Avant de vous reparler d’un premier album en forme de manifeste, rencontre avec Benoit, Camille et Vincent (il manquait Luc) pour évoquer l’influence de la ville sur leur musique, le clash sémantique entre pop et rock ou encore les souvenirs qui ont mené ces jeunes personnes vers le projet Grand Blanc. Soit un des groupes français les plus excitants actuellement.
Vous étiez récemment à la Maison de la Poésie, à Paris, pour une création live originale. Quel souvenir vous en gardez ?
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Camille – Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas fait de concert, j’en garde un souvenir incroyable. On a eu de belles surprises en bossant avec François de Blind Digital Citizen et Master Clap de Bagarre.
Benoit – On a essayé de ne faire que des morceaux originaux ou des versions alternatives de l’album, du coup c’était un peu la foire. On a vu un peu gros. Mais c’était un gros kiff.
Vous y avez développé le thème de la ville. Pourquoi ce thème ?
Camille – C’est quelque chose d’assez présent dans ce qu’on fait. La pochette de notre premier ep, par exemple, c’est une ville. On aime bien dire que notre musique est topographique. Quand on fait un morceau, on a besoin qu’il soit planté dans un décor.
Benoit – Si bien que nos textes ne racontent pas grand-chose. Ce sont des fragments de situations, de sons. On vit dans un monde qui ressemble à ça. Les villes sont bordéliques, elles débordent d’informations. Il y a un enjeu quotidien à imposer son rythme et s’adapter à la ville dans laquelle on vit. C’est une problématique d’écriture : il y a toute une tradition d’écritures urbaines, qui sont des pastiches à moitié coloniaux de l’argot des banlieues, mais on ne se reconnaît pas là-dedans ; et bien qu’on ait digéré pas mal de rap, plutôt qu’avoir un discours social, on a envie d’écrire d’une façon qui soit représentative de l’énergie et de la tension dans lesquelles on vit. Le rap qui nous plaît, c’est le rap lent, deep, lyrique et assez vague.
Benoit, tu as fait des études de lettres. Y a-t-il une démarche consciemment littéraire dans ce que vous faites ?
Benoit – Je ne sais pas… Dans les années 70, savoir ce qu’était la littérature était une question qui pouvait se finir à coup de poings. C’est peut-être un peu moins important aujourd’hui… Mais il y a toujours un vrai enjeu. Nous, on fait gaffe à ce qu’on écrit. Pour aller vite, disons qu’on n’a pas une conception utilitaire du langage. On n’exprime pas de pensées. La langue, on la voit comme un matériau, et on exploite surtout son côté primaire : les sons, l’espace, etc.
Le rock et le rap, vous les mettez sur le même plan ?
Benoit – A la base, on vient quand même de la musique dans un format chanson, comme le rock ou le folk. Mais bien sûr, il y a des emprunts au rap dans ce qu’on fait, ne serait-ce que dans cette façon de jouer avec la limite entre le chanté et le parlé. Il y un texte fameux de la NRF sur la dimension littéraire des morceaux de Booba… Ma façon de chanter s’est construite dans une logique d’effacement, sans notes appuyées. Il y a quelque chose de post-rap dans le fait de ne jamais sacrifier un mot au profit de la mélodie. Le Français est une langue qui se prête très bien à la scansion. Camille, elle, sera toujours plus mélodique que moi. Mais même comme ça, je pense que personne, aujourd’hui, ne peut chanter sans avoir à l’esprit la notion de flow.
Camille – On a tous Facebook, on a tous grandi avec internet. L’accès à la musique est immense, donc on a tous des goûts très divers. Notre premier album est un peu le condensé de tout ce qu’on a ramassé à droite et à gauche, qu’on a digéré et qu’on a fait entrer dans une poignée de chansons.
Faut-il observer le retour d’un rock « très écrit » en France actuellement ? Je pense évidemment à Fauve, Feu! Chatterton…
Benoit – On croise beaucoup de gens comme nous, jeunes et qui chantent en français. Mais ce sont toujours des groupes très différents… Entre Fauve et Feu! Chatterton, il y a un océan.
Camille – Il y a aussi des groupes qui mettent beaucoup le texte en avant et qui ne sont absolument pas du rock. Flavien Berger, par exemple. Ses textes sont aussi importants que le reste et pourtant, il est loin de ce qu’on peut appeler du rock.
Benoit – Et puis le texte n’a jamais vraiment disparu. Même à l’époque des bébés rockeurs, il y avait un bon quota de chansons. Ce qui se passe, dans certains styles de musique française, c’est que le texte peut être assez autonome par rapport au reste. Nous, on essaye de ne pas mettre de barrière entre musique et texte, quitte à adapter l’écriture à des prods un peu brisées. S’il y a quelque chose de littéraire dans notre musique, ça tient justement au fait de ne pas trop écrire.
Camille – Quand on me dit qu’on ne comprend pas très bien les paroles de nos morceaux, je me répond : « Tant mieux, ce qui compte, c’est la chanson. » On est contents si les mots deviennent de la musique pure. Un groupe anglais avec des morceaux assez riches comme, par exemple, Animal Collective, personne n’aurait l’idée d’aller les embêter parce qu’on ne comprend pas toutes les paroles. Ce n’est pas parce qu’on chante en français qu’on ne peut pas se permettre de faire ça.
Benoit – Dans le mouvement de la chanson française dégénérée, avec Noir Boy George ou Ventre de Biche, on peut même observer le propos inverse : des textes très canoniques posés là où ils n’ont rien à faire. Une chanson comme Enfonce-toi dans la ville, ça me fait penser à une chanson de Mano Solo. Il y a la même volonté de péter les codes… Beaucoup de démarches sont valables et enthousiasmantes.
Inrocks Session : Grand Blanc par lesinrocks
Vous vous sentez proches d’autres groupes dans ce qu’on nomme parfois « la nouvelle scène française » ?
Benoit – Sans faire la même musique, on adore Flavien Berger. Sinon, on jouera bientôt avec Judah Warsky, c’est hyper cool. On aime beaucoup Bagarre, aussi… Avec Internet, dans le monde où on a grandi, on ne pouvait pas échapper à cette diversité. Je ne sais pas si c’est une « scène », mais il y a un espace de liberté qui s’est ouvert. Sans être corporate, je trouve génial d’observer, aujourd’hui, autant de propositions artistiques différentes.
Camille – Il y a une émulsion en ce moment, c’est vrai. La dernière fois, on était dans un bar avec Bagarre, qui sont nos copains. On buvait des coups, et puis là, le mec de Paradis passe et s’assied avec nous. Aucun de nous ne fait la même musique mais c’était assez mignon d’observer cette réunion.
Au fait, on parlait de « rock » juste avant mais… Vous vous reconnaissez dans ce mot ?
Vincent – On est plus à l’aise avec le mot « pop ».
Camille – Le rock, on peut l’envisager comme une musique appartenant à une période précise. On en hérite tous, mais peut-être qu’en 2050 on en parlera comme d’un mouvement qui va des années 1940 aux années 1990. La pop, il y a une idée plus large derrière – celle d’une musique populaire que tu peux retenir parce qu’il y a un gimmick entêtant quelque part. A travers ce médium, cette idée, tu peux emmener les gens où tu veux.
Benoit – L’idée de la pop nous vient autant des Beatles que de concerts electro. Même dans des choses très austères et très brutes, comme la techno, il y a ce truc physique et participatif qui en fait un objet pop. La pop au sens large, c’est cette adhésion, cette alchimie entre la musique et l’auditeur, et pas l’idée de quelque chose de formaté.
Vous « accuser » de faire du rock vient peut-être du côté cold wave de votre musique – un genre qui, historiquement, n’est pas tellement lié à la notion de « pop ».
Benoit – Ça en dit long sur cette espèce d’angle mort qu’est le rock. La définition la plus simple du rock, c’est une musique qui soit électrique, primaire, plutôt énervée. Mais ça tient à tout et rien. A la guitare, peut-être. Sur l’album, on a été très mal à l’aise avec cet instrument. On l’adore mais on ne savait pas quoi en foutre. Quand on parle de rock, il faudrait d’abord définir les termes, comme dans une dissert’ de philo…
Une alternative au cul-de-sac de ce mot ?
Benoit – Tu parlais de cold wave. On peut esquiver le mot « rock » en réfléchissant en termes de sous-genres : shoegaze, garage, post-punk… Le rock, c’est un continent. Si on ne prend pas ces catégorisations en compte, on va finir par se mettre sur la gueule !
Comment est né Grand Blanc ?
Camille – Pour faire bref, on vient tous de Metz, à part Vincent. C’est une petite ville où tout le monde se connaît très vite… Un jour, on a tous bougé à Paris, où Luc a rencontré Vincent dans une école d’ingénieurs du son. Ils ont découvert des logiciels pour enregistrer de la musique et, à partir de là, avec nos ordinateurs, on a commencé à enregistrer des trucs. C’était vers 2011.
Benoit – On a commencé Grand Blanc en faisant de la prod. Avant ça, on ne faisait pas vraiment de concerts – à part à Metz, où on avait quelques potes. En gros, en ouvrant Ableton, on a découvert qu’on pouvait faire un milliard de trucs. Notre rapport à la musique a longtemps été électrique et acoustique, alors qu’on peut faire de la musique en se débrayant du geste, et enregistrer des choses qui ne sont pas forcément faisables en live. La musique, ce n’est pas qu’un ensemble de notes, c’est aussi de la texture de son.
Camille – Venant du conservatoire, j’ai eu du mal, au début, à envisager des morceaux en utilisant trois notes. Mais, petit à petit, on s’est dit : « Mais si, trois notes, c’est ça qu’il faut ! »
Vincent – On a davantage une culture de performers que de solistes. D’autant qu’on s’échange pas mal les instruments.
Camille, tu faisais quoi au conservatoire ?
Camille – De la harpe ! J’ai demandé à en jouer vers 5 ans. J’avais vu le Lac des cygnes… J’ai continué jusqu’à mes 18 ans. J’ai fait de la contrebasse, aussi… Aujourd’hui, ce que je retiens, c’est ce que j’ai désappris. Avant, j’étais incapable de jouer sans partition, ou du moins sans l’avoir en tête. Mais même en ayant changé radicalement, je me rends compte que je ne peux pas vivre sans la musique.
Grand Blanc a été une petite révolution dans ta vie musicale, donc.
Camille – Ah oui, carrément. Le conservatoire, pour moi, c’était comme l’école. Je faisais mes devoirs de la même façon, en lisant autant de livres que de partitions. Je me suis toujours amusée en faisant de la musique, mais c’est avec Grand Blanc que je me suis rendue compte que c’était vraiment rigolo.
Et vous, Benoit et Vincent, comment avez-vous commencé à jouer ?
Benoit – Comme monsieur tout le monde. J’ai commencé la guitare à 15 ans pour écrire des chansons, parce que je trouvais ça cool. A l’époque, je m’étais pété une jambe, donc je ne pouvais plus faire de skate. Et puis je voulais draguer les meufs… (rire)
Camille – C’est vrai que la guitare, même avant Grand Blanc, j’en ai fait aussi pour draguer. La guitare, c’est un facteur social très important !
Benoit – A l’époque, j’avais l’impression d’être hyper plouc parce que j’étais incapable de lire une note. Je me sentais complètement illégitime. Mais comme on ne m’avait jamais appris ce qui était beau et bien en musique, je pouvais me permettre d’essayer pas mal de choses. A l’inverse, Camille, qui avait une certaine science musicale, a eu du mal à libérer son geste. Un peu comme toi, Vincent, non ?
Vincent – Pendant longtemps, j’ai essayé de jouer vite, très en rythme, d’être le meilleur guitariste possible. Mon père était très fan de Dire Straits, du coup j’étais trop ouf des solos de Mark Knopfler ! Mais je n’étais pas libre dans la création. Avec Grand Blanc, en touchant à d’autres instruments, comme la basse, je redécouvre tout, je n’ai plus d’automatismes.
C’est quoi, vos premiers souvenirs de musique ?
Vincent – J’ai voulu commencer le piano vers 5 ans parce que mon grand frère en jouait aussi, je voulais faire comme lui. Et puis il s’est mis à la guitare…
Benoit – Désolé pour ça : mes premiers souvenirs de musique ce sont les trucs que je chantais à la messe. Je viens d’une famille relativement catholique – mais catholique sympa, hein. Mais plus tard, mon père a été assez content de me voir jouer de la gratte. Il en avait fait dans les années 70, quand il avait les cheveux longs. Et puis il a fait son service militaire, donc adieu la guitare et les cheveux longs…
Camille – Tout le monde fait de la musique dans ma famille. Mon père, mes oncles, mes tantes, mes sœurs… Mon père joue dans un groupe de variété, il fait des soirées pour des mariages et des trucs comme ça. Je me souviens qu’une fois, quand j’étais petite, il avait fait un spectacle musical pour enfants ! On était hyper contentes, mes sœurs et moi. Et sinon, j’ai un oncle qui a joué dans les groupes français de rock progressif de l’époque, Ange et Atoll. Un vrai rockeur.
Et du coup… la harpe.
Camille – Je kiffais cet instrument. Même si c’était un truc de loser, de petite peste… (rire)
Benoit – Un jour, on aura des harpes laser. Celle de Jean-Michel Jarre, c’est un fake, c’est hyper décevant.
Camille – Oui, j’étais très triste quand j’ai su que c’était fake. En plus il enfile des gants pour en jouer, il va loin pour nous faire croire à son mensonge.
Benoit – Voilà… Une des grandes désillusions de Grand Blanc, c’est le mensonge de Jean-Michel Jarre ! Mais c’est marrant, notre mascotte, c’est un synthé Roland SH-201, et c’est Jean-Michel Jarre qui a fait la démo. Il est un peu pourri, mais on aime bien ce genre de sons un peu typés, un peu cheap.
Qu’est-ce qui vous a marqué musicalement en grandissant ?
Camille – Je me souviens avoir vu Aphex Twin au Centre Pompidou de Metz. Avant ça, avec le conservatoire et tout, j’étais un peu réac… J’avais des copains qui écoutaient de la techno, du rap, du punk, et je leur disais tout le temps : « Les gars, vous n’avez rien compris à la musique ! » Je ne trouvais aucune légitimité à faire de la musique sans instruments. Et c’est resté longtemps comme ça ! Je devais avoir 18 ans quand j’ai vu Aphex Twin… Et là, j’ai dit : « Okay, en fait, désolée ! » Ce concert a été un déclic, il m’a fait beaucoup réfléchir. Après ça, j’ai continué ma crise d’ado musicale en écoutant des trucs hyper violents.
Benoit – Je crois qu’on fait une musique un peu hors-format. On a rien inventé mais cette musique a une cartographie particulière. Même la new wave et la cold wave, on a en beaucoup écouté, mais ce n’est pas notre culture à la base. Ce qui compte, pour nous, c’est l’intensité du geste. Un groupe important pour moi, c’est Joy Division. Et en chanson, Mano Solo. Avec lui, je me suis rendu compte que le format chanson pouvait être un truc hyper badass, et même carrément punk. Il m’a donné envie de faire un truc un peu gouailleur, qui ne soit ni noble, ni lyrique.
Et Bashung, dans tout ça ? On vous compare souvent à lui… Ça vous agace, d’ailleurs ?
Benoit – Ça nous agace uniquement dans la mesure où, parfois, ça prend le pas sur le fait de parler de notre musique à nous. Et puis même si c’est flatteur, on ne comprend pas toujours qu’on nous compare à Bashung ou Joy Division, qui sont des gens géniaux dans leur style. Bashung, c’est une énorme influence dans la manière de chanter, d’écrire et de collaborer avec d’autres personnes. Même si c’est moi qui écris les textes de Grand Blanc, ce sont les autres, à la prod, qui mettent parfois les couplets et les structures dans l’ordre.
Camille – En ce qui me concerne, je suis arrivé tard à Bashung. L’année dernière, en fait, alors qu’on bossait déjà sur l’album. Je n’avais jamais trop écouté, même si Ben m’en parlait souvent. J’ai fini par y aller de moi-même, et j’ai compris son intérêt.
Benoit – Bashung, pour nous, à la base, c’est surtout Bleu pétrole. C’est avec le temps qu’on a découvert un parallèle entre notre musique et le Bashung des années 90, plus froid, plus electro.
Et La Femme, en influence récente, c’est quelque chose qui a compté ?
Camille – Je me souviens d’une chronique de Sur la planche dans Noise. J’avais trouvé ça cool mais ça ne m’a pas spécialement frappé à l’époque. Je ne l’ai pas identifié comme un « groupe français », mais juste comme un projet cool parmi d’autres.
Benoit – C’est vrai que c’était cool d’oublier le fait qu’ils étaient français. Et ils ont vachement su gérer le passage à l’album. C’est couillu d’avoir développé le côté chanson par rapport à l’ep. Il ont pris du temps pour le texte, sans pour autant qu’on viennent les emmerder en leur disant : « Eh salut, bienvenue dans la grande famille de la chanson française ! » J’adore leur musique, mais leur trajectoire est tout aussi héroïque. Ce qu’on fait, nous, est sans doute un peu plus mouvant.
Dans quel état d’esprit vous êtes, à quelques jours de la sortie de votre premier album ?
Vincent – Il va lancer la machine à concerts, on est pressés de jouer.
Benoit – L’album est prêt depuis quelques mois, en fait. Donc maintenant, comme on se foutait de savoir si ce qu’on jouait en studio était faisable sur scène, on est en pleine recomposition de l’album pour inventer son avatar live.
Camille – On essaiera évidemment de reproduire nos morceaux, mais ce ne sera pas du tout le même album sur scène. Chaque chanson aura deux vies : une sur l’album et une en live.
Benoit – Et sinon, bien sûr, on a hâte que ça sorte : on a mis beaucoup de nous-mêmes dans ce disque.
Propos recueillis par Maxime de Abreu
Album Mémoires vives (Entreprise/A+LSO/Sony) disponible le 19 février
Concert le 15 mars à Paris (Maroquinerie) et en tournée jusqu’en avril
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