L’Irlandais délaisse les guitares en fusion de son groupe explosif pour dévoiler le crooner mélancolique et solaire qui sommeille en lui.
Celles et ceux qui suivent Fontaines D.C., groupe symbole de la renaissance du postpunk irlandais aux racines ancrées dans le prolétariat, et son explosion phénoménale en une poignée d’années et trois albums impeccables n’ont pu échapper au magnétisme de son leader et chanteur Grian Chatten. Jeune lad introverti, avec une gueule d’ange en prime, il se transforme sur scène en une présence animale. Un mélange de pure douceur et d’ultraviolence qui déclame, emporté par un accent irlandais brandi avec fierté, des pamphlets comme des caresses et des poèmes comme des gifles.
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On ne s’étonnera donc pas, après un featuring en forme de joute orale avec Kae Tempest (I Saw Light) et un autre en forme de cri halluciné avec Leftfield (Full Way Round), un des premiers groupes à mélanger rock et techno, de voir Grian s’échapper des guitares en fusion de Fontaines D.C. le temps d’un disque solo, Chaos for the Fly. Neuf titres inspirés par une balade en bord de mer, non loin de Dublin, à travers les ruines d’un ancien casino désaffecté, où résonnent encore les verres à cocktails qui s’entrechoquent et les mécanismes des bandits manchots.
Juste une guitare sèche et un téléphone
Joint au téléphone, Grian semble émerger d’une nuit agitée, en répondant la voix pâteuse et le cerveau embrumé, comme si ses idées se remettaient doucement en place, depuis Londres où il vient de se réinstaller après une parenthèse de six mois. “À chaque nouvel album de Fontaines D.C., une vingtaine de titres restent sur l’étagère, non pas parce qu’ils sont moins bons, seulement parce qu’ils ne sont pas cohérents avec la globalité du projet. D’une certaine manière, c’est déchirant de les abandonner comme ça.
Je n’avais pas anticipé l’idée de faire un disque solo, j’ai eu l’illumination en me promenant le long de Stoney Beach ; et les morceaux, les arrangements, les chœurs, ce que je voulais raconter, se sont mis en place. Je savais exactement comment ça devait sonner, avec tous ces petits détails qui me tiennent très à cœur. Je ne voulais pas que ces chansons interfèrent avec le prochain Fontaines D.C., je ne voulais pas imposer mon point de vue au groupe ni, surtout, les réduire à des musiciens de studio, alors je l’ai fait seul.”
Grian Chatten creuse ici la psyché des classes sociales défavorisées
Commencé pendant la pandémie – après une succession infernale de tournées qui faillit avoir la peau du groupe – avec juste une guitare sèche et un téléphone, puis poursuivi entre deux chambres d’hôtel au sortir du confinement et en pleine reprise des concerts, Chaos for the Fly a été finalisé en dix jours avec Dan Carey, producteur attitré de Fontaines D.C. et cofondateur du prescripteur et incontournable label Speedy Wunderground (invité l’hiver dernier en carte blanche aux Inrocks Festival). Habitée de cordes luxuriantes à la Lee Hazlewood, traversée d’hommages discrets à Leonard Cohen, empilant boîtes à rythmes vintage, solos de trompette, harmonica nostalgique et piano délicat, complétée de vocaux de Georgie Jesson, sa compagne, cette échappée solitaire éclaire d’un jour nouveau ce génie écorché.
En crooner mélancolique et solaire, le temps de vignettes musicales surannées, Grian Chatten creuse ici la psyché des classes sociales défavorisées et témoigne de sa sidération de jeune trentenaire pris dans le cyclone d’une célébrité fulgurante impliquant des bouleversements. Installé depuis trois ans à Londres, il a quitté Dublin en partie parce qu’il était trop embarrassé – boule de timidité – qu’on le reconnaisse dans la rue.
Colère et vérité
“De toutes ces années passées à Dublin, je me souviens surtout de l’état de pauvreté dans lequel je vivais, nous confie-t-il. Je n’avais pas une thune, un job de merde qui commençait à 4 heures du mat’ pour se terminer à 6 heures du soir, j’habitais avec treize personnes dans un logement qui suintait l’humidité et je partageais mon lit avec Curley, notre guitariste. Avec l’angoisse que le proprio nous foute dehors, car on n’avait pas les moyens de payer le loyer. Il n’y a rien pour les jeunes, je ne m’en rendais pas compte quand j’y vivais, mais depuis que j’ai voyagé tout autour du monde, je vois clairement la différence.
Londres est financièrement plus abordable que Dublin, où se loger est devenu impossible avec les Gafa et où les gens vivent chez leurs parents jusqu’à pas d’âge. J’y ai retrouvé une forme d’optimisme et de vitalité, celle de traîner dans les galeries d’art ou d’assister à un concert improvisé à la dernière minute, comme le week-end dernier avec les Black Lips. Si le Brexit a fait splitter plein de jeunes groupes anglais, visas et augmentation des prix obligent, il y a aussi une sorte de scène DIY très stimulante qui n’hésite pas à s’entraider. J’ai commencé à travailler avec Asha Lorenz du groupe Sorry, ma songwriter préférée. On a passé une journée dans son studio et je suis fasciné par sa dextérité et sa rapidité. Elle réalise en dix secondes ce qui me prend une journée !”
Cette sortie de l’insularité, qui les a vus quitter Dublin pour Londres ou Paris, fut une chance pour les membres de Fontaines D.C., qui ont su s’extraire des sentiers balisés du postpunk et dissiper leur image de “cercle des poètes disparus” pour s’autoriser des pas de côté, quitte à dérouter leurs fans. À l’image de Skinty Fia (2022), troisième album sur le thème de l’exil au rock affiné, rude et tendre, citant parcimonieusement Joy Division, Primal Scream, The Smiths ou Oasis, et porté par le divin I Love You, slow en fusion à filer des frissons. À l’image, encore, de leur collaboration avec Slowthai, l’un des rappeurs les plus talentueux de la scène UK, sur le morceau Ugly.
C’est cette colère domptée mais loin d’être apaisée, cet appétit sans fin qui le voit multiplier les collaborations (il clame son envie de travailler avec Lana Del Rey), cette manière de douter en permanence (lui qui, petit, voulait “être célèbre pour être aimé”), cette timidité extrême qui exulte sur scène, cette ironie dont il entoure la cérémonie de couronnement de Charles III (“J’aurais préféré disparaître dans un trou noir plutôt que de voir ça”) ou cette inquiétude à l’égard des violences policières actuelles en France qui rendent Grian si attachant et fascinant, si vrai dans cette époque de fakes.
Héros que l’époque attendait. De son escapade solo, il faut ainsi retenir la volonté d’apaisement d’un garçon torturé, exprimant une facette de son âme qui n’a pas sa place dans Fontaines D.C. Soyons rassuré·es, le groupe est toujours un point d’ancrage vital pour Grian : “Je sais où nous allons avec le prochain disque de Fontaines D.C., ça n’a absolument rien à voir avec l’esprit de Chaos for the Fly, et l’idée m’excite énormément !”
Chaos for the Fly (Partisan Records/PIAS). Sortie le 30 juin.
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