Pour beaucoup, il fut le chanteur le plus important des vingt-cinq dernières années : avant que le mythe vienne souiller de ses images pieuses la mémoire de Jeff Buckley, célébrons une fois encore ce grand vivant et son fondamental Grace.
De Jeff Buckley, que dire désormais qui ne l’ait déjà été cent fois ? A 45 ans, cet âge dit raisonnable où la tempérance est censée l’emporter sur la passion aveugle, il n’est plus de mise de jouer les midinettes ou les fans transis. Juste à s’indigner de l’immense gâchis, du fatum imbécile et toutes ces choses malaisées qui font et défont une vie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Au départ, et pour trop avoir aimé Tim, on guettait Jeff Buckley avec des mines de bourreau. Au nom du père, il ne lui serait rien pardonné. Quand sortit presque confidentiellement le Live at Sin-é, qu’on se força par avance et par défi de ne pas aimer tout de suite, on s’accorda tout de même à le trouver gonflé, de reprendre à l’arraché, comme un voleur, Piaf et Van Morrison.
Avec sa petite beauté et son air de morveux surdoué, il fit très vite partie de ces gosses montés en graine, qu’on a, dans un même élan, tout autant envie d’embrasser que de gifler. Très vite, après avoir repoussé son écoute de peur de se retrouver devant « juste un fils de » de plus, Grace devint le disque de chevet, le feu sacré auquel on revient sans cesse, brûlot brouillon mais manifeste essentiel, qui aide tant bien que mal à (sur)vivre et à remettre debout les hommes fourbus qui vacillent.
Aussi fascinant qu’inquiétant, l’album s’engouffrait tête baissée dans nos zones les moins fréquentables, troussant à la hussarde nos vieux démons. Des incroyables entrelacs de guitare à cette voix proprement inouïe, tout innervait les sens en une érotisation extrême, proche de la transe. On ressortait de ce disque terrassant comme on y était entré et comme tout devrait toujours se faire, dans une urgence orgasmique et sans concession, « un dérèglement de tous les sens » qui laisse le cerveau et les synapses dans un état ébouriffé. Parfois même, en cachette, on pleurait devant tant de beauté et d’impudeur mêlées, ravi et vaguement attristé cependant de redécouvrir, affleurant toujours en soi, cette sensibilité adolescente que la vie, cette garce impavide, rogne impitoyablement.
Jeff nous vengeait du quotidien, déliait les ficelles qui nous retenaient au sol. A cet égard, le concert du Bataclan fut extraordinaire autant qu’intolérable, un pandémonium baroque de sperme et de larmes, dont on ressortit « vaguement brisé », pantelant, sous le regard narquois de jeunes nymphes extasiées, sachant désormais que ce « grand vivant » était devenu le combustible indispensable d’une vie chichement chauffée.
Les hasards de la vie me firent l’interviewer par téléphone. Je n’ai jamais réécouté la bande depuis, mais je me souviens surtout de son rire d’enfant espiègle et de son évidente fragilité, de son émotion palpable et difficilement contenue quand on lui avoua qu’il nous faisait beaucoup penser à la Patti Smith d’Horses. Curieux de tout, gourmand et joueur, Jeff rebondissait comme un elfe d’un sujet à l’autre, vous laissant croire un instant que vous étiez devenu la personne la plus importante du monde, sollicitant votre avis à tout moment.
On le revit quelques mois plus tard, en concert, et sur de trop nombreux plateaux de télévision, prématurément vieilli, abîmé. Lui qui mettait un soin tout particulier à clarifier sa pensée du mot le plus juste ne s’exprimait plus désormais que par monosyllabes. Avare de son souffle et de son soufre, il épousait la pose obligée de la rock-star mythifiée, autant prisonnier de son public que de lui-même. Sans en parler à personne, on avait un instant peur pour lui et on maudissait cette spirale infernale du libéralisme forcené qui broie un type sensible et outrageusement doué, le transformant, peu à peu, en juke-box humain, émouvant mais vain. De cette époque, on retient un titre un peu faible, What will you say au refrain bouleversant : « Père, que diras-tu quand tu verras mon visage ? », et une reprise convulsée et jouissive de Kick out the jams du MC5.
Voilà, aujourd’hui encore, les bacs de la Fnac de ma ville débordent de Grace, vite vendus (à prix d’ami, quelle ironie !) et surtout trop vite écoutés. Sur les T-shirts, ta belle petite gueule repose contre la poitrine de jeunes filles émouvantes et inaccessibles. Grace reste à jamais gravé en moi, j’en connais les moindres recoins, sa morgue effrontée (Mojo pin, Eternal life) et sa détresse infinie (Lover you should have known…), ses reprises crève-cœur et ses surprises.
J’en visite chaque pièce, comme un grenier secret, une maison d’enfant cachée dans les arbres, le cœur en miettes à chaque fois que j’entends cette supplique « Embrasse-moi par désir et pas par consolation ». Une dernière chose et pas la moindre, tu fus sans doute et sans l’avoir jamais cherché ce dream brother que tous les orphelins (réels ou figurés) souhaitent. C’est sans doute ce qui rend ta perte aussi vive. Mais dors et ne te soucie de rien : la vie éternelle t’appartient désormais.
Alain Plaisant
{"type":"Banniere-Basse"}