Les réseaux secrets reliant les hommes qui disent non dévoilés par un méticuleux géomètre de l’Histoire. Attendue depuis dix ans, voici enfin la traduction de Lipstick traces, une histoire secrète du vingtième siècle. Ou comment Greil Marcus, fameux rock-critic américain, a entendu l’écho des dadaïstes et des situationnistes dans les trois minutes d’Anarchy in the UK des Sex Pistols.
Greil Marcus est un grand critique de rock. Dans ce genre qui aura finalement produit si peu d’écriture, il se distingue des meilleurs par une particularité : Greil Marcus a le don d’entendre des voix dans les voix. Voici quelqu’un qui peut vous raconter comment toute l’Amérique est pliée dans les back-up vocals de Roadrunner de Jonathan Richman ou comment, en 1948, le monde tétanisé de l’après-Hiroshima, figé dans la peur nucléaire, pouvait s’entendre tout entier dans un single des Orioles, un groupe vocal noir.
L’art critique de Greil Marcus est de dévoiler ce qui est à proprement parler inouï dans un 45t non pas ce qu’il serait le seul à entendre, mais au contraire ce que tout le monde entend mais qu’il est le seul à savoir formuler en tant que tel. C’est pourquoi Greil Marcus était prédestiné pour écrire Lipstick traces, une histoire secrète du vingtième siècle.
L’affaire commence le 14 janvier 1978, lors du dernier concert des Sex Pistols. Ce soir-là, au Winterland de San Francisco, Johnny Rotten fait grincer ses dents et le monde avec. Dans la salle, Greil Marcus, subissant un choc esthétique sans retour, s’interroge : se pourrait-il qu’il assiste à un véritable événement historique ? Et qu’est-ce que l’Histoire, à ce compte-là ? L’Histoire telle qu’on l’entend ordinairement en masquerait-elle une autre, parasite,« voyageant comme l’oiseau sur le dos du rhinorécos » ? Une fois encore, Greil Marcus entend des voix dans les voix. Il est intimement persuadé, par une sorte d’intimité intellectuelle tout autant que par son intellectualisme intime, que la voix de Johnny Rotten en contient d’autres d’autres qui, à l’aube du siècle, récitèrent à Zurich, dans le cadre du Cabaret Voltaire, des poèmes sans mots. D’autres qui, en 1952, allèrent hurler dans la cathédrale Notre-Dame que Dieu était mort. D’autres qui, un peu plus tard, toujours à Paris, crurent que le désir, la dérive et la critique sociale pouvaient renverser le monde. Critique rock, c’est-à-dire au mieux orthophoniste du désir et de la révolte, Greil Marcus ouït que l’Histoire sécrète des voix secrètes.
Une Histoire qui, tel un fleuve capricieux, déborde d’ailleurs largement le lit du siècle, résonne jusque dans les hérésies du Moyen Age, jusque dans la Commune de Paris puis, microcosmique, reviendrait tout entière dans les trois minutes d’Anarchy in the UK. C’est pourquoi, somme capitale, Lipstick traces donne souvent à la lecture la sensation d’être un livre en crue, cartographiant tous les affluents d’un courant souterrain celui qui alimente la force de certains hommes à se lever contre le monde et à lui dire : non.
Arnaud Viviant
Au début de Lipstick traces, vous semblez vous excuser de comparer Guy Debord et Johnny Rotten, comme si vous étiez vous-même étonné par votre propre audace.
Greil Marcus Je ne pense pas que le livre soit une comparaison. C’est plutôt un argumentaire montrant comment une même voix peut être partagée par des gens très différents, des gens qui, à mon sens, ne se reconnaîtraient pas mutuellement pour toutes sortes de raisons. Mais vous résumez l’humeur de la première partie du livre lorsque vous dites que j’ai l’air étonné par mes propres idées. Oui, je l’étais. Je suis étonné qu’un groupuscule clandestin d’ambitieux intellectuels gauchistes qui se considéraient comme sérieux parmi les plus sérieux, et qui des années durant travaillèrent à développer une des critiques de la société moderne les plus dures et les plus sophistiquées qui soient , je suis étonné que cette critique puisse se retrouver à habiter une pop-song de trois minutes. Car je ne crois pas qu’Anarchy in the UK ne soit qu’une vulgarisation, un fragment d’idée situationniste, ni que ce soit une popularisation de l’attitude dada. Je crois que c’est une réalisation de ces deux traditions, au sens où Anarchy in the UK charrie à la fois une critique situationniste et un geste dada, en allant plus loin encore. Oui, je trouve ça extraordinaire extraordinaire que, par essence, Guy Debord et son petit groupe d’amis puissent se retrouver un jour en tête des charts !
Mais curieusement, nous sommes moins étonnés que vous. Est-ce que quelque chose a changé entre le moment où vous écriviez Lipstick traces et le moment où nous le lisons en français, pour que votre thèse nous paraisse aussi naturelle ?
Il est possible que la critique exprimée dans ce livre semble familière parce qu’elle a été diffusée. Mais aussi peut-être que vous et moi avons deux visions fort différentes de la culture et que ce qui vous paraît évident, peut-être à juste titre, me semble étrange. Etrange, mais également merveilleux. En fait, aussi merveilleux qu’étrange, c’est-à-dire le contraire d’un lieu commun. Prenons les trois figures qui ornent la couverture de l’édition française de Lipstick traces : le dadaïste Richard Huelsenbeck, le situationniste Guy Debord et le punk Johnny Rotten. On pourrait imaginer que ces trois-là se soient reconnus mutuellement, comme faisant partie de la même famille. Mais je ne le crois pas. Guy Debord aurait protesté que son travail n’a rien à voir avec Dada. Huelsenbeck, intéressé par le geste pur, ne se serait pas reconnu dans la scolastique de cette critique française. Mais justement, c’est de ce refus de reconnaissance que naît cette tradition, c’est le fait qu’elle arrive en niant ce qui est arrivé avant et ce qui adviendra après qui constitue son originale beauté. Et ça, ça me paraît encore étrange aujourd’hui. Disons que je ne me suis toujours pas habitué à l’histoire que raconte ce livre.
C’est une tâche difficile de raconter une histoire secrète. N’avez-vous jamais pensé que cette histoire était faite pour le rester ?
Non, parce que tous les gens dont je parle ont tout fait, vraiment tenté le diable, et ce de la façon la plus bruyante, brillante et attractive qui soit, pour que leur critique soit entendue. La plupart ont échoué, ou bien n’ont réussi qu’un moment, vite enfui. Et sont ensuite retournés à l’obscurité. Même les situationnistes qui se sont tant appliqués à sembler hermétiques, à n’entrer en contact avec personne, ont dès le départ publié un journal rempli de leurs brillantes critiques et qui se voulait le plus vibrant possible. Un journal qui inviterait les gens à se dire « Oh ! comme j’aimerais être aussi vivant que les gens qui écrivent ça ! » C’est exactement ce que j’ai éprouvé la première fois que j’ai lu les situationnistes. Je n’avais jamais lu d’écrits aussi engagés, où les auteurs prenaient autant de plaisir à formuler leur critique négative. Ce n’était donc pas clandestin, au contraire, ils entendaient séduire. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils voulaient être célèbres. Y compris Johnny Rotten. Moi, je le prends très au sérieux quand il dit que tout ce qu’il désire au monde, c’est détruire ce qui l’emmerde, ce qui le dégoûte, ce qui l’insulte. Je pense que c’était son seul but, et je trouve personnellement qu’il l’a bien atteint.
Avez-vous rencontré Guy Debord ?
C’était vraiment difficile d’entrer en contact avec lui. Je lui ai écrit une fois, lorsque j’ai commencé ce livre. Un de mes amis a décidé un jour qu’il allait rencontrer Debord. Il avait travaillé avec moi sur l’exposition du Centre Pompidou consacrée aux situationnistes en 1989. Comme il parle parfaitement le français, il a hanté Paris jusqu’à ce qu’il rencontre quelqu’un qui connaisse quelqu’un qui puisse l’introduire auprès de Debord. Et très vite, il devint un ami intime de celui-ci. Il lui donna d’ailleurs un exemplaire de mon livre, ce qui fit que Debord, quelque temps après, m’adressa une lettre de commentaires. Mais, alors que je racontais cela à Michèle Bernstein, la première femme de Guy Debord, elle me dit « Dix-huit mois. » « Que voulez-vous dire ? », lui demandai-je. Elle me répondit « Dans dix-huit mois, Guy ne parlera plus à votre ami. » Et effectivement, dix-huit mois plus tard, quasiment jour pour jour, c’était fini.
Pensez-vous que le fait que vous soyez américain vous ait aidé à opérer ce croisement entre punk et situ ?
Je ne sais pas. Ce qui se passe, c’est que j’ai toujours écrit sur ce qui me parle, me fascine, ou bien m’irrite. En l’occurrence, je n’ai jamais fait de différence entre la manière dont les Sex Pistols, les dadaïstes ou les situationnistes m’intriguent. Pour moi, c’est toujours la même question : mais qu’est-ce que ces gens croient donc faire ? Exiger autant du monde avec des armes aussi poétiques, voilà ce qui m’a fasciné. Renverser le monde avec un poème sans mots, avec une critique que le plus grand nombre ignorera, avec un disque qui fera ricaner, voilà ce qui m’intrigue. J’ai passé neuf ans sur ce livre : il fallait vraiment que quelque chose de fort m’y pousse. J’ai mis trois ans à écrire la dernière partie, celle qui s’intitule justement Lipstick traces. Un jour, je n’en pouvais plus et j’ai dit à ma femme « Tu sais, je suis coincé à Paris en 1952. » Elle m’a répondu « Oh, tu as de la chance d’être coincé dans un si bel endroit ! » C’est comme ça que j’ai trouvé la force de continuer.
Votre but à l’origine n’était donc pas politique : assurer une belle publicité à des révolutionnaires par exemple.
Mon moteur était beaucoup plus simple que ça. Cinq années après la publication de Mystery train, je voulais récrire un autre livre. Le journalisme me frustrait. Et ce que j’avais écrit récemment de mieux j’entends par là ce qui m’importait le plus concernait le punk. Donc je me suis dit « Ecris un livre à ce sujet. » Et puis cela s’est transformé. Mon principal but est devenu d’essayer de comprendre et de suivre la tradition brisée d’un certain type de voix, de rage, d’honnêteté et de délices, qui prend différentes formes. C’est donc devenu une aventure intellectuelle dont j’espérais parvenir à faire une histoire assez cohérente pour plaire et intéresser. Mais ce n’était certainement pas pour promouvoir tel ou tel discours révolutionnaire. Néanmoins, il y a quelque chose de cette
nature quand j’explique qu’il se passe toujours plus de choses qu’il n’y paraît. Des surprises bouillent sous la surface. Et c’est quand les choses paraissent les plus calmes qu’on a le plus de chances de voir resurgir le désir. Ces moments sont rares et merveilleux. Ils apportent une nouvelle énergie dans la vie, si bien que lorsqu’ils apparaissent, faites attention à eux. Parce que vous vivrez plus pleinement si vous savez les reconnaître. C’est l’autre argument du livre : à savoir qu’une chanson contient plus de choses qu’elle ne le laisse à penser. Il y a là-dedans plus d’histoire et de questionnement qu’on croit. Donc, ne soyez pas effrayé d’entendre le monde entier dans un morceau que vous aimez. C’est peut-être là où je suis le plus politique, sans pour autant avoir de programme.
Il y a deux très beaux personnages dans votre livre : Michel Mourre qui est allé crier « Dieu est mort ! » dans l’enceinte de Notre-Dame, et le philosophe marxiste Henri Lefebvre.
Je n’ai jamais rencontré Lefebvre, mais je le respecte énormément. C’est quelqu’un qui a suivi le siècle dans toute sa confusion. Il a commencé par graviter autour des surréalistes, il est passé au parti communiste français puis, sentant que dans cette bureaucratie ces idées ne passeraient pas, il a vécu une histoire d’amour avec Guy Debord et les situationnistes. Enfin, et c’est ce qui me touche, dans son long livre-interview intitulé Le Temps du mépris, il s’est mis à parler de Dada, des situationnistes, avec la fureur qu’on a toujours utilisée dans cette tradition-là. En disant « Je ne me souviens plus de tout ça. Pourquoi m’en parlez-vous ? J’étais un gosse ! » Puis, finalement, en déballant tout. Mais quand il s’exprime, on comprend qu’il faut lire exactement le contraire de ce qu’il dit. Ce qu’il nous raconte en fait, c’est que lorsqu’on expérimente une telle éruption de négation, qui est aussi une éruption de désir, on est ruiné jusqu’à la fin de ses jours. Par rapport à ces moments-là, le reste de votre existence ne sera plus jamais susceptible de vous satisfaire. Le plus beau musée, le concert le plus super, le meilleur résultat électoral qui soit vous laissera insatisfait. Quant à Michel Mourre, j’avais lu son aventure à Notre-Dame dans la première compilation de textes situationnistes parue en Angleterre. Mais tout était confus, personne n’était nommé. Puis j’ai lu Debord, qui en parle, et qui dit que cet homme criant dans la cathédrale Notre-Dame que Dieu est mort avait été important pour lui, bien qu’il n’y eût pas pris part. J’ai voulu en savoir plus. J’ai lu Le Monde, Le Figaro, Combat, de l’époque. Dans Combat, cette histoire a fait la une pendant deux semaines, avec des détails incroyables. Les surréalistes disaient que Michel Mourre était des leurs, qu’ils auraient fait la même chose s’ils en avaient eu le courage, l’idée ou tout simplement le temps ! Puis à Berkeley, je suis tombé sur un livre intitulé La Jeunesse au demi-siècle qui parlait de Michel Mourre et de son livre, Contre le blasphème. Un livre ! Je n’en croyais pas mes oreilles. J’ai mis la main dessus et c’est là que j’ai découvert cette incroyable histoire. J’ai certes voulu la raconter, mais j’ai voulu aussi montrer que des
centaines d’années d’expérimentations, d’échecs, de souhaits et de questionnements du monde étaient condensées dans Anarchy in the UK, de même que des centaines d’années de persécutions,
de refus et d’hérésies, de gestes d’avant-garde et de blagues dada étaient condensées ou se retrouvaient dans l’acte de Michel Mourre. Je me moquais de savoir si les acteurs en étaient conscients ou pas. Le fait est que c’était arrivé.
On a l’impression que Michel Mourre est la figure opposée à Johnny Rotten dans ce livre.
Non. En fait, ils se ressemblent énormément. La personnalité de Rotten est très contrastée : hors-la-loi d’origine irlandaise, il est vulnérable par rapport à l’Eglise même quand il la dénie. J’ai lu une très intéressante interview de lui, que je crois signaler vaguement dans le livre. Rotten est interrogé par deux Born Again Christian. Ils lui disent « Ne croyez-vous pas avoir blasphémé dans vos chansons ? » Et lui répond « Oui. » Ils lui disent « Est-ce que cela vous trouble ? » Et il répond « Oui. » Peut-être cherchait-il à les taquiner… Mais tout de même : je garde l’impression que, lorsqu’il chante « I’m a Antechrist », Rotten a beaucoup plus une idée que moi de ce que peut être vraiment l’Antéchrist !
En France, vous êtes avant tout connu comme critique de rock, faisant partie de la génération dorée de Rolling Stone. Comment êtes-vous entré dans le magazine de Jann Wenner ?
J’avais connu Jann lors de notre première année universitaire à Berkeley. Il avait commencé sa carrière de journaliste en collaborant à Sunday Ramparts, revue underground locale. Lorsque le premier numéro de Rolling Stone est sorti, je l’ai tout de suite reconnu comme son journal. Je suis devenu un lecteur régulier… A cette époque, j’étais étudiant en troisième cycle et je m’ennuyais ferme. Le milieu universitaire était chiant : les profs qui étaient si passionnants avant essayaient désormais de nous former à un métier. Un jour, j’ai acheté un disque : il ne ressemblait pas du tout à ce qu’en avait dit la chronique. Je me suis senti floué. J’ai alors écrit la chronique que j’aurais aimé lire et je l’ai envoyée à Rolling Stone. Deux semaines après, elle était publiée ! Et en plus, j’ai reçu un chèque de 10 dollars ! Dans les semaines suivantes, j’ai commencé à me plaindre auprès de Jann, estimant que les chroniques de disques étaient mauvaises. Les disques de rock étaient jaugés selon un point de vue folk : les critiques ne parlaient que des textes, leur écriture manquait totalement de passion. Jann m’a rétorqué, et c’était typique de sa part, « Puisque cette rubrique est si mauvaise, pourquoi ne la prends-tu pas en charge ? » Voilà comment je suis devenu chef de la rubrique. J’ai dirigé les critiques pendant un an, à la suite de quoi j’ai été viré même si Jann soutiendra toujours que c’est moi qui ai démissionné… Bref, je me suis rendu compte à ce moment-là que je ne serais jamais professeur, ce qui était ma vocation première. J’ai enseigné pendant une année et j’étais très mauvais, je n’avais aucune patience. Par contre, j’avais suffisamment écrit pour me dire que je pouvais essayer d’en faire un métier. Et pendant les premières années de cette activité, je n’ai écrit que sur la musique. Puis j’ai écrit Mysterytrain, dans lequel j’ai mis tout ce que j’avais appris et aimé pendant mes études en le reliant à la musique qui m’avait passionné. Tout cela s’est fait selon un processus très naturel.
En élevant le rock au rang d’une culture, en le rendant digne d’exégèse, n’avez-vous pas un peu détruit sa nature originelle, pulsionnelle, irrécupérable ?
C’est un faux paradoxe. On ne pourra jamais rendre le rock respectable, il sera toujours vulgaire, vénal, issu de la rue et sujet à corruption. C’est ce qui fait son attrait, c’est de là que vient son énergie. Et c’est pour ces raisons qu’après tant d’années le rock réserve encore tellement de surprises. Parce que le rock sera toujours peuplé d’individus désespérés qui veulent se faire du mal, ou devenir riches, ou simplement se tirer de chez leurs parents, etc. De ce point de vue, le rock ne sera jamais complètement policé. En ce qui me concerne, je n’ai jamais tenté de le rendre respectable. Mais même si j’avais essayé, ça aurait été sans espoir, le rock m’aurait résisté. On ne peut pas détruire l’esprit originel du rock, il est trop puissant, trop profond vous pouvez laisser tomber tous les gratte-ciel de New York sur Johnny B. Goode, le disque de Chuck Berry ne rompra pas. Depuis les tout débuts du rock, ses fans en ont parlé comme si c’était la chose la plus importante du monde. Ils ont toujours discuté des chansons, de leur sens, de leur impact émotionnel, et ils l’ont fait avec la même intensité et la même précision que, plus tard, les rock-critics. En un sens, la rock-critic n’est qu’un prolongement écrit des discussions de fans. Je ne vois pas de paradoxe dans ce processus.
Les meilleurs écrits sont quand même plus raffinés, plus riches et plus articulés qu’une conversation de base entre fans.
Ça dépend de l’auteur ! Mais disons-le ainsi : les meilleurs critiques, que ce soit en rock, en livres, en cinéma, etc., écrivent parce que ce sujet est important pour eux, vital. Les meilleurs critiques écrivent avec de l’amour, ou de la fureur, pas pour faire carrière. Certaines personnes ont lu mes livres et m’ont dit « Tu es si intelligent et cultivé, pourquoi perdre ton temps avec Elvis Presley ou les Sex Pistols ? » Mais d’autres personnes peuvent dire « Tes écrits m’ont désinhibé, je n’ai plus honte d’aimer cette musique, d’admettre qu’elle est vitale pour moi. » Bien sûr, un critique peut passer des heures à écrire sur des chansons que plein de gens vont écouter d’une oreille distraite. Mais c’est normal ! La plupart des gens ont autre chose à faire dans la vie, ils sont trop occupés pour avoir le temps d’analyser leurs goûts. Par contre, un critique est là pour ça, c’est son occupation principale. Cela dit, le critique n’est pas nécessairement un meilleur auditeur.
Est-ce qu’il y avait deux écoles de rock-critics en Amérique : l’école sérieuse de Rolling Stone, que vous représentez, et l’école furieuse de Creem, incarnée par Lester Bangs ? Lester Bangs et vous, c’était le feu et la glace. Vos styles de vie et d’écriture étaient complètement opposés. Lui l’instinctif, vous le chercheur…
Nous étions les meilleurs amis du monde. C’est moi qui ai supervisé son recueil, Psychotic reactions… Mais c’est vrai que nos styles étaient radicalement différents, que le jazz était fondamental pour Lester et pas du tout pour moi. Quand il a commencé à écrire pour Rolling Stone, il chroniquait en moyenne vingt disques par semaine ! Chaque fois qu’il recevait un disque, il estimait que c’était sa responsabilité de le chroniquer. Evidemment, je n’avais pas la place de publier vingt chroniques de Lester par semaine ! Ce qui est intéressant, c’est que ses meilleurs papiers étaient souvent sur des disques tout à fait bizarres, parfaitement secondaires, voire totalement nuls. Lester était un écrivain-né. Il avait besoin d’écrire comme d’autres ont besoin de manger ou de respirer. Il était capable de taper sur sa machine pendant vingt heures d’affilée et, au bout, il avait pondu un texte parfait, qui avait une forme et du sens. C’était facile, ça jaillissait. Et ce n’était pas seulement du style brillantissime, ses écrits traduisaient aussi une vraie pensée, un sens aigu de l’analyse. Relisez ses papiers sur Clash : sous couvert d’un journal de tournée, c’est bourré d’idées, de philosophie, il pousse le groupe dans ses derniers retranchements. Son écriture et sa vision ont évolué au fil des ans, il est devenu de plus en plus humaniste et généreux. Et il était très inquiet de l’état du monde, du grand virage à droite politiquement et culturellement. Il sentait que ses valeurs étaient en danger… Quand Lester était plus jeune, c’était plus simple de repérer ce qui était beau et vrai. En vieillissant, ces questions se sont complexifiées et l’écriture de Lester s’en est ressentie. Dans la dernière partie de Psychotic reactions, il s’interroge sans arrêt sur la validité de ce qu’il fait : « Est-ce que je fais ce qu’il faut faire ? Mon activité de journaliste est-elle décente ou corrompue ? » Quand je sens que mon travail devient trop figé ou trop froid, je lis Lester et ça me libère.
Dans Mystery train, vous consacrez des chapitres à Robert Johnson ou Elvis Presley mais, de façon plus surprenante, l’essentiel du livre parle de musiciens de « seconde importance » en termes d’impact : Randy Newman plutôt que Dylan, Sly Stone plutôt que James Brown, etc. Comme si vous aviez choisi des médaillés de bronze plutôt que des champions olympiques.
Mon but n’était pas de battre des records de vente. J’ai écrit sur des gens qui m’avaient touché en profondeur et sur lesquels j’avais des choses à dire. Dernier point, très important, j’ai choisi ces artistes-là parce que ce sont des voix américaines au sens le plus fort. Je crois que tous les gens qui sont dans Mystery train se sont dit plus ou moins consciemment « Le destin de mon pays relève quelque part de ma responsabilité. Et la façon dont je peux user de ma responsabilité, c’est ma musique. »
Vous évoquez Sly Stone à travers un prisme passionnant : le mythe de Stagger Lee. Les incarnations de ce mythe sont toujours très nombreuses aujourd’hui, du rap à Tyson.
Absolument. Il suffit d’observer le rap, les rôles que les gens y jouent, les attitudes qu’ils adoptent. Des gars comme Notorious Big ou Tupac Shakur sont presque forcés de jouer ce rôle, premièrement parce que leur public le demande, deuxièmement parce qu’eux-mêmes n’ont aucune imagination. Alors, ils adoptent le costume du grand méchant : the badest, the meanest, the toughest… Et tout cela finit par les détruire. Pourtant, un gars comme Tupac était plutôt intelligent, cultivé, il savait parfaitement ce qu’il faisait. Je suis persuadé qu’il pensait intérieurement « Je suis obligé de vivre le destin de Stagger Lee. Je ne vois pas comment je pourrais continuer à chanter, jouer de la musique, être une célébrité et gagner de l’argent sans endosser ce rôle. » C’est un invariant, c’est la prison de la mythologie qui les piège. C’est aussi pour cela que les Geto Boys de Houston sont le groupe de rap qui me touche le plus : leur musique laisse place au doute, au questionnement.
Le rap, entre autres, peut signifier que le rock est mort. Chanteriez–vous avec Neil Young « Hey hey, my my, rock’n’roll will never die » ?
Cette chanson parle de la mort d’Elvis et du surgissement des Sex Pistols. Quand Neil Young chante la phrase que vous citez, c’est de façon très sarcastique, avec une bonne dose d’humour noir. Mais on parle de la mort du rock depuis ses débuts. A divers moments de ma vie, je me suis dit moi-même que c’était fini, usé, foutu, que le rock avait tout dit, qu’il s’était autodévoré… et c’est toujours dans ces moments-là que surgissent les plus belles surprises. Tout dépend aussi du sens que l’on donne à ce terme. Aujourd’hui, le rock au sens strict est devenu un genre parmi le large spectre de la musique populaire. Quand on parle de rock’n’roll, on pense à « de la musique jouée par des Blancs avec des guitares électriques ». Si c’est ça le rock’n’roll, non seulement c’est mort, mais ça doit être mort et enterré à jamais ! Heureusement, dans mon esprit en tout cas, le rock ne se limite pas à ça.
Vous êtes un thuriféraire du rock classique, mais vous avez aussi aimé les Sex Pistols, puis la new-wave, le rap, etc. Pourtant, les Pistols, qui sont un pilier de Lipstick traces, voulaient effacer des mémoires les Beatles et les Stones. Comment réconciliez-vous tout cela ?
Ce n’est pas parce que Johnny Rotten dit qu’il déteste Elvis que je devrais m’aligner sur lui ! J’ai aimé les Pistols et j’ai écrit sur eux parce que leur musique m’a touché. Elle m’a fait me sentir vivre et je ne me suis pas demandé si c’était dans la lignée d’Elvis ou contre Elvis ou je ne sais quoi. Je me suis juste dit « Putain, qu’est-ce que c’est que ce truc ? »
A votre avis, que voulait dire Guy Debord quand, dans la lettre qu’il vous adresse à propos de Lipstick traces, il parle de votre vision« très personnelle » de cette histoire ?
Ce qui me ferait le plus plaisir, c’est qu’il ait entendu par là que ce n’était pas une histoire engagée. Mais je crois qu’il voulait plutôt dire que c’était la vision d’une seule personne et ça, c’est moins plaisant. Parce que si c’est vrai, ça veut dire que ce livre est juste ma manière un peu rigolote de voir les choses et, dans ce cas, il n’y a aucune raison que quelqu’un d’autre se joigne à la conversation. Quant à Johnny Rotten, un jour, lors d’une interview, il a fait un parfait résumé du livre. Il a dit « C’est un livre qui raconte que le genre de personne que je suis a toujours existé dans l’Histoire et existera toujours. Et que ce genre de personne est toujours inconsciente qu’il y a eu des gens comme lui auparavant, même si nous faisons tous partie d’une même tradition. » Et la journaliste a demandé « Bien sûr, c’est complètement faux ? » Et Rotten a répondu « Non. »
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Lipstick traces, une histoire secrète du vingtième siècle, traduction par Guillaume Godard (éditions Allia), 548 pages, 190 f.
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