musique, qu’ils sachent un peu plus qui je suis en l’écoutant. Je n’ai quand même pas fait tout ça pour rien”, dit-il en riant et en taxant une dernière clope.
“C’est marrant, on parle on parle, hein ? C’est bizarre de parler de moi comme ça, j’ai pas l’habitude.” A l’inverse de beaucoup de ses camarades, Gringe n’est pas un “artiste en promo”. C’est un type qui se trouve là mais sans trop savoir pourquoi ni qui l’a poussé. Ce qui rend sa présence d’autant plus précieuse, et le besoin de découvrir son disque tout aussi urgent.
Enfant lune (Cinq 7/Wagram)
© Mika Cotellon
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