Entre électronique et Europe médiévale, entre peste noire et pop de science-fiction, la jeune et tordue Grimes sort un album fantastique, au sens propre du terme. Flippant et brillant. Critique et écoute.
De mémoire de journaliste, on n’avait pas interviewé une jeune fille aussi passionnante, tordue (et charmante) depuis quelques lunes – plutôt noires et flippantes, les lunes. Grimes, Claire Boucher pour l’état civil canadien, a été élevée dans une tranquillité très relative à Vancouver. “Ma famille était très stricte, catholique. Mais j’étais une enfant turbulente et je suis devenue une païenne à l’âge de 12 ans. Je me suis persuadée que j’étais une sorcière : j’essayais de jeter des sorts à ma mère.”
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Cette sauvageonne ne tient littéralement pas en place : elle parle très vite, se perd parfois dans ses raisonnements complexes, est bourrée de tics et de soubresauts. Jolie sorcière passionnée par l’art asiatique et par la noire Europe médiévale, elle a vite déménagé à Montréal. Là, elle a développé son art premier, le dessin (beaucoup de squelettes, de mort, de monstruosités organiques), et a, dans le même temps, commencé à se frotter à la musique DIY dans les squats de la ville.
Fascinée par la musique mais pas encore pratiquante, la petite punk découvre la composition sur ordinateur un soir, chez un ami. Sous influence. “On avait pris pas mal de speed. Il m’avait demandé de chanter sur un de ses projets. On enregistre ma voix, lui bosse sur son ordinateur et je l’observe de près, en me disant que, finalement, ça n’a pas l’air si compliqué. Lui est parti se coucher mais j’étais tellement perchée que je me sentais incapable de dormir, je devais faire quelque chose : j’ai pris l’ordinateur, je suis allée dans ma chambre et j’ai passé la nuit à enregistrer des tonnes de trucs.”
Grimes était née. Née boulimique : en quelques mois, la demoiselle sort des dizaines de morceaux, maxis et albums (le vaporeux Geidi Primes puis le plus expérimental Halfaxa en 2010 et 2011). Et la hype de monter, jusqu’à la signature sur le label anglais 4AD, jusqu’à ce fantastique, au sens propre du terme, Visions.
Un disque dont l’histoire colle à l’esprit de sa génitrice. Un peu cinglé, donc. Visions a été enregistré en trois semaines dans la claustration, le noir, la privation de sommeil, le jeûne imposé et les excès de speed. “J’avais beaucoup lu sur les cloîtres médiévaux, sur Hildegarde de Bingen, sur le jeûne qu’elle s’imposait, les visions qu’elle avait ; ça a eu l’air de bien fonctionner pour elle, donc j’ai essayé. Je l’avais déjà fait, et ça a toujours bien marché sur un plan créatif et physique : tu te sens dans l’obligation de nourrir le monde, plutôt que d’attendre que le monde te nourrisse.”
Pop et sombre à la fois, ésotérique jusqu’à la folie, tribal et futuriste, Visions, ses chansons bizarres et petits tubes vénéneux font un pont passionnant, envoûtant entre musique de restaurant chinois et électronique de science-fiction, entre Fever Ray et Aphex Twin, entre Björk et la peste noire. “L’humain a toujours été obsédé par les squelettes, la mort, la maladie : ce sont le coeur de la plupart des oeuvres artistiques, les plus grandes étant souvent effrayantes et psychédéliques. C’est ce qui m’attire, ce que je trouve puissant.” Vous êtes prévenus : Visions est puissant. Très puissant.
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