La Québécoise coupe le courant et nous emmène dans un périple contemplatif émouvant à la lisière des grandes forêts du nord de l’Amérique.
“C’est comme monter les escaliers dans le noir, manquer la dernière marche et se dire qu’on ne s’attendait pas à être déjà là.” Helena Deland a une façon tout à fait singulière d’évoquer le processus d’écriture d’une chanson, comme une épiphanie qui serait de l’ordre d’un réveil en sursaut.
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Comme s’il fallait se prendre les pieds dans le tapis ou se manger une branche pour que surgisse du néant erratique quelque chose de valable, qui fasse le lien avec la somme de tous les tâtonnements accumulés et propres à la pratique du songwriting.
Folk électrifié, dénuement et arrangements complexes
Voilà qui en dit long sur la route empruntée par la Québécoise, route qui ressemble davantage à un parcours initiatique en forme de chemin de traverse broussailleux qu’à un plan quinquennal en dix points visant à réussir à percer dans l’industrie de la musique.
Depuis ses débuts, Helena Deland nous fascine : elle est la Beth Gibbons de la génération Julian Casablancas ; Kim Deal, si les Breeders avaient été un projet parallèle de la chanteuse folk Sibylle Baier ; PJ Harvey, si les années 1990 n’avaient été qu’un long après-midi d’automne paisible avant la fin du monde.
Une lueur dans la brume du matin, un phare dans la nuit mouvementée
Ses chansons, pleines de tensions larvées, bouillonnent de contradictions, hésitent entre folk électrifié, dénuement et arrangements complexes, mais finissent toujours, d’une manière ou d’une autre, par toucher au sublime.
Écouter Someone New (2020), son premier album, c’est comme arpenter l’Islande et s’émouvoir de ses paysages en faisant mine d’oublier que le magma affleure à flanc de colline. Quant à sa voix, elle est le point d’équilibre de tout : une lueur dans la brume du matin, un phare dans la nuit mouvementée. Sans elle, rien ne tiendrait ensemble, ou alors pas longtemps.
Un journal de deuil à l’image de celui de Roland Barthes
Cette voix, on la retrouve dans une palette de nuances plus complexes sur Goodnight Summerland, mais étrangement plus apaisée. Non pas que le disque soit dénué de questionnements majeurs. Disons que ceux-ci sont désormais posés dans un écrin luxuriant, à dominante folk, comme si reléguer l’électrique à des apparitions ponctuelles permettrait de recentrer le propos.
“J’écrivais l’album à un moment où je me politisais, où je remettais en question certaines choses que je n’avais jusqu’ici jamais remises en question. Il en ressort du mécontentement”, disait-elle à propos du disque précédent, journal de bord d’une jeune femme documentant sa prise de conscience de la violence structurelle du patriarcat. D’où ce tiraillement dans l’instrumentation, sans doute.
Un disque, traversé par tous les sentiments humains, excepté ceux liés à la rage et à la colère
Ici, avec Goodnight Summerland, c’est plus d’un journal de deuil qu’il s’agit, à l’image de celui de Roland Barthes qui épinglait sur un tableau de liège chaque petit moment de doute et de lumière, chaque prise de conscience, chaque étape de compréhension des choses et de lâcher-prise, les interrogations sur la mort et le sens de la vie restant la plupart du temps sans réponse. Le choix du tout-acoustique paraissait dès lors plus évident.
Composé dans sa grande majorité après le décès de sa mère, ce disque, traversé par tous les sentiments humains, excepté ceux liés à la rage et à la colère, est d’ailleurs introduit par une pièce minimaliste au piano, puissamment émouvante.
Du structurel à l’intime, Helena Deland travaille l’affirmation de soi
“C’était comme un avertissement, pour dire dans quoi celui qui va écouter le disque s’embarque. Un disque qui exige un type d’attention que je n’aurais pas envie de demander. Ça souligne aussi l’ambition de l’album qui est de ne pas vouloir en mettre plein la vue, mais plutôt de créer de l’espace pour les textes et une instrumentation simple.
À cause du sujet de l’album, il y avait un besoin d’instantanéité et de proximité avec un sentiment initial que je pouvais plus facilement véhiculer en solo plutôt qu’avec des arrangements aussi complexes que sur le disque précédent qui, lui, prenait parfois des allures d’exercices de style illimités.”
“Peu de choses ne sont pas politiques, finalement”
Du structurel à l’intime, de la violence à la métaphysique. On ne dirait pas comme ça, mais il en faut du temps passé loin de la ville, dans la nature, seule face au néant, confrontée à l’ennui et “à la platitude de ses pensées”, comme elle dit, pour atteindre un tel degré d’épure éclairée à la bougie. Il en a fallu des jours et des nuits passés à écouter le Hits (1996) de Joni Mitchell pour réussir à son tour à dire beaucoup en déversant si peu de décibels.
Pour Helena, la mort de sa mère a été comme une révélation de sa propre mortalité autant que la confection de ce disque a été une expérience d’affirmation de soi.“Je me suis posé la question de la place que l’on accorde au deuil dans une société matérialiste et capitaliste. Peu de choses ne sont pas politiques, finalement”, ajoute-t-elle. L’autrice-compositrice-interprète aurait pu tout cramer dans un album incendiaire, écrire “fuck” sur tous les murs de la ville, mais l’expérience l’aura rendue humble.
Et quelle ambition que celle de vouloir mettre en boîte un disque à cette image ! “C’est toujours bon de se rappeler tout ce que l’on peut faire avec peu d’arrangements”, sourit-elle. Nick Drake n’aurait pas dit mieux.
Goodnight Summerland (Chivi Chivi/Bertus). Sortie le 13 octobre. En concert au Hasard Ludique, Paris, le 17 février.
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