Après de multiples reports, “Jesus Is King”, le 9e album solo du rappeur de Chicago pointe enfin le bout de son nez. Est-il à la hauteur des attentes ?
Souvenons-nous. Août 2018, Kanye West annonce la sortie de Yandhi, un disque censé faire suite à son 8e album solo, Ye. Finalement repoussé à de multiples reprises jusqu’à une date indéterminée, le disque ne verra jamais le jour. Seules restent quelque 30 minutes de morceaux inachevés, la faute à une fuite sur les réseaux en juillet dernier. Un an plus tard, Kim Kardashian annonce la sortie d’un autre album. Yandhi est mort, vive Jesus Is King.
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— Kim Kardashian (@KimKardashian) August 29, 2019
Chemin de croix
Plus à une contradiction près, le rappeur chicagoan aura donc profité de cette année pour faire tout et son contraire : dévoiler un morceau aux Pornhub Awards, monter un projet de logements sociaux inspirés de Star Wars, s’en prendre de nouveau à Drake, nommer son 4e enfant Psalm, intercéder auprès de Donald Trump pour la libération d’A$AP Rocky mais surtout lancer les Sunday Service, initiative inspirée de James Turrel, au cœur de son nouvel album Jesus Is King (et du film qui l’accompagne filmé à Flagstaff dans l’Arizona).
Traînant sa chorale gospel sur les routes américaines de Chicago à l’Utah en passant par le festival Coachella, la mutation de Kanye West touche aujourd’hui à sa fin. On savait déjà que le rappeur avait abandonné l’idée de faire de la musique laïque (et donc de jurer), qu’il avait failli arrêter le rap qu’il considérait comme « la musique du diable », on apprend aujourd’hui, au détour d’une interview pour Beats 1, qu’il a demandé aux collaborateurs de l’album de ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Il a, par ailleurs, réaffirmé son désir de devenir président des Etats-Unis, évoqué son projet de mode durable dans le Wyoming, disserté sur son addiction au porno et sur les réseaux sociaux, argué qu’il était le plus grand artiste de tous les temps et a d’ores et déjà annoncé un nouvel album pour Noël : Jesus Is Born.
Et la musique pardieu ?
Convoquer les frasques de Kanye West peut sembler contre-productif, c’est oublier que l’absurdité, les débordements, les dépassements de fonction, sont constitutifs de la musique de Ye. Si ses fidèles les plus chanceux s’étaient réunis dans l’antre du Forum à Los Angeles pour une écoute exclusive de l’album, le commun des mortels aura encore eu droit à un faux départ. Prévu à minuit heure américaine, Jesus Is King a été une nouvelle fois repoussée. La cause : le mix de Water, Follow God et Everything We Need, trois morceaux du disque, nécessite quelques ajustements. Neuf heures après l’heure de sortie initiale, Jesus Is King descend enfin sur Terre : 26 petites minutes dévolues au gospel et à la renaissance de Kanye West.
https://twitter.com/kanyewest/status/1187599352820224000
Sur un simple piano, la chorale du Sunday Service lance la grande messe de Yeezus. Avant le chaos où l’absurde confinera au sublime, multipliant les pistes d’une foi renouvelée, l’assertion de Every Hour est limpide dans son interprétation : Jesus Is King est l’album de celui qui dorénavant chante pour Dieu et par Dieu.
Les fondations de son Eglise désormais posées, Kanye West a tout loisir d’étudier son rapport à la foi. Une constante dans la carrière du rappeur doublée ici par une approche résolument méta : sur Jesus Is King, chaque morceau fonctionne comme une nouvelle lecture de la religion chrétienne. Qu’il évoque le jour saint sur Closed on Sunday, les difficultés à suivre les préceptes religieux sur Follow God, le pardon et les bénédictions dont fait montre Dieu sur Use This Gospel, la découverte de la foi dans Everything We Need, chacune des chansons est un instantané, une esquisse, un condensé de pensée, résultat d’une illumination fugace qu’il s’agit de figer dans la glace.
A l’élaboration de ce puzzle de mots et d’images, Kanye West s’est entouré de collaborateurs entièrement dédiés à la réalisation de sa vision. Ainsi, on retrouve l’inénarrable Mike Dean à la production mais aussi Pi’erre Bourne, Ronny J ou plus curieusement Timbaland. Côté featurings, Ty Dolla $ign et le méconnu Ant Clemons, déjà présents sur Ye, donnent de la voix sur Everything We Need et Water, tandis que Hands On invite Fred Hammond, célèbre chanteur de gospel. Reste ce surréaliste Use This Gospel qui acte la renaissance de Clipse, duo formé par Pusha T et son frère No Malice, tout en convoquant le saxophone de l’excentrique Kenny G.
Vœux de piété ?
Minimaliste à souhait, Jesus Is King profite de l’art du dépouillement de Kanye déjà éprouvé sur Ye. Avec une rigueur quasi-ascétique, le disque est magnifié par la technique de sampling (voix pitchées à l’appui) du maestro de Chicago. Fort d’une interprétation au cordeau, Kanye West donne corps à l’imparable God Is, à la boucle hantée de Selah, en passant aux éthérées Everything We Need et Water ou aux incursions électroniques de On God.
Une paix intérieure apparente, rapidement chahutée, bousculée et poussée dans ses retranchements par Kanye. Toujours capable d’associations d’idées qui prêtent à sourire (« What if Eve made apple juice ?/Yo gon’do what Adam do ?/Or say « Baby let’s put this back on the tree » ‘cause » sur Everything We Need, ou associer le jour saint aux restaurants fermant le dimanche sur Closed on Sunday), Kanye West n’en a pas pour autant fini avec sa vision distordue de la liberté d’expression.
Car si Jesus Is King touche souvent juste dans son exploration intime de la foi (et au-delà), cela n’empêche pas le rappeur de réaffirmer ses propos sur l’esclavage sous couvert de quelques analogies chrétiennes lourdingues. Accouchant d’un monument d’ambivalence où le sublime côtoie l’absurdité, où les éclairs de lucidité se confrontent aux illogismes, le génial et problématique Kanye West nous éclabousse (à l’eau bénite) de sa virtuosité renouvelée.
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