Le commandant de bord du vaisseau Zombie Zombie sort un album de reprises, en forme de déclaration d’amour aux grands thèmes de jazz qui ont marqué son parcours. Rencontre pleine de digressions free avec le plus iconoclaste des saxophonistes français.
Début du mois d’octobre, nous retrouvons Etienne Jaumet dans le 20e arrondissement de Paris, où le saxophoniste et commandant de bord du vaisseau krauto-post-dub Zombie Zombie profite des derniers instants d’une saison estivale qui ne semble pas vouloir laisser sa place à l’automne : casquette de grand-père vissée sur la tête et gilet à motifs flanqué sur le dos, Etienne termine son café dans le jardin de la propriété de son ami Pascal.
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Le lieu importe, le saxophoniste new-yorkais Steve Lacy, compagnon de route du pianiste et poète Cecil Taylor, a vécu un temps dans cette vieille bâtisse au coeur de la capitale, à quelques encablures de Place des Fêtes. Celui qu’il ne faut pas confondre avec l’autre Steve Lacy, petit prodige de vingt piges né à Compton et officiant, entre autres, au sein du groupe The Internet, avait l’habitude de dire qu’il était « déçu par les nouvelles générations de saxophonistes (…) comme si les jeunes avaient peur de prendre des risques, préférant se cantonner dans des registres nostalgiques plus protégés« , selon un papier de Libération publié au moment de sa mort, en 2004.
Lacy aurait attendu quelques années avant de passer l’arme à gauche, il aurait croisé la route d’Etienne Jaumet, qui sort ces jours-ci 8 regards obliques, un album de reprises de grands thèmes de jazz allant du Shh / Peaceful de Miles Davis à Caravan, le standard de Duke Ellington. Sept reprises (et une composition originale), vues sous le prisme de la musique électronique, mais toujours parcourues par le saxo free d’Etienne. Et quand Etienne Jaumet parle, c’est déjà un peu du free jazz. Rencontre.
Tu avais repris Rocket n°9, de Sun Ra, avec Zombie Zombie à l’époque de Rituels d’un nouveau monde. C’était important pour toi de consacrer un album entier à des reprises de jazz ?
Etienne Jaumet – Quand j’ai eu l’idée de reprendre Rocket n°9 avec Zombie Zombie, on a fait une démo et j’ai constaté que ça marchait. Je me suis dit : « pourquoi ne pas continuer cette démarche en solo ? » C’est mon troisième album, et il fallait que je fasse quelque chose de différent. Je suis resté attaché à cette façon de composer, déjà expérimentée sur les disques précédents : quelque chose de très spontané, très rapide. Mais je voulais en même temps renouveler l’écriture ; alors tu vas me dire que je n’ai pas vraiment renouvelé l’écriture, puisqu’il n’y a qu’une composition… C’est plutôt un renouvellement lié à cette idée que j’ai en tête depuis un moment de faire des reprises de jazz. Alors pourquoi ? Parce que j’en joue depuis longtemps. Depuis que je joue du saxo, je fais des reprises !
Comment as-tu fait le tri parmi tous ces thèmes que tu aimes jouer ou écouter ?
Il y a ceux que je reprenais juste pour l’exercice et que j’adore, comme Caravan, de Duke Ellington et d’autres qui ne sont pas très durs à jouer et que je trouve habités, comme Spiritual, de John Coltrane. C’est un thème qui m’a toujours captivé. Je reprenais déjà Spiritual en concert et ça marchait. Les gens ne captaient pas toujours d’ailleurs. Tu trouves ce morceau sur plusieurs albums, mais la version que je préfère et que je recommande d’écouter, c’est celle enregistrée au Village Vanguard, avec Eric Dolphy. Il y a une ambiance incroyable ; on sent les vapeurs du club, le côté tard le soir, ce truc à la fois détaché et en même temps lourd de… je ne sais pas, de fatigue et d’alcool. J’adore ce morceau.
Un truc à la Outsiders, ce bouquin du sociologue Howard Becker dans lequel il plonge au coeur des boites de jazz de Chicago, parmi les fumeurs de marijuana.
Les types buvaient beaucoup d’alcool. Et ils se droguaient dur aussi !
En tant que saxophoniste, mais aussi en tant que musicien électronique, tu t’es toujours senti à l’aise dans le milieu du jazz ?
J’ai toujours pensé que j’étais capable de jouer du jazz. D’ailleurs, avec Zombie Zombie, on a fait une collaboration avec Sonny Simmons, un new-yorkais. Très bon. Il a sorti des disques sur ESP-Disk en solo. On avait pu expérimenter une fois de répéter avec lui et ça avait bien marché ; à la suite de ça on avait pu faire Jazz à la Villette ensemble. Après, c’est très compliqué de jouer avec de tels musiciens, avec autant de background, parce que… On n’était pas vraiment dans l’échange. Mais le concert était épique. C’est une expérience très forte. Et quelque part, ça m’a conforté dans l’idée que j’étais capable de jouer du jazz, même si je n’ai pas vécu aux Etats-Unis. Il s’est passé quelque chose avec le jazz en Europe. Il suffit de voir le nombre de musiciens de jazz qui existent. Même en Pologne ! Et en ce moment en Angleterre ! Il y a une sorte de renouvellement du genre, une digestion de ses maîtres, et c’est peut-être ça qui m’a poussé à faire ce disque de jazz. En France, on est peut-être dans une culture trop traditionnelle, avec un public vieillissant.
J’avais l’impression qu’on s’ouvrait un peu en France justement, que les gens commençaient ou recommençaient à s’intéresser à certaines musiques jazz. Tu trouves ça encore élitiste ?
Un peu élitiste oui. Ça sent le renfermé. Jazz à la Villette disait « Jazz Is Not Dead », parce qu’ils se posaient eux aussi la question du poids des anciens, à tout ce qu’ils ont apporté à cette musique qu’ils ont eux-mêmes créée ; et quand ils l’ont créée, je ne pense pas qu’ils aient réfléchi au fait qu’un jour on jouerait cette musique comme on joue des standards.
Tout allait à l’encontre de cette idée d’ailleurs.
C’était tout un mode de vie, une musique de club, pas du tout une musique institutionnelle. Maintenant il y a des écoles de jazz ; eux n’ont jamais fait d’école de jazz (il rigole). Ils jouaient dans des big bands, c’est là où certains ont appris à jouer du saxo. Ils se sont appropriés ces instruments et avec l’énergie de la nuit et de l’underground la musique jazz a émergé. Aujourd’hui elle s’est peut-être un peu fossilisée, alors qu’au départ, au contraire, elle était vivante.
Dès lors, comment s’approprier ces morceaux qui sont devenus des thèmes connus, tout en conservant leur force vitale ?
Justement, j’ai essayé de partir d’une démarche spontanée, de m’attacher à ces thèmes, à ces reprises, mais en les désacralisant ; c’est-à-dire en les mélangeant à la conception que j’ai de la musique électronique, avec ma technique, qui n’est pas une technique de jazzman de compet’. Je n’ai jamais fait d’école de jazz, je n’ai jamais fait de jam session. Là aussi, c’est devenu quelque chose de très technique la musique, où le son et les références sont devenus très importants pour se faire valoir. On parle beaucoup de production par exemple, alors que je fais de la musique électonique. Moi je ne fais de la musique qu’avec les instruments qui se trouvent autour de moi. L’idée n’est pas de me démarquer ou de faire un son nouveau, c’est plus simplement de m’approprier les choses. Je ne suis pas un saxophoniste émérite, je suis encore moins un musicien qui possède la plus grande collection de synthétiseurs, mais je pense que, malgré tout, j’ai quelque chose à dire par rapport à cette musique qui a en elle cette force qui sont ses thèmes.
Dans son livre Three Songs, Three Singers, Three Nations, Greil Marcus évoque trois chansons américaines tirées des répertoires blues et folk traditionnels. Ce qu’il dit, en gros, c’est que ces morceaux appartiennent davantage à leurs interprètes qu’à leurs auteurs. C’est une démarche d’appropriation.
J’ai pris les thèmes qui correspondaient à quelque chose au niveau de mon vécu. Je n’ai pas cherché à reprendre les thèmes les plus obscurs. Quoique, en faisant le disque, je cherchais un dernier thème, un ami m’a dit : « tu devrais écouter Unity de Philip Cohran« . J’ai flashé. Il faut dire que je me sens très à l’aise avec les musiques modales, ce que l’on appelle le spiritual jazz, où les accords importent peu. C’est plus le groove et l’émotion spirituelle qui s’en dégagent qui comptent. J’ai beaucoup axé mes reprises là-dessus. Remarque, je ne pense pas que ce soit le cas pour Caravan (la reprise de Duke Ellington). On ne peut pas dire que c’est du spiritual…
Non, mais ta reprise c’est une sacrée transe…
Ah oui ! Et elle marche bien en concert. Le thème est tellement fort, c’est incroyable. Le jazz c’est pas seulement la technique, c’est aussi des thèmes qui t’habitent, te hantent et dont on ne se lasse pas. On peut les jouer de différentes manières tellement ils sont puissants.
Sur Theme From a Symphony, d’Ornette Coleman, tu récupères un seul motif du thème, et tu construits tout à partir de là.
Absolument, le motif est très simple. Ce sont trois notes répétées, qui n’ont pas grand chose à voir avec le jazz d’ailleurs. C’est un peu ce qui m’a intrigué avec ce morceau. Je le joue depuis très longtemps, certainement parce qu’il est facile et que je m’intéressais déjà à la musique d’Ornette Coleman quand j’étais étudiant. J’avais vingt ans, et ce thème me troublait. Le jazz, ce n’est pas forcément une gamme, ce n’est pas nécessairement une syncope, ça peut aussi être une énergie. J’ai aimé ça dans ce morceau. On dirait de la musique folklorique. La plupart du temps un thème ne dure que dix ou trente secondes et à partir de là, les jazzmen sont capables de faire des versions d’une demi-heure du même morceau, simplement avec des digressions. J’aime bien cette idée, quand tu as un point de départ fort, d’aller ailleurs, de s’étendre, de déconstruire ou au contraire de reconstruire. Il y a cette force créatrice dans le jazz et c’est force créatrice c’est l’improvisation.
Et le souffle… c’est le souffle dans le jazz qui fascinait les poètes de la Beat Generation.
Le son et effectivement le souffle. On peut distinguer le son d’un musicien en deux secondes ! Et là je ne te parle pas du thème ou de la mélodie, je te parle de la façon de jouer. Il y a des sons inimitables : Coltrane, le saxophoniste Stan Getz, Miles Davis pour la trompette, tous ces gens qui ont réussi à s’approprier l’instrument au point de créer un son unique. Pharoah Sanders il a un son énorme. Je l’ai vu jouer récemment, on sent que ça fait 80 ans qu’il souffle dans son saxo. Il faut avoir cet âge pour jouer comme ça. Je ne dis pas qu’il a autant de technique qu’avant, mais il a ce vécu derrière. Ces personnalités, Thelonious Monk, des gens comme ça, ont détourné le jazz en développant leur propre technique et en détournant l’usage de l’instrument.
Quand tu reprends Nuclear War de Sun Ra, j’ai l’impression que tu mixes le morceau avec une reprise de Suicide.
(Il rigole). Ecoute, je suis tellement fan de Suicide, que je l’ai peut-être fait ça de façon inconsciente. Ce qui m’intéressait dans ce morceau de Sun Ra, c’est qu’il y a à la fois cette gravité et quelque chose de plus détaché, voire un peu rigolard… Un peu loufoque, même. La guerre nucléaire ? Ouais.. ok. J’aime beaucoup ce détachement et cette gravité associée. C’est presque de l’humour noir. Arriver à créer ce genre d’ambiance c’est rare. Et finalement c’est toujours actuel, qu’une espèce de taré ait le pouvoir de détruire la planète entière en appuyant sur un seul bouton.
Même chose pour Theme De Yoyo, j’ai pensé à une sorte de version house du morceau… ce qui est assez ironique quand on sait que c’est un morceau du Art Ensemble of Chicago. C’est intentionnel ?
Je suis allé vers ça oui. C’est un morceau dansant que j’ai entendu à la fin d’un set il y a très longtemps. Je me suis dit que c’était un mélange des genres incroyable. Pour commencer, c’est le Art Ensemble of Chicago et ça ne leur ressemble pas vraiment, ils sont habituellement dans des trucs africano-centrés et abstrait ; là, ils ont fait une espèce de morceau groove. Il y a un rythme flottant et je suis parti à l’opposé, vers un rythme hyper rigide tout en essayant de garder la folie de ces breaks free-jazz. Ça m’a amusé. Dans le jazz, le rythme et la syncope sont très importants, mais intellectualisent beaucoup cette musique. Du coup, j’ai remplacé tout ça par un rythme de boite à rythmes, pour mettre le jazz sous un autre projecteur. Ça le rend plus accessible, on se concentre ainsi sur les thèmes et les sons électroniques que j’aime développer sur scène.
Sur les sept reprises du disque, les thèmes sont toujours reconnaissables. Ils prennent le dessus sur les digressions free, mais il y a quand-même quelques solos.
Oui, c’est vrai. J’ai voulu ces solos, c’était important. Je fais des solos de façon assez mélodique, donc je trouvais que ça collait. Le parti pris radical était de ne pas les bosser en amont. Je ne voulais pas travailler ou adapter ma technique en fonction des thèmes. J’ai tout fait d’une traite, en une seule prise. Je ne voulais pas de solos spectaculaires. Je voulais que ça s’inscrive dans la continuité de la mélodie, pas que ça devienne une démonstration technique.
Tu ouvres l’album avec une reprise de Miles Davis, Shh / Peaceful. La montée du début, la rythmique rapide, est assez typique de ce que tu as l’habitude de faire avec Zombie Zombie. C’est très marqué.
On a l’impression qu’il a écrit ce thème en disant « chut, relaxez-vous« . Il commence le morceau avec ce charley qui fait « tchi tchi tchi« , qui se trouve être la seule rythmique. T’imagines le choc à l’époque ? Le jazz, c’est des batteries, des dieux capables de désynchroniser leurs mains : t’as une main qui fait un ternaire et l’autre un binaire, le pied gauche fait quelque chose, le pied droit fait autre chose, c’est une rythmique très compliqué ! Miles Davis a juste gardé cette espèce de rythme hypnotisant au charley sur un seul accord. Il y a aussi deux claviers, mais qui finalement tournent autour de la même harmonie. Pourtant ce sont des bêtes, des musiciens exceptionnels, Herbie Hancock, tout ça ! C’est pas un morceau, c’est un trip en fait. Miles Davis qui passe du be-bop à ça…
Et puis il y a l’incursion de l’électronique aussi. Le morceau est sur l’album In a Silent Way, on est juste avant Bitches Brew. Ça a déclenché quelque chose.
Absolument. Pour moi, Miles Davis c’est des trucs comme Sketches of Spain, des espèces de monuments de jazz avec des instruments standards et là il réinvente tout en passant à l’électrique. Tu sens que ça a décoincé quelque chose. J’étais trop attaché à Kind of Blue, je n’arrivais pas à écouter Bitches Brew, et puis j’ai découvert In a Silent Way et ça m’a ouvert au côté spirituel de l’électrique. C’est un album très important, une approche du jazz plus décomplexée.
En dehors de la musique, Bitches Brew c’est aussi cette esthétique afro-futuriste. Un truc inspirant pour toi et Zombie Zombie.
Afro-futuriste, avec un mélange de funk. Un truc presque jazz-rock. La pochette représente exactement l’essence de sa musique : ce modernisme-futuriste, mélangé aux racines africaines de sa musique. C’est aussi la force de Sun Ra : mélanger des choses qui n’ont rien à voir et ça fait sens.
Sur 8 regards obliques, il y a le titre Ma révélation mystique, qui n’est pas une reprise, mais une composition originale. Tu peux nous en parler ?
Je me suis dit que je devrais essayer de faire un morceau de jazz à moi. J’ai fait tourner un son et je me suis laissé aller. C’est peut-être le morceau que je préfère du disque, ce qui est étonnant. Il est complètement improvisé, le thème je ne l’ai pas réfléchi ; d’ailleurs je ne pense pas qu’il y en ait. Je dois encore me l’approprier, je ne l’ai pas beaucoup joué depuis l’enregistrement. Presque un an s’est écoulé. La partie électronique ça va parce que les réglages ne sont pas durs, mais je ne pas encore réussi à retrouver l’esprit du saxophone. Quoique je crois que presque bon…
C’est quoi un bon musicien de jazz selon toi ?
J’ai du mal à hiérarchiser les artistes. Qualitativement, il y a les bons et les mauvais, mais c’est aussi un point de vue artistique. Par contre, au niveau technique, j’avoue que ça ne me fait pas grand chose de voir un musicien qui joue comme un dieu. A l’arrivée, ce qui compte, c’est la qualité de la musique. Et parfois ça n’a pas grand chose à voir la qualité technique d’un musicien et la qualité de sa musique. C’est triste à dire mais, hélas, on peut faire un chef-d’oeuvre en une soirée ou un chef-d’oeuvre en trois mois. Je m’en fiche un peu. C’est agréable quelqu’un qui joue bien d’un instrument, mais au fond ce qui reste c’est l’étincelle créative. Et elle ne dépend pas du nombre d’années à la travailler.
Et justement, que penses-tu de la scène jazz actuelle ?
J’aime beaucoup Shabaka Hutchings et ses projets, comme Sons of Kemet. Aux Etats-Unis, j’aime beaucoup Hypnotic Brass Ensemble. Philip Cohran, que je reprends sur ce disque, a créer cet orchestre et maintenant qu’il est mort, ses enfants ont pris le relais et continuent de sortir de vrais beaux disques sans lui. Szun Waves aussi, qui vient de sortir un truc chez Leaf, il fera d’ailleurs la première partie de mon concert au New Morning. C’est un batteur australien qui s’appelle Lawrence Pike, il jouait dans Pivot et a monté ce groupe avec des Anglais : un saxophoniste et un mec à l’électronique, Luke Abbot. J’aime les gens qui cherchent à donner une forme nouvelle au jazz.
Propos recueillis par François Moreau
8 regards obliques est déjà disponible chez Versatile Records.
Etienne Jaumet sera en concert au New Morning (Paris X), le 27 novembre prochain.
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