Au lendemain de la parution du Dummy de Portishead, Jeff Buckley publiait Grace le 23 août 1994. Moins d’un an plus tard, il nous faisait visiter son jardin secret en forme de discothèque idéale.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Miles Davis So What
Une musique à jamais associée à Los Angeles, à mon enfance, à ma découverte de Miles… J’ai commencé vers 1984 par ses quintets, avec Wayne Shorter et Herbie Hancock, que j’écoutais 24 heures sur 24. J’étais fasciné par le son, c’était la première fois qu’un musicien de jazz me parlait à ce point j’étais certain que sa trompette était sa voix.
J’ai immédiatement senti son amour tentaculaire pour la musique… Je me suis mis à lire, à écouter, à regarder tout ce qui le concernait, ébloui par son élégance, son innocence, sa colère. Le plus drôle, c’est que je sens qu’il a appris son art en route, qu’il a commencé à enregistrer en étant un musicien très approximatif. Sur Koko, ce n’est même pas lui qui joue mais Dizzy Gillespie, car Miles en était incapable. Mais pendant que les pros jouaient à sa place, lui n’en perdait pas une miette, il était farouchement déterminé à trouver sa propre voie.
“Keith Jarrett disait que Miles essayait en permanence de se faire dépasser par sa musique”
Je suis amoureux de cette période du bop, par les légendes entourant la 42e Rue. Même s’il ne les a jamais énoncées lui-même, j’ai fait miennes plusieurs de ses doctrines : rechercher l’excellence chez les autres musiciens, les pousser à donner ce qu’ils ont de meilleur en eux et, surtout, être impitoyablement exigeant avec soi-même. Sans Miles, je n’aurais jamais eu ma carte d’entrée dans le jazz, je serais resté à l’entrée. Il m a invité et puis, en s’éteignant, il a tué le jazz qui n’est plus resté qu’une musique d’ameublement, sans odeur et sans goût.
Un jazz sans art et sans danger, qui a abandonné son côté physique et le contact avec la rue. Keith Jarrett disait que Miles essayait en permanence de se faire dépasser par sa musique, qu’il la laissait filer pour le plaisir. A mon échelle, sur scène, j’aime moi aussi me laisser doubler. Ma musique a hérité de ses harmonies, de son économie de moyens. Keith Jarrett disait aussi que Miles avait des ambitions de débutant qu’il est toujours resté un bleu, sonnant comme un novice. Moi, je n’arrive pas à chanter comme un enfant. Je chante comme une femme.
Piaf Je ne regrette rien
Tellement romantique, tellement français que ça pourrait devenir écœurant. Pourtant, chez elle, on sent que rien n’est simulé. Chaque émotion devient épique parce qu’elle a vu les bas-fonds, la mort de près. Il y a un tel poids dans cette voix, comme une fleur qui essaierait de percer sous un pavé. J’ai toujours eu une attirance pour ces personnages qui invitent la tragédie à leur table, qui viennent des eaux troubles, s’interdisent confort et facilité.
Pour moi, Edith Piaf est une junkie qui a transformé le monde extérieur en aiguille de seringue pour s’en injecter à fortes doses. Quand on la découvre comme moi à 16 ans, c’est un choc. Moi aussi, j’avais un besoin terrible de carburant, mais la Californie n’avait plus rien à m’offrir. Pour un petit Blanc californien, une passion aussi intense pour Piaf n’est pas le meilleur moyen de s’intégrer…
Personne avec qui partager ces émotions à des centaines de kilomètres à la ronde. Les premiers Français que j’ai rencontrés m’ont beaucoup déçu : des gosses de riches qui, comme moi, prenaient des cours de musique dans une école très pauvre de Los Angeles. Ils passaient leur vie à parler de Coltrane et de Bird et à tout intellectualiser, fumaient et jouaient beaucoup trop à mon goût. Heureusement, j’ai rencontré au lycée de Willows, en Californie du Nord, une Française qui avait grandi en Algérie, qui a changé mon image de la France.
“Je n’ai découvert Paris que l’année dernière. Et là, déjà, je joue à l’Olympia”
On prenait des cours de guitare ensemble. Sa voix et le rythme de son anglais approximatif me fascinaient. Et puis, dès qu’elle faisait une erreur sur le manche, elle avait une petite façon à elle de tirer la langue qui était irrésistible. Moi, c’était plutôt du genre « God damn shit ! ? », mais elle, c’était ce petit bout de langue délicat.
Je suis tombé amoureux d’elle et j’ai commencé à tirer la langue moi aussi (sourire)… Je n’ai découvert Paris que l’année dernière. Et là, déjà, je joue à l’Olympia, comme elle ou le Velvet Underground (silence)… Un honneur terrible et effrayant. Comment passer derrière Piaf ? Je n’arrive pas à comprendre mon succès en France. Peut-être parce que les Français adorent les histoires sous-jacentes et qu’avec moi ils sont servis, il y a du roman à raconter. Ils aiment la poésie et le lyrisme d’une certaine idée de l’Amérique.
Led Zeppelin Going to California
(Il chante à tue-tête)… Quand j’étais gosse, cet album m’a totalement bouleversé. Il suffisait que je l’écoute pour que la vie renaisse en moi. J’adorais la profondeur et la férocité du son, plus encore que les chansons. Mais celui-là défend fièrement sa place dans mon coeur… C’était le blues idéal pour un petit Blanc, une musique émouvante comme jamais.
Même sans drogues, leur musique possède une aura et une ambiance inégalées. Pour les guitares, pour cette production aussi touffue, il n’y a que les Anglais, de Led Zeppelin à Johnny Marr. Il y a du mystère, du romantisme dans chaque riff. Mon premier joint, à 8 ans, c’était en écoutant Led Zeppelin. Pendant des années, ils ont été la bande-son de chaque seconde de ma vie. Quand je me promenais avec mon demi-frère Keith, quand je faisais du skateboard, quand je me perdais dans les bois, c’était avec une chanson d’eux en tête.
“J’ai tellement appris de Led Zeppelin, la magie du travail en groupe par exemple”
Je me souviens des interminables parties de base-ball où je restais planté sur ma base en écoutant intérieurement ce quatrième album. Une des couches de mon épiderme s’appelle Led Zeppelin. Le mari de ma mère écoutait leurs disques en permanence, il me les passait en voiture quand nous allions chez ma grand-mère…
A l’école, personne n’avait le droit de les écouter, ce qui faisait encore plus de moi la bête curieuse… Trop adulte, trop bizarre, cette musique. J’ai tellement appris de Led Zeppelin, la magie du travail en groupe par exemple : comment des types ordinaires deviennent des génies au contact les uns des autres. Exactement le cas de Prince, dont le talent s’étiole au fut et à mesure qu’il se coupe du monde extérieur, qu’il refuse de partager son art.
Sans mon groupe, sans son soutien, son souffle, je serais perdu. La musique, je ne l’ai jamais conçue comme une dictature. Personne n’est propriétaire unique de son talent. Moi, je ne suis là que comme passeur : je reçois des chansons, je les transmets. C’est tout. Je ne cherche pas à déranger, à troubler… Ce n’est pas ma faute si ces chansons qui me traversent me font tant d’effet… Sur scène, je ne peux rien faire contre : je suis emporté par la musique. La première fois que j’ai vu une vidéo de moi en concert, j’ai été affreusement dérangé. C’est comme si j’avais filmé mon pénis pendant deux heures.
Hank Williams Lost Highway
La chanson que j’ai osé massacrer… Depuis des années, elle était devenue ma chanson de route. Un hymne pour quiconque s’est enfui, a tout plaqué et s’est perdu. Il y a dans ces paroles le sentiment très familier de se réveiller chaque matin dans un endroit inconnu, avec des gens rencontrés au hasard des dérives. Quand on a dépendu, pour sa survie, des personnages troubles qui hantent les bars et les saloons, on comprend Lost Highway. Les romances de comptoir, les intrigues d’ivrognes… C’est dans les bars que les gens se révèlent.
Les personnages de Lost Highway, ces types à la dérive, je les ai tous rencontrés. J’appartiens à cette chanson. Je comprends parfaitement quand il met en garde les néophytes contre ce style de vie. J’en suis passé par là, j’ai fait des mauvaises rencontres, j’ai suivi de mauvaises influences. Il faut du coffre si l’on veut dépendre, pour sa survie, d’étrangers, si on a besoin d’eux pour certaines choses, certaines substances…
Il faut être prêt à les suivre dans des rues infâmes pour enfin dégoter ce dont on a besoin, à les voir partir à tout jamais avec son argent (silence)… C’est comme vivre en temps de guerre – mais, en même temps, c’est un danger qu’on s’impose un peu gratuitement.
Pourtant, je ne peux m’empêcher de vivre de ce côté-ci de la barrière c’est là que je respire, j’aime le fonctionnement humain de ce sous-monde, la façon dont les gens s’élèvent au-dessus de la réalité, refusent le confort d’une vie rangée, d’une liaison sans risques, d’un boulot dans les bureaux d’une multinationale. J’aime les rites initiatiques de ce milieu, je m’y suis toujours senti chez moi – plus que chez ma mère.
Je n’ai jamais eu peur, car j’ai toujours été entouré de gens beaucoup plus âgés que moi depuis que je suis gosse. J’aime qu’on y soit livré à soi-même, qu’il n’y ait personne pour m’y protéger. Je ne fais même pas confiance à mes propres amis. J’y suis parfaitement seul, sans témoins, sans garde-fous et ça me convient parfaitement.
“On peut se marier à la tristesse, faire l’amour à la tristesse, exactement comme Hank Williams”
Quand on est si seul, il n’est plus question de ressentir la honte, la pudeur, les inhibitions, les complexes – toutes ces émotions ridicules. On peut s’y marier à la tristesse, faire l’amour à la tristesse, exactement comme Hank Williams. Dès 10 ans, je me suis senti attiré par ce monde obscur et louche, mais j’ai attendu 13 ans pour commencer à le fréquenter.
C’est là que je me suis trouvé ce nom : Jeff Buckley. Pour l’état civil, j’étais Scott Moorehead. Mais ce nom appartenait au passé : c’était celui de mon beau-père, le patronyme d’un homme avec qui je n’avais physiologiquement rien à voir. Et puis ce prénom, Scott, j’en avais assez de l’entendre chargé de reproches : “Scott fais-ci, fais pas ça”… C’était le prénom d’un petit garçon qui se faisait sans cesse gronder.
Il me fallait une nouvelle identité pour me détacher totalement de cette première vie. J’ai pensé à tous les prénoms : Greg, Steve, Richard, Gunboy, Godzilla (rires)… Il me fallait un changement radical, devenir quelqu’un d’autre, devenir quelqu’un, tout simplement. Je n’étais rien.
Leonard Cohen Hallelujah
(Il fait la moue)… Ses instrumentations sont parfois loufoques. Toutes les chansons qu’il a enregistrées après Songs from a Room me font penser à ces petites filles habillées par leur maman très mignonnes et parfaitement ridicules. Les habillages de Leonard ont ce côté ridicule. Et pourtant, je connais des gens qui, sans lui, n’auraient pas d’amis, ne survivraient pas. Les vrais fans m’ont toujours sidéré par leur côté secte je les ai toujours sentis me mépriser, moi, le fan de la dernière heure, qui ne s’est jamais masturbé nu au soleil en écoutant telle chanson du Maître – Teachers ou The Stranger Song…
Il doit être le meilleur amant de la galaxie, ce qui me rend fou de jalousie… Une saloperie d’amant surdoué, probablement diplomate et attentionné. Cohen, c’est Marlene Dietrich, alors que Dylan, c’est plutôt Little Richard. Même quand il chante, il ne peut pas s’empêcher d’utiliser son effroyable pouvoir de séduction, son magnétisme.
Il a un talent unique pour rendre poétique et surréaliste la vie de tous les jours – la façon d’écrire la plus difficile qui soit. Pourtant, sur Hallelujah, je préfère nettement les paroles réécrites par John Cale pour la compilation I am Your Fan. C’est cette version que j’ai reprise, pas celle de Cohen. Je voudrais tellement écrire à mon tour une chanson qui pourrait l’émouvoir. C’est à ce prix-là que j’accepterais de le rencontrer : pour que je me sente moins en position d’infériorité.
“Ah oui, bonjour, Jeff Merci d’avoir repris une de mes chansons.” Mais c’est impossible de rivaliser, car lui vient d’une époque où on avait encore le temps. Le temps d’expérimenter, le temps de vivre, le temps d’avoir une vraie vie sexuelle, le temps d’avoir une confrontation avec le plaisir… Aujourd’hui, on est trop bombardé de distractions, d’amusements, de peurs… On est revenu en 1961, dans l’ignorance et le conservatisme, on attend les Beatles pour enfin démarrer une révolution sexuelle.
On a été tellement blessés dans notre chair qu’on consomme la culture avec frénésie. Quand Leonard avait 30 ans, on ne regardait pas sa montre en permanence. Son détachement et sa tranquillité étaient encore possibles. Je n’ai guère rencontré de gens aussi viscéralement fans de musique que moi : j’ai vu toutes sortes de groupes, écouté des millions de chansons et, pourtant, je n’ai rencontré qu’un Leonard Cohen sur mon chemin. Il a une façon unique et sexuelle de me pénétrer avec ses chansons. C’est son but : baiser, encore et toujours.
https://www.youtube.com/watch?v=4pEMd1SdkAE
The Doors Roadhouse Blues
A 16 ans, j’étais certain que les Doors étaient un vulgaire groupe pour bikers. La dimension brechtienne et poétique m’échappait totalement : je ne voyais qu’une bande de vieilles rockstars des sixties. Puis soudain, j’ai cessé de voir en eux une marque déposée, une multinationale du souvenir américain, je suis à mon tour tombé amoureux. C’est Break on Through qui m’a fait céder, qui m a fait tolérer, puis aimer Jim Morrison, ce sale gosse irrésistible, ce connard bourgeois trop charmant, ce tas de muscles qui s’imaginait Rimbaud.
A la fois parfait et grotesque, solide et pathétique. C’est l’excès qui le rendait si sexy, si sensuel. J’admire, moi qui suis renfermé sur moi-même, son côté extraverti. Il a rendu acceptable pour un plouc américain la perversion, la noirceur, la tristesse, la chute des inhibitions, la débauche, le ridicule… On ne devrait pas traiter à la légère le mythe Morrison.
“Tant de conneries sont racontées sur ces morts mythiques du rock – et je suis bien placé pour en parler”
On devrait s’y immerger, y voir un modèle de vie, le vénérer, le piller. Tant de conneries sont racontées sur ces morts mythiques du rock – et je suis bien placé pour en parler. Tant de lâches ont besoin d’artistes pour vivre, par procuration, le danger, la mort, l’obscurité… Jim Morrison attirait ce genre de sentiments, il était l’émissaire parfait. Des gens, autour de moi, me poussent aux excès et ont l’impression de les vivre à travers moi. C’est si romantique et si confortable d’envoyer les autres au casse-pipe à sa place.
Dead Kennedys Holiday in Cambodia
Ce bon vieux Jello Biaffra… J’aurais tellement aimé les voir sur scène à l’époque, mais j’habitais trop loin de Los Angeles. J’étais coincé dans mon bled, condamné à écouter tout seul à la maison mes disques des Sex Pistols, de Social Distorsion, de Black Flag, de Minor Threat… J’habitais à côté de Annaheim, en Californie, dans un trou paumé. Quand j’ai vu une émission de télé prévenant les parents américains de cette nouvelle menace, les punks, j’ai pensé “Enfin une menace, enfin les forces du mal !”
Malgré ma fougue pour la musique, j’ai vite fait le tri pour ne conserver que les groupes qui savaient écrire – je ne peux pas m’empêcher de chercher cette qualité. Les Germs me fascinaient. Mais je n’étais pas un punk : j’étais tellement opposé à tout le monde, si reclus que je refusais de partager quoi que ce soit avec qui que ce soit. Je refusais de participer à quoi que ce soit de collectif J’étais pire qu’un paria : une non-personne. Un zéro, inexistant.
“Les vrais punks, c’est Sonic Youth et Jon Spencer Blues Explosion. Pas Offspring ou Greenday”
Tous ces punks de l’école, je les connaissais déjà : ils étaient, avant ça, de sales gros cons et leur nouvelle image n’y changeait fondamentalement rien. Ce n’était pas une nouvelle génération mais un recyclage des mêmes médiocres. Pourtant, j’adorais les chansons, le vacarme, l’éthique. Le punk-rock m’a appris à refuser le bullshit, l’inutilité. L’éthique de ces abrutis de groupes hardcore – ne surtout pas apprendre à jouer –, c’est une vision très étriquée du punk. Tous ces nouveaux groupes punks qui font un malheur en Amérique sont effroyablement conservateurs, dogmatiques, produits à la chaîne.
Comment un mouvement né pour botter le cul de l’establishment ose-t-il devenir un nouvel establishment ? Les vrais punks, c’est Sonic Youth et Jon Spencer Blues Explosion. Pas Offspring ou Greenday. Je ne vais certainement pas recevoir de leçons d’éthique de morveux qui ont grandi en écoutant Billy Joel. Moi, je veux progresser, apprendre tout en gardant à l’esprit qu’aucun de mes solos, aucun de mes sons ne peut être inutile. C’est ça, la leçon du punk. Ça et la mort des gourous, la mort des mythes. Jésus-Christ entrerait dans cette pièce, je suis certain qu’il sentirait la transpiration. Jim Morrison entrerait dans cette pièce, il commencerait à deviser et je lui dirais “Jim, gros tas de merde, arrête un peu tes conneries, tu nous fatigues.” Voilà l’héritage des punks : il n’existe plus de héros mais juste des êtres humains.
Cocteau Twins Sugar Hiccup
Ensemble, ils ont réalisé quelque chose de très rare et précieux : créer une musique sans origines, ouvrir une nouvelle brèche. Des chansons incroyables pour un type qui joue de la guitare avec un seul doigt… Liz a inventé son propre langage, que je ne comprends pas plus que celui de Nusrat Fateh Ali Khan. Et pourtant, je les vénère l’un et l’autre.
Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi dur et impitoyable avec soi-même qu’elle. C’est pour ça qu’on s’entend si bien. Pour moi, les Cocteau Twins comptent autant dans l’histoire de la musique que les Doors. Sauf que, pour une fois, un groupe est important sans qu’aucun de ses membres ne possède d’ego débordant.
“Je suis le Ed Wood du nouveau rock”
Je n’ai jamais entendu une telle innocence, une musique si humaine. Ce sont les mélodies qui séparent les hommes des garçons, les artistes des gugusses. Et pour ça, elle a vraiment un charme à elle. Je lui ai dit, mais elle refuse de se reconnaître le moindre talent. Je la traite d’attardée mentale quand elle me dit ça (sourire)… Elle voudrait que je lui écrive des chansons, mais je ne serai jamais à la hauteur.
J’adore cette façon qu’a Liz de laisser la parole à son étrangeté, de ne jamais se brider, de ne jamais écouter sa raison. Même s’ils n’appartiennent pas encore au grand public, ces disques resteront. Je me souviens très bien être tombé dessus par hasard dans une boutique Tower Records qui passait Carolyn’s Fingers en fond sonore. Un choc. C’est comme ça que je découvre les nouveautés : en laissant faire le hasard, qui place sur mon chemin des merveilles comme Stereolab, les Palace Brothers, Beck ou Shudder to Think, d’ahurissants mélodistes… Shudder to Think sont les Orson Welles du nouveau rock – et moi, j’en suis le Ed Wood.
Nirvana Come As You Are
Kurt Cobain était si drôle, il me manque beaucoup. Je ne l’ai jamais rencontré, je n’ai été touché que de très loin par la tornade Nirvana et, pourtant, je l’admirais. Car nous avions en commun une passion pour les Melvins. Ils avaient si bon goût…
Depuis, j’ai rencontré Dave Grohl et Chris Novoselic et j’ai été abasourdi par leur douceur, leur gentillesse, leur disponibilité, leur simplicité. Juste des bons gars qui aimaient s’éclater en jouant du rock. A part le punk-rock, tout les ennuie à mourir. Sauf les pommes de terre : Chris peut en parler avec passion, il en fait pousser plein son jardin. Il m’a tout expliqué. Le problème de Kurt Cobain, c’est qu’il ne s’est jamais supporté, il a grandi dans la haine de lui-même – aussi bien de sa part que de celle de sa mère. Il a été conditionné pour ce suicide. Même si j’ai moi aussi vécu dans les rues, j’ai toujours eu une maison où je pouvais revenir, des gens à qui me confier.
“La douleur d’être utilisé, d’être un junkie, de se détester et d’être un personnage public a égaré Kurt Cobain”
Lui était né si naïf, avait tellement besoin d’amour que ses parents auraient dû être ses complices, ses meilleurs amis. Mais les parents se contentent trop souvent d’être papa et maman, de donner des leçons et ne comprennent pas ce besoin terrible d’affection, de compréhension. Moi, j’ai toujours cherché à avoir des relations adultes avec mes parents : je ne voulais pas de ce lien ridicule entre l’enfant et le sein maternel, mais vite passer à l’étape suivante…
J’avais déjà admis que mon père n’existait plus, qu’il était parti : ça faisait déjà un confident possible de moins. Quand je vois ce qui est arrivé à Kurt Cobain, j’ai un sentiment d’injustice : il n’y avait pas le moindre décalage entre ce qu’il disait, ce que sa musique représentait, et ce qu’il était au quotidien. Une adéquation parfaite. Et la douleur d’être utilisé, d’être un junkie, de se détester et d’être un personnage public l’a égaré : il n’a même pas su voir qu’il avait réussi son coup, qu’il était la vérité même. Il aurait été plus facile de se cacher derrière des mensonges. Je sens que les adultes bousilleraient ma vie si je les laissais entrer dans mes secrets.
Jeff Buckley Last Goodbye
Depuis l’année dernière, je n’ai pas été capable d’écrire une chanson. Toujours en tournée, pas moyen de prendre la moindre distance. Mes muscles se sont resserrés, la frustration devient physique… C’est difficile de tourner dans un pays aussi hétérosexuel quand on n’est qu’un groupe de petites tantes… Je me sens cheap et inutile. Il faut que je me remette à écrire (silence)…
Quand je me vois, j’ai honte, je ne suis plus qu’un pantin traîné de salle en salle. Mais ces tournées sans fin, c’est moi qui les ai décidées. Je ne peux même plus rester à la maison, mon système réclame ces nuits blanches, ces montées d’adrénaline… Je suis employé d’une multinationale à qui je dois des heures de labeur contre un salaire. Ces tournées, c’est mon investissement à long terme. Je suis trop fier pour accepter d’être vendu sur la foi d’une publicité à la télé. Alors je donne des concerts, partout, sans arrêt. Ça me représente mieux, ça me vend mieux qu’un encart publicitaire dans un magazine.
Et puis, c’est un besoin physique. Une vengeance ? Non, pas encore. Les gens qui m’ont mis des bâtons dans les roues ignorent toujours que je fais des disques. Je peux me tuer demain dans un accident d’avion ou en suivant les mauvaises personnes dans la rue sans avoir eu suffisamment de succès pour tenir ma revanche. Alors je continue à bosser, comme si j’étais employé dans un garage, afin d’acheter mon indépendance, ma propre entreprise. Mon boulot, c’est le trafic de chansons. Je les reçois, je les vends. Avec les inconvénients inévitables qui vont avec : je n’ai jamais demandé à devenir un sex-symbol, mais ça fait partie du boulot. Ça ne me rend pas particulièrement sexy. Je ne m’aime toujours pas.
{"type":"Banniere-Basse"}