Têtue et solitaire, la Canadienne Grimes repeint la façade et redécore l’intérieur de la pop music avec son album Art Angels. Sans compromis, sans facilité, mais avec audace et évidence.
Au premier regard, on aurait presque du mal à la reconnaître. Grimes est assise dans un petit fauteuil, en boule, les jambes ramenées le long du corps. Il est 16 heures, l’heure du goûter : la Canadienne engloutit des tartines beurrées qu’elle trempe dans un thé.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En survêtement et T-shirt, elle a davantage l’air d’une ado attardée en train de bouder, un peu hagarde devant un énième programme télé, qu’à l’un des plus gros espoirs de la pop actuelle. Seule sa longue chevelure rose fait écho à l’extravagance pop qu’elle a elle-même souvent mise en scène dans ses clips.
En Angleterre et outre-Atlantique, la chose paraît en effet ne faire aucun doute : Claire Boucher, alias Grimes, 27 ans, est la “next big thing”, la prochaine à pouvoir “breaker” le top 40, venir taquiner sur leur terrain Miley Cyrus et Taylor Swift et redessiner les contours de la pop moderne en faisant voler en éclats la frontière entre mainstream et underground.
Fan d’Aphex Twin
Depuis la rentrée, voulant ne pas rater une miette de la sortie imminente mais gardée secrète de son quatrième et très attendu nouvel album, Art Angels, le New Yorker lui a consacré une story d’une dizaine de pages. Le toujours très pointu Dazed lui a offert sa couverture, dans un cliché pop délirant qui rend bien compte de la démesure weirdo de la jeune femme : maquillée outrageusement, Grimes, langue pendue, offre un visage grimaçant et légèrement angoissant – dans la droite lignée du Windowlicker d’Aphex Twin. Une filiation assumée : “Je suis très fan de son travail, mais j’ai toujours eu le sentiment que c’était une musique à laquelle il manquait un cœur”, nous confiait-elle en 2012.
Grimes, son projet musical débuté en 2009, se construit en réaction, en proposant une approche plus émotionnelle et organique de la musique électronique. Trois ans plus tard paraît son troisième disque, Visions, qu’elle considère comme son “vrai premier album”, un petit chef-d’œuvre qui, à sa sortie, semble ringardiser tous ses contemporains et la fait immédiatement jouer en première division.
Oblivion, une comptine electro K-Pop (dans laquelle elle exorcise une agression sexuelle survenue plusieurs années auparavant), et Genesis sont deux énormes cartons : les deux vidéos, qu’elle réalise, enregistrent aujourd’hui respectivement 19 et 30 millions de vues environ sur YouTube.
L’album intrigue d’autant plus qu’il est l’œuvre d’une novice autodidacte, étudiante en neurosciences à l’université McGill de Montréal. Claire Boucher a commencé à composer deux ans plus tôt, une nuit de défonce avec un pote, après que ce dernier, qui l’avait conviée à poser des voix sur ses beats, se fut assoupi.
Seule face aux machines, la jeune femme, qui joue à peine un peu de guitare et de piano, mais est geek dans l’âme, se rend compte que tout ça n’a pas l’air si sorcier. “Mes potes faisaient tous de la musique à cette époque, je traînais pas mal avec les groupes montréalais. Ça m’a semblé totalement naturel quand je m’y suis mise. C’est vite devenu une obsession.”
Des squats à la gloire
Elle s‘y jette à la manière d’une illuminée – tendance hérétique – des temps modernes, sans distance, en niant les besoins du corps pour parvenir à un état de révélation quasi mystique. Visions est à prendre au sens propre du terme : les morceaux sont le résultat d’un état de demi-conscience dans lequel la musicienne se plonge en jeûnant et en prenant certaines substances. Elle s’enferme dans son appartement avec du speed et le logiciel GarageBand.
Trois semaines plus tard, le disque est bouclé. “C’était fin 2011. Je venais de la booker à South by Southwest, se souvient Mikey, du festival M pour Montréal, qui avait été invité à programmer une petite scène au festival texan. Je connaissais Claire quasiment depuis ses débuts. Elle était vraiment un pur produit de l’underground montréalais. Elle donnait des shows devant trente personnes dans des squats. Je ne pensais franchement pas qu’elle allait exploser aussi vite.”
Sur le tarmac, au moment de monter dans l’avion et de quitter le sol américain, le téléphone de Mikey sonne. Un des plus gros agents américains l’appelle pour lui demander le contact de Claire. “Là, je me suis dit qu’il se passait un truc. Ce mec n’appelle jamais sauf si c’est méga important. Le temps que je rentre à Montréal, l’affaire était conclue. Il était devenu son agent.”
Une icône de la jeunesse contemporaine
L’album sort sur le label 4AD (Dead Can Dance, Pixies, Cocteau Twins…) et fait exploser les compteurs. La jeune punk montréalaise aux cheveux roses se retrouve propulsée reine de l’indie-pop et fait la une des magazines mode et branchés. Le style de la chanteuse fascine tout autant que sa musique. L’adolescente un peu geek, revêche et asociale originaire de Vancouver s’est transformée en un mix de grunge, de seapunk et de fantasy.
Nicolas Ghesquière, alors directeur artistique de Balenciaga, chantre d’une esthétique edgy et futuriste, tombe sous le charme. Depuis, passé chez Vuitton, il a fait de la jeune femme une des ambassadrices maison, qui a intégralement inspiré une de ses récentes collections.
Grimes devient en effet une des plus saisissantes icônes de la jeunesse contemporaine, postinternet, postmoderniste, décomplexée et désinhibée, qui agit très précocement, sans forcément avoir des références conscientes, mais en ayant assimilé sans le savoir la culture et les avancées des générations précédentes. Dans ses clips géniaux et sa musique, Grimes a autant aspiré le cinéma d’auteur que la série Z, Mariah Carey qu’Aphex Twin et Plastikman, Patsy Collins que le cyberpunk ou l’heroic fantasy.
Avec l’artiste Petra Collins ou Tavi Gevinson (l’éditrice du magazine Rookie), Grimes est également une des têtes de proue de cette nouvelle vague féministe queer et post-riot girrrl, qui vit l’identité comme une fluidité entre les genres, pas une binarité. “Je ne me trouve pas très féminine. Je ne crois pas que je m’identifie vraiment à un être féminin”, explique la chanteuse qui, ce jour-là, pendant la séance de shooting, expose ses poils aux jambes. “Je suis une femme qui travaille, j’ai autre chose à faire”, avait-elle rétorqué à un journaliste américain qui avait questionné sa pilosité épanouie.
Parano et isolement
Il aura fallu trois ans à la chanteuse pour parvenir à donner une suite à Visions. Une gestation lente et douloureuse (des dizaines de titres ont été jetés), pendant laquelle la jeune femme semble s’être endurcie, renfermée et aguerrie.
Après une longue tournée qu’elle a terminée amaigrie, un peu parano, Grimes a quitté Montréal. Elle s’est isolée un an et demi à Squamish, un petit bled de la Colombie britannique, avant de trouver une nouvelle base à Los Angeles, dans le quartier de Silver Lake. “Je m’y sens bien, dit-elle. Même si je me trouve un peu trop proche à mon goût de l’industrie de la musique. Les gens sont trop business dans cette ville. Je suis dans la Valley, c’est un peu différent.”
La pop music est un sport de combat
Sur ses gardes, mais néanmoins sympathique, elle répond rapidement aux questions, en mangeant un peu ses mots, anticipant presque le fait que l’on déforme ses propos. Elle ne semble plus vouloir parler de grand-chose. Ni trop de féminisme, de peur d’être cataloguée et pas considérée comme une artiste à part entière (le syndrome Patti Smith), ni de Jay Z, qui vient pourtant de la signer chez Roc Nation, parce qu’elle n’a pas envie de “parler de célébrités”. Ni tellement de ses chansons, parce qu’elle ne sait pas trop “quels mots mettre dessus”.
La musique n’est plus seulement un onanisme un peu mystique qu’elle pratiquait seule, un peu perchée, dans sa chambre. Aujourd’hui, tout le monde regarde et la pop music est devenue un sport de combat. La jeune femme porte d’ailleurs un T-shirt Ronda Rousey, une ancienne championne olympique de judo devenue la première championne poids coq d’UFC (Ultimate Fighting Championship), mix ultraviolent d’arts martiaux et de sports de combat. Sa particularité ? Terrasser tous ses adversaires avant la fin de la première minute grâce à une spectaculaire clé de bras.
Quand on lui parle de Rousey, le visage de Claire Boucher s’illumine. “Je suis fan ! Je regarde tous ses combats. Tu l’as vue contre Liz Carmouche ? J’ai lu son bouquin aussi. Elle y explique plein de trucs et notamment comment elle a atteint son niveau : en travaillant sans cesse.”
Un axiome que Claire Boucher applique à la lettre. Sa vitesse de progression, en terme de production, n’a d’égale que son ascension, fulgurante. Art Angels, son nouvel album, avec lequel elle négocie un virage pop, en est la preuve éclatante, sucrée, protéiforme et rutilante.
Avec Janelle Monáe sur les terres de Timbaland
Loin de l’esthétique DIY qui caractérisait ses débuts, Grimes a lâché les chiens et s’est frottée à de nouveaux formats, incorporant, par exemple, des cordes, des guitares. California, en début d’album, est un titre de country hantée et fantomatique, que l’on verrait bien figurer en bonus du dernier PJ Harvey. Flesh without Blood, le fantastique premier single, est construit sur un riff de basse piqué à New Order, et distille une décadence pop glamour un peu grunge, dans le sillage du Celebrity Skin de Hole.
Beaucoup mieux enregistrée que par le passé, la voix de Grimes prend également une autre ampleur. Plus électronique, la second partie de ce disque surprenant, séduisant et passionnant de bout en bout convoque pêle-mêle Kylie Minogue époque Can’t Get You out of My Head (la très sexy et carrossée Butterfly), Missy Elliott, la Madonna de Ray of Light (Life in the Vivid Dream) et Daft Punk. On ne se remet toujours pas de Venus Fly, une petite merveille cosignée par Janelle Monáe, qui braconne sur les terres de Timbaland.
Grimes produit tout en solo
Comme à son habitude, Grimes a mis un point d’honneur à produire Art Angels seule. “Pour moi, une chanson de Grimes est forcément un titre que j’ai composé et produit. Hors de question que je prenne un coproducteur, explique-t-elle. On aurait trop vite fait de dire que le gars qui m’a aidée a tout fait. Ça m’est encore arrivé lors de l’enregistrement de cet album : le mec en studio ne voulait pas me laisser toucher les boutons. Les gens se demandent toujours pourquoi tu ne te contentes pas de chanter si tu es une femme. Ça me donne envie de tout casser.”
Elle observe une pause, puis conclut : “J’ai vraiment tenté de faire un travail de musicienne avec ce disque. Je voulais me sentir forte grâce à lui. Pouvoir traverser une pièce pleine de musiciens et me sentir à ma place.” C’est chose faite.
album Art Angels (4AD/Beggars/Wagram)
concert le 4 mars 2016 à Paris (Trianon)
{"type":"Banniere-Basse"}