Treize ans après ses débuts, Gossip fait son coming-out pop avec A Joyful Noise, album pétaradant et tubesque où Beth Ditto continue à n’en faire qu’à sa tête. Critique.
Pop. Le gros mot est lâché. Depuis la sortie de Perfect World, premier single, la rumeur enfle sur le net. Gossip aurait viré sa cuti et donnerait à présent dans les sucreries pop, loin des hymnes punk-soul et des riffs rock à la Heavy Cross. Sur Facebook, certains n’hésitent pas à parler de trahison, à proclamer la fin du groupe. En entendant l’anecdote, calée sur la banquette d’une suite parisienne, Beth Ditto part dans un grand rire. Loin de se démonter, elle y répond par une autre. “Quand Blondie a enregistré Heart of Glass en 1978, Joey Ramone a dit qu’il adorait la chanteuse et son groupe, jusqu’à ce qu’elle fasse cette “merde disco”. Mais le classique de Blondie, le disque dont tout le monde se souvient aujourd’hui, c’est Heart of Glass. Il y a bien longtemps que nous avons déçu les puristes punk de toute façon. Si tu t’arrêtes à ça, tu ne fais rien.”
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La “merde disco” de Gossip, le disque qui risque de les envoyer directement en tête des charts, s’appelle A Joyful Noise. On ne vous a pas menti, il est pop jusqu’au bout des ongles et sacrément ambitieux. De la pop de haut vol, subversive, jouissive, celle que la Madonna de Like a Virgin ou True Blue était encore capable de produire. La transition, qui peut sembler radicale, s’est faite très naturellement pour le groupe. “Il n’y a pas eu de discussions du genre ‘c’est le moment pour nous de faire un disque pop. Et ça va être énorme’. On n’est pas bons pour conceptualiser les choses : elles arrivent, c’est tout”, s’amuse Beth.
Trois ans se sont écoulés depuis Music for Men. Le groupe a eu besoin de souffler et de se remettre d’une tournée infernale qui s’est achevée en France par un Bercy, la plus grosse salle dans laquelle le groupe se soit jamais produit. “Je n’en ai pas dormi les mois précédents”, explique la batteuse Hannah, casquette noire des Raiders vissée sur la tête, en se souvenant des 18 000 personnes qu’ils avaient fait danser ce soir-là. Fait rare depuis les débuts de Gossip, le groupe au complet assure l’interview et entoure Beth Ditto, qui se chargeait jusqu’alors souvent seule des journalistes. Comme s’il fallait, à l’heure où elle pose seule en diva sur la pochette du nouvel album, affirmer que Gossip reste avant tout un groupe, un putain de bon trio.
Après Music for Men, beaucoup avaient pensé que Beth continuerait seule sa route. Fatiguée, usée, la chanteuse s’était offert une échappée electro-pop avec Simian Mobile Disco, le temps d’un quatre titres hédoniste et frondeur. “Gossip reste le seul groupe dont j’aie jamais fait partie, je me sentais un peu dépendante. C’était important pour moi de me prouver que je pouvais tenter autre chose, travailler avec d’autres. Simian, c’était comme une aventure dans la vie d’une femme mariée très jeune.”
Beth fait partie de Gossip depuis qu’elle a 19 ans, ce jour où, passant voir ses potes Nathan et Katie répéter dans une cave d’Olympia, elle s’est emparée du micro et a laissé éclater cette formidable énergie, cette révolte soul et punk qui grondait depuis son enfance white trash en Arkansas, avec le souvenir de sa mère qui trimait comme une dingue, des kilos en trop moqués à l’école et des désirs pas évidents à assumer. A cette époque, la pop constitue pour Beth un refuge, un monde dans lequel ses excentricités, ses différences semblent être des plus-values. Dans le mobile home de Searcy, où elle vit avec ses huit frères et sœurs, la gamine écoute la radio et chante à tue-tête, sans cesse, pour un rien, jusqu’à les en rendre tous maboules. “Je pensais vraiment que Cyndi Lauper était ma sœur, se souvient Beth. Ça faisait sens dans ma tête. Je suis de la génération We Are the World. J’ai grandi en pensant que la pop pouvait changer le monde. Je le crois toujours.” Et la chanteuse de partir dans une tirade passionnée sur Boy George, George Michael, Prince ou Madonna. Des artistes pop mais radicaux, qui ont su, tout mainstream qu’ils soient, impulser des idées neuves et imposer de nouvelles façons de vivre son identité. “Dans les années 80, ce n’était pas facile d’être qui ils étaient. Ils ont eu un effet incroyable sur la décennie suivante. Sans eux, je pense que Kurt Cobain ne serait jamais apparu dans les années 90. Je pense qu’il est important aujourd’hui que nous soyons un groupe pop en étant qui nous sommes : un groupe gay, out, avec des moustaches. C’est une partie de la population que beaucoup aimeraient normaliser. A Olympia, au début des années 90, les riot grrrl se battaient pour que les filles, les queer et les radicaux soient dans le top 10 des ventes de disques. C’est ce qu’on accomplit aujourd’hui.”
Pop, pour parler au plus grand nombre. Pop, pour emmener le plus de gens possible à entendre et peut-être partager sa vision du monde, comme en concert, lorsque Beth s’emploie à abolir les frontières en sautant dans la foule. On aurait tort de prendre la “conversion” pop de Gossip comme une trahison. Elle est précisément la forme esthétique qui colle au plus près avec l’objectif qu’a toujours poursuivi le groupe : clamer sa différence mais toujours d’une manière incluante, sans jamais céder à la haine ou au rejet et en cherchant à suivre très fidèlement les émotions et évolutions de ses membres. Car Gossip a bien changé depuis les premiers brûlots punk-garage d’Olympia. En treize ans, le groupe a appris à se servir d’un studio et a frotté sa musique rêche au contact d’autres influences et expériences. “Le fait d’être sans cesse confronté à des gens qui pensent différemment t’oblige à mûrir très vite. Faire partie de Gossip m’a fait prendre énormément confiance en moi, tant d’un point de vue relationnel que créatif, analyse Beth. Grâce à Rick Rubin (producteur légendaire des Beastie Boys ou de Johnny Cash – ndlr), j’ai beaucoup plus confiance en mon écriture. Pendant l’enregistrement de Music for Men, il a balayé mes hésitations en m’expliquant que mes paroles étaient super. Du coup, pour cet album, je me suis dit ‘Merde, j’y vais’. J’étais totalement décomplexée.”
Un élan et une confiance qui irriguent aujourd’hui l’effronté A Joyful Noise, leur cinquième album. Gossip avait commencé par travailler avec Mark Ronson, producteur entre autres du Back to Black d’Amy Winehouse, avant de se raviser. “Cela n’a pas fonctionné. Stopper notre collaboration rapidement a été la meilleure chose à faire, pour tout le monde”, explique Beth. Le groupe a finalement jeté son dévolu sur Brian Higgins. Avec sa sensibilité electro- pop, le Britannique, connu pour ses collaborations avec les Pet Shop Boys, Kylie Minogue ou les Sugababes, a réussi à donner une dimension plus orchestrale et iconoclaste aux compositions du trio. En treize titres menés à un rythme d’enfer, l’album mêle influences discoïdes à la Chromatics (dont Hannah, la batteuse, a un temps été membre), déhanchements techno acides à la Black Box et mélodies pop 80 catchy à la Cyndi Lauper. “Quand on a travaillé avec Guy Picciotto (producteur de Standing in the Way of Control – ndlr), on avait les mêmes références. Avec Brian, il a fallu trouver un espace commun. Il y avait des choses qu’il n’avait jamais expérimentées auparavant et nous non plus”, explique Beth.
L’avenir ? Après treize ans côte à côte, ils disent l’envisager au jour le jour. Nul ne sait combien de temps encore durera l’aventure Gossip. Les teenagers mal peignés sont devenus des rock- stars trentenaires et revendiquent d’autres aspirations. Hannah se voit bien en décoratrice d’intérieur, vulgarisant l’esthétique fifties et Mad Men dont elle est fan. Nathan, lui, est fermier. Il a quitté Portland, où il revient régulièrement pour répéter, et est reparti vivre en Arkansas dans la ferme paternelle. Il s’occupe des bêtes, fait pousser des légumes et dit avoir trouvé une forme d’apaisement. “J’ai beaucoup de chance de posséder une terre”, explique-t-il. Beth tressaille sur son fauteuil : “Tu peux me donner tout l’or du monde, jamais je ne refoutrai les pieds là-bas.” Elle dit se tenir prête et penser chaque jour à l’après-Gossip. “Je me vois bien coiffeuse. Quoi qu’il arrive, je suis extrêmement fière de ce que nous avons accompli et du contrôle que nous avons gardé sur ce qui nous arrive. Si ce disque se plante, pas de problème. On aura fait notre truc.”
Concerts : le 12 mai au Castellet, le 14 à Paris (Cigale), le 29 juin à Werchter (Belgique), le 3 juillet au Luxembourg, le 7 à Hérouville-Saint-Clair (Festival Beauregard), le 16 sur l’Ile du Gaou (Les Voix du Gaou), le 21 à Carcassonne.
“L’AMERIQUE EST DE PLUS EN PLUS FOLLE”
Queer et politique, le groupe n’a jamais mâché ses mots concernant la politique américaine. A quelques mois de l’élection présidentielle, il manifeste son inquiétude. Leur premier tube, le rageur Standing in the Way of Control, avait été écrit par Beth comme une violente diatribe contre le gouvernement Bush, qui venait de refuser aux gays le droit de se marier. Puis était venue l’investiture d’Obama, et avec elle, un espoir nouveau. “Son élection a été un tel choc, se souvient Hannah. On était en studio, on riait en même temps qu’on pleurait. Un moment incroyable.” A l’heure où se pose la question de sa réélection, le groupe manifeste son inquiétude et pose un regard noir sur l’évolution du pays. “Les conservateurs se rapprochent de plus en plus des extrêmes. On regorge de débats sur le droit à l’avortement, le droit des femmes ou le mariage gay. C’est très alarmant. Je trouve l’Amérique de plus en plus folle”, poursuit Hannah. Font-ils partie, comme certains à gauche, des déçus d’Obama ? “Ça m’énerve, explose Beth. En quatre ans, il ne pouvait pas à la fois résorber la dette, sortir de la guerre en Afghanistan et en Irak et transformer l’Amérique en pays écolo alors qu’éclate une crise du fuel. On veut tout, tout de suite : nos photos, notre nourriture, tout. La notion de patience n’existe plus. Laissons-lui le temps d’exercer sa politique.”
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