Avec Gratte poil, leur huitième album, les Têtes Raides donnent à la chanson française les allures conviviales d’une auberge espagnole. S’y retrouvent, un verre à la main et la pensée rebelle, Noir Désir, Yann Tiersen et le cercle des poètes disparus. Gratte poil, poil à gratter, et retour induit vers la gaudriole alternative. C’est tout […]
Avec Gratte poil, leur huitième album, les Têtes Raides donnent à la chanson française les allures conviviales d’une auberge espagnole. S’y retrouvent, un verre à la main et la pensée rebelle, Noir Désir, Yann Tiersen et le cercle des poètes disparus.
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Gratte poil, poil à gratter, et retour induit vers la gaudriole alternative. C’est tout du moins ce que laisserait supposer un titre d’album (le huitième) on ne peut plus daté. 1989 disons, l’année de la séparation des Bérus, de l’avènement de Noir Désir ou des Négresses Vertes, de la Mano Negra, de Pigalle. 1989, l’année où justement s’esquissent les Têtes Raides avec un disque conformément nommé Not dead but bien raides. En l’occurrence, on parlera déjà d’homogénéité, de ligne de conduite, pour un groupe que l’on découvrira pourtant investigateur et polychrome. Sachant de surcroît que polychrome n’est pas nécessairement un synonyme de bâtard. Et effectivement, dans un registre où tant d’autres mêlent rock et chanson, pour faire les malins ou les lettrés, Christian Olivier et ses Têtes Raides n’empruntent qu’une voie. Mais, à l’instar de la Nationale 7 chère à Trenet, la leur côtoie une myriade de paysages, tour à tour gris et ensoleillés, chauds ou rafraîchissants.
Et c’est cette route unique, mais pas à sens unique, qui les conduit aujourd’hui à Gratte poil, décoction parfaite de poésie sans limites ni frontières, dans une douceur de vivre de souche bien française, quand ce dernier adjectif se souvient de ses connotations expressives et conviviales. Rencontre au cœur du Paris populaire et encore vivant, Faubourg Saint-Antoine, quartier des artisans et des insurgés depuis une dizaine de siècles. « Habiter Paris est devenu désormais un acte de résistance, un combat. Tels des assiégés, il faut tenir la place pour éviter qu’elle ne tombe aux mains de censeurs susceptibles de la faire taire. Il faut être là pour soutenir les gens, les lieux. Maintenant, je ne pense pas qu’une zone d’écriture ait une incidence sur le résultat. La forme s’en trouve sans doute un peu modifiée, mais pas les idées directrices. L’Afrique où je suis né, la banlieue où j’ai grandi et formé la première mouture du groupe, les Red Ted à l’époque, la Bretagne aussi, où l’on nous permettait de jouer fréquemment à nos débuts, ont sûrement influencé à parts égales la musique des Têtes Raides. D’ailleurs, nous ne sommes pas scotchés à Paris, nous ne sommes plus que deux à vivre ici, et les concerts nous en éloignent une bonne moitié de l’année. En fait, les mots et les sons peuvent naître n’importe où, si le lieu s’y prête. »
Créatrices de décors et d’univers singuliers, les Têtes chercheuses se voient néanmoins, dès le berceau, amalgamées malgré elles à la scène java-rock parisienne. Un brin réducteur, le sillage des accordéonistes destroy de l’époque leur assure tout de même un point d’ancrage, voire une piste d’envol. « Pourtant, nous ne connaissons pas grand monde. Nous n’avons pas la fibre familiale très développée, mais il est vrai qu’un même refus des concessions nous a rapprochés des gens de la Mano Negra ou des Négresses Vertes. C’était aussi une époque pendant laquelle je traînais beaucoup au Théâtre des Amandiers de Nanterre où Patrice Chéreau montait ses spectacles. Il en découlait des happenings un peu tragiques à nos concerts, d’où le côté Bérurier Noir léger de nos prestations du moment. Mais nous avons toujours travaillé dans notre coin, sans trop nous soucier de l’environnement, sans nous prendre non plus pour une génération spontanée. »
Suffisamment sûr de lui pour ne pas jouer les vierges effarouchées dès que l’on évoque quelques connivences possibles avec d’autres auteurs-compositeurs, Christian Olivier déclare même volontiers que « le succès actuel de Louise Attaque (le) réjouit plutôt ». Et c’est vrai qu’il n’est pas Manu Chao ou Gaëtan Roussel, pas les Frères Jacques ni Fitzcarraldo non plus. Ses mots à la fois opaques et lumineux ont plus inspiré les étiqueteurs impénitents que ses mélodies pourtant amènes. Michaux, Pessoa, Queneau, Kateb Yacine, Prévert, Artaud, Desnos : tout y est passé, certains ont même été repris par eux.
« Personne ne saurait être totalement imperméable à ses lectures. Je n’ai jamais su expliquer toutes ces références début de siècle dont on nous a affublés. Pareil pour le surréalisme, même si je n’ai pas résolu certaines énigmes de mes textes. L’écriture est certes mon mode d’expression préféré, j’aime peaufiner le sens, voire le non-sens, mais je n’ai pas le dos assez large pour supporter le lourd statut de poète. Un gamin m’a dit récemment que nous faisions des chansons de grenier et c’est à ce jour le seul label que je puisse revendiquer. » Un grenier où Georges Brassens calmerait les excès de Jacques Brel, où Bobby Lapointe dériderait Fréhel, où Montmartre accueillerait à bras ouverts les violonistes tsiganes et les marins bretons, etc. Artiste exceptionnel et complet, Christian est aussi responsable avec son groupe de graphistes, Les Chats Pelés, des pochettes de disques du clan et de livres pour enfants. Dernier ouvrage paru : Au boulot ! On y retrouve les teintes ocre, jaunes et sépia qui emballèrent Mange tes morts ou Le Bout du toit, les couleurs vives et les matières brutes du précédent Chamboultou. « Les Chats Pelés et les Têtes Raides sont nés au même moment. Il m’est en fait impossible de dissocier les deux. L’image habille la musique mais peut aussi lui répondre. Et j’aime ces dialogues entre nos instruments acoustiques, principalement en bois, et les tons chauds de nos pochettes, qui parfois même commencent à raconter le disque avant l’écoute. Quel que soit le domaine d’expression écriture, chanson, peinture , je n’aime pas les substances lisses. Je ne peux travailler que des matériaux vivants. »
Revenue à la simplicité graphique des débuts, la pochette de Gratte poil enlace dix-neuf titres (et interludes) taillés dans la même évidence. Comme si les Têtes Raides trouvaient dans l’épuration une sorte de but touché, la présente livraison distrait et fascine à la fois. Les rêves et l’engagement se font plus limpides. Les mots de Christian ricochent toujours entre l’absurde et le cartésien, entre douceur et témérité, mais leur calligraphie au cordeau atteint des sommets d’élégance. Chaque nouvelle tentative, des chœurs d’enfants de Patalo aux mélodies plus graphiques que sonores de Chapeau, évite les écueils des recettes éculées pour vivre sa propre aventure acoustique et pétillante. Toutes les prises de risques portent. Même cet intrigant L’Iditenté : retour au rock et magnifique halo d’électricité crue, avec Noir Désir non pas en faire-valoir mais en complices de barricades. « Dès l’écriture du texte, il m’a semblé évident de les associer à la chanson. Avec Chamboultou, nous avions déjà ressenti le besoin d’utiliser des instruments électriques, mais pour L’Iditenté c’est devenu une nécessité. La rencontre a débouché sur de véritables échanges avec des gens intègres et impliqués, à la hauteur de leur réputation. C’était pour nous la plus belle manière de bousculer le carcan dans lequel le public commençait à nous enfermer. »
Version armée d’un engagement de velours, L’Iditenté reste une parenthèse extrêmement réussie au sein d’un univers précieux et chaque jour plus franc. Une parenthèse certes, mais pas un addenda hors contexte. Pour preuve, ce Dépêche-toi qui le précède et en annonce la fibre communarde. Mais c’est dans leur registre usuel que les Têtes Raides arrivent encore à nous surprendre. Exploit, là. Ces Je chante ou Les Choses racontent un Hexagone déboussolé mais plein de saveurs, plein de questions grises, de réponses irisées et d’amis effervescents (Yann Tiersen, Jean Corti…). A la fois ouvert à tous vents et bien calé près de l’âtre, ce disque prouve que les bonheurs humanisés existent encore.
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