Sur un cinquième album complexe, l’ensorcelante Claire Boucher se réinvente encore, tendant à la face de l’époque un miroir terrifiant et grandiose.
Insaisissable album que ce Miss Anthropocene, à la fois conclusif (longue gestation et fin de contrat avec 4AD) et chargé d’ouvrir une nouvelle ère (les années 2020 et le nouvel âge géologique désigné par son titre), d’abord annoncé par le single We Appreciate Power. Ce morceau incroyable, sonnant comme Britney produite par Reznor, ne figure finalement pas au générique d’un album qui se révèle essentiellement un disque d’atmosphères.
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En ouverture, So Heavy I Fell Through the Earth fait partie de ce que Boucher a écrit de plus éthéré – et pourtant s’avère d’une extrême densité. Arrivent ensuite les beats lourds de Darkseid, chef-d’œuvre sur lequel officie Pan Wei-Ju, déjà présent sur Art Angels (2015).
Singles parfaits et dystopie pop
Au fil de la chose, et surtout de sa phénoménale première face, se joue une tension entre machine qui s’emballe et total contrôle. Plus loin, Grimes affirme My Name Is Dark, mais pas Jeanne Dark : loin de bouter l’étranger, en l’occurrence l’intelligence artificielle appelée à régner, elle cherche littéralement à composer avec le monde qui viendrait.
Faisant suite au single parfait qu’est Violence (avec i_o, figure de la techno bravache), l’improbablement tubesque 4ÆM fait partie intégrante du jeu vidéo Cyberpunk 2077. Encore une façon de s’immiscer dans le virtuel et le marché, là où, dans son récent essai h+, Alexandre Friederich pointe les dangers de l’ultralibéralisme et de la cybernétique comme outils de l’idéologie post-humaniste.
En regard de la dystopie annoncée, il y a quelque chose de profondément dérangeant dans cette esthétique technolâtre dont on ne sait pas toujours à quel degré elle doit être reçue. Les avatars de Grimes, ses masques, relèvent de la vallée de l’étrange. Sous son maquillage emo-goth, elle recycle une histoire des formes hybrides, de Garbage (My Name est d’ailleurs mixé par Andy Wallace, entre autres œillades aux guitares nineties) à Lorde, en passant par M.I.A.
Quelque chose en elle de l’icône Ciccone
Mais c’est aussi de la Ciccone qu’elle descend. Dans le livre Good Booty (2017), Ann Powers avance que ce qui a fait de Madonna une superstar, c’est “son imaginaire pragmatique et hautement utilitaire”. La material girl s’appuyait sur l’essor de MTV dans les années 1980 comme Miss Anthropocene tente aujourd’hui de tirer parti des réseaux et du monde dématérialisé.
Avec la même efficacité et la même prospérité ? Il est trop tôt pour le dire, ou pour déterminer si elle agira à terme comme un virus ou comme l’incarnation même d’un monde devenu système. Mais comme son aînée, elle vampirise les formes de l’avant-garde et des marges.
Et de l’apollinienne FKA Twigs, elle serait le versant dionysiaque – aux côté de Poppy, dont le I Disagree viendrait compléter un triptyque esquissé avec MAGDALENE (2019) et Miss Anthropocene. Malgré un cynisme grinçant consubstantiel à l’album, Grimes parvient même à bouleverser quand arrivent de plus analogiques sonorités – la sucrerie folk Delete Forever, son humble guitare et son banjo final.
Forcément,avec un tel niveau, on lui pardonnera moins les moments affaissés : New Gods et You’ll Miss Me When I’m Not Around sentent le remplissage. On sait d’ailleurs Grimes lassée du format album, et c’est probablement ailleurs et autrement qu’elle poursuivra. Si elle tient les promesses de ce disque important, imparfait, excitant et déroutant, le futur sera décidément aussi effrayant que sublime.
Miss Anthropocene (4AD/Wagram)
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