Personnalité incontournable de la musique anglaise, Goldie joue au nomade en effrayant les bigots. En rupture avec les règles qu’il avait imposées avec sa jungle et ses tempos serrés, les deux heures audacieuses de son nouvel album Saturnz return le montrent en fuite et dans tous ses états : mélancolique, introspectif, emporté, bagarreur.
La poignée de main est solide, le regard glacial : les premiers instants en compagnie de Goldie sont à la hauteur de son austère réputation. D’un bleu rigide et pénétrant, ses yeux clairs attendront que s’installe un peu de confiance avant d’exprimer le moindre sentiment humain. En attendant, tout chez cet homme est hermétique l’intimité fermée à triple tour. A peine s’il tourne la tête lorsque quelques clients japonais de l’hôtel où il réside s’approchent pour tenter de mettre à mal son anonymat si parfaitement protégé.
Volontairement absent, le regard vide, le prince de la jungle ne remarque rien, tirant sur la visière de sa casquette pour disparaître un peu plus. « J’ai faim », dit-il finalement d’une voix grave et tempérée. Ça tombe bien, nous aussi : faim de réponses, d’éclaircissements, faim de savoir ce qui a poussé cet homme épris de musique et de découvertes à composer l’un des disques les plus aboutis, les plus extrêmes de l’époque, Saturnz return. « J’ai faim, reprend-il, alors je vais aller manger un morceau au restaurant de l’hôtel et on se verra un peu plus tard. » Message reçu : pour les explications de celui que le magazine Wire qualifiait récemment de « mystère ambulant », il faudra donc attendre encore un peu. Pas étonnant venant d’un type dont la réputation dans l’exercice promotionnel pourrait faire passer Tricky pour un marchand de foire. On nous l’a dit, on nous le répète : Goldie n’aime pas parler de sa musique et encore moins de lui-même. Preuves à l’appui, il est pourtant l’un des plus habiles théoriciens des musiques modernes, un homme de rythmes se muant en formidable homme de mots au verbe alerte et au phrasé racé dès qu’il se sent en confiance.
Oubliez tout ce que vous croyez savoir de Goldie et du genre dont on lui accorde la légitime paternité, la jungle : tout ça n’est que mirage. L’art que manipule Goldie n’est pas une fin en soi, pas un métal figé, étiquetable comme une boîte de conserve. Encore moins une matière à contention ou un sujet de satisfaction facile pour ce travailleur invétéré. « Parler de ce que je fais actuellement ou de ce que j’ai fait dans le passé ne m’intéresse pas beaucoup. Par contre, parler de ce que je pourrais faire dans l’avenir, ça, c’est nettement plus passionnant », énoncera-t-il dès les premières minutes de l’entretien.
En bon aventurier, Goldie ne connaît pas la nostalgie, refuse de se retourner sur les photos de sa vie. Il faudra donc passer par la bande la musique, toujours la musique pour lui tirer quelques rares confidences, l’interroger par exemple sur son fabuleux morceau Mother pour l’entendre évoquer son enfance, à mots couverts. En mouvement perpétuel, la musique de Goldie est son portrait tout craché : en apparence impénétrable, menaçante, elle deviendra lumineuse et radieuse pour celui qui aura eu le bon goût d’abandonner ses a priori à l’entrée pas un hasard si David Bowie fréquente Noel Gallagher et KRS One au générique de Saturnz return. Mais cette musique sera aussi, comme son auteur, d’une honnêteté absolue et d’une totale nudité lorsque comme sur Letter of fate ou Mother l’auditeur aura montré patte blanche.
De Goldie et de sa musique, il ne faut pourtant rien attendre de trop précis, surtout pas la reproduction mécanique d’une formule rythmique qui fait le bonheur des annonceurs pour parfums. Si cet homme à la carrure insoupçonnée a bel et bien inventé la jungle et sa scansion saccadée, alors il les a déjà quittées pour aller se chercher d’autres maîtresses moins prévisibles. Ennemi déclaré des musiques sédentaires et esprit à la rapidité déconcertante, Goldie a encore bien des voyages en tête ce qui ne l’empêchera pourtant pas de poser ses valises le temps d’un entretien au souffle court et au débit frénétique.
Tu as la réputation d’un homme difficile à interviewer, qui n’aime pas se livrer. Ce portrait te paraît-il justifié ?
Goldie Qui sont les modèles, qui sont ces gens dont les interviews sont toujours irréprochables, intelligentes, attrayantes ? Qu’on me les montre. Et puis qu’on compare leur travail au mien. Qu’on m’explique comment on peut être à la fois concentré sur son boulot et exemplaire face aux journalistes. Dans le monde de la musique, j’ai l’impression qu’il y a deux sortes d’artistes : ceux qui parlent pendant des heures et font des sourires à la terre entière et ceux qui bossent. J’appartiens à la deuxième catégorie.
L’introspection est-elle un obstacle au travail ?
Pas si je suis le maître d’oeuvre de cette introspection et que j’en fais mon principal carburant, comme sur Saturnz return, qui est un disque très personnel, d’une grande importance pour mon équilibre mental, intime. Ce qui me gêne, c’est quand on me questionne sans fondement, juste pour avoir quelque chose à écrire sur moi, de quoi noircir du papier. Tout le temps que je consacre à tenter d’expliquer des choses profondes et personnelles face à des gens qui n’ont pas tous les éléments en main pour me comprendre est du temps perdu, des heures de travail et d’écriture que je ne récupérerai jamais. L’introspection doit être au centre de ce que je produis, mais seulement au moment où je le décide. Je ne dois pas me laisser distraire.
Précisément, comment organises-tu ton travail ? Est-il très structuré ?
Maintenant, oui, parce que je me suis rendu compte que j’avais besoin d’une ligne directrice. Alors je me fixe des buts, des échéances et je préviens mes proches que je ne vais pas être très fréquentable pendant un moment. De toute façon, la plupart du temps, les distractions ne m’atteignent plus. Tout ce qui me faisait dévier de ma voie les sorties, les filles, les envies de mouvement est maintenant contrôlé, tenu en garde. Je me blinde, je me referme sur moi-même et là, je me construis ma petite musique intérieure, tout seul chez moi. C’est de cette manière que j’ai écrit Saturnz return : en m’interdisant toute distraction, en m’immergeant totalement dans mon travail qui est souvent long et éprouvant. Je tiens absolument à créer moi-même tous les sons de mes disques, je fabrique mes propres boucles, je transforme tous les éléments en intégrant des dizaines de paramètres différents. Chaque morceau demande des journées et des nuits de travail, mais c’est la seule façon de travailler que je connaisse.
Des chansons comme Letter of fate ou Believe sont manifestement nées de ces moments d’introspection totale. Sont-elles difficiles à assumer publiquement ?
Ce qui est dit est dit : il n’y a plus rien à reprendre, rien à changer. Pas une seule note, pas un seul mot. J’ai l’impression d’être un convalescent à qui l’on vient de délivrer son bon de sortie. « Mon garçon, vous êtes guéri, vous pouvez rentrer chez vous. » Alors je ne vais quand même pas me mettre à regretter d’être guéri, demander des comptes au médecin. Désormais, le mal est sorti. Il faut vivre autrement, d’une manière plus légère, plus épanouie, sans me soucier des traces de douleur que j’ai laissées sur ce disque. Ces douleurs-là ne font plus partie de ma vie, elles sont derrière moi. De toute façon, j’ai toujours cru au destin : je suis persuadé qu’il y a un temps pour chaque chose, qu’il faut tourner les pages sans regret, parce qu’il y aura toujours quelque chose de neuf, de différent à la page suivante. Depuis que je suis né, j’ai toujours souffert d’être une personne pas comme les autres, sans vraies racines, mais le temps a fait son oeuvre. Aujourd’hui, j’ai des attaches très fortes avec les gens qui m’entourent, je suis père de famille et j’enregistre des disques qui sont écoutés, appréciés. Tout ça m’aurait semblé absolument impossible si je n’avais pas eu la foi, si je n’avais pas serré les dents en attendant des jours meilleurs. Aujourd’hui, je me retrouve dans une forme incroyable, miraculeuse. Je connais des sentiments que je n’avais jamais soupçonnés, même pas en rêve : la confiance, la sérénité, l’envie d’aller au bout des choses, la détermination. C’est très neuf, très excitant et je suis persuadé que tout ça aurait été totalement impossible sans l’expérience de Saturnz return. Avant de pouvoir aller de l’avant, il fallait que je m’allège du passé. J’ai 32 ans : c’est à cet âge-là qu’on entreprend ce genre de travail, sinon il est trop tard.
Comment expliques-tu que ces sentiments nouveaux te soient restés étrangers si longtemps ?
Il y avait tout un chemin à parcourir. Faire ses preuves, créer quelque chose de fort : un disque comme Timeless, c’est-à-dire un objet palpable, une preuve physique. Avant, autour de moi, les gens me prenaient pour un allumé. Ils ne voyaient pas où je voulais en venir, ne comprenaient pas pourquoi je m’agitais dans tous les sens. Il a fallu que je trouve la bonne manière d’organiser le puzzle pour que l’image complète apparaisse à tout le monde. Avant, quand j’étais plus jeune, tout était fractionné, un joyeux bordel… J’ai longtemps cherché la bonne formule pour remettre tous les morceaux en place et pour ça, je me suis débrouillé seul. Je ne pouvais compter sur aucune aide extérieure.
Parmi les sujets douloureux abordés sur Saturnz return, il y a en premier lieu tes rapports difficiles avec ta mère. L’exorcisme entrepris avec l’heure de musique de Mother a-t-il porté ses fruits ?
En ce qui la concerne, non, parce que je n’ai pas encore eu le courage de lui faire écouter le morceau. J’ai vaguement essayé, mais j’en suis incapable. On se voit très peu et pour l’instant, je ne la crois pas prête pour cette expérience… De mon côté, ça va beaucoup mieux. Là aussi, j’ai fait un bon bout de chemin : j’ai appris à pardonner certaines choses. J’ai même appris à pardonner l’absence de ma mère dont j’ai pourtant beaucoup souffert parce que je me dis que c’est un peu grâce à cette enfance sans amour, sans le moindre confort physique et sentimental, que je suis devenu l’homme que je suis. En fait, j’ai entrepris toute une série de recherches intérieures qui m’ont appris que la majeure partie des réponses viendraient de moi-même et non pas de ma mère ou de mon père qui vit à Miami et que je n’ai pas vu depuis des années, hormis une brève visite il y a deux ans. Ce que j’ai appris au cours de cette expérience, c’est que mes amis et ma musique étaient devenus ma vraie famille. Le reste, les histoires de sang, de filiation, tout ça ne compte plus pour moi. La musique est beaucoup plus forte que ces histoires de famille à la con. La musique parle directement à l’âme, elle passe outre les histoires de coeur. Et en plus, je suis persuadé qu’elle me sera toujours fidèle. La musique ne me quitte jamais : elle est avec moi dans mon sommeil, dans mes rêves, dans le plus insignifiant de mes gestes quotidiens. Elle est devenue ma seule drogue, une drogue qui a un pouvoir gigantesque : de quelle autre manière aurais-je pu exorciser mes démons ? Je me pose souvent cette question : comment font les gens qui n’ont pas ce mode d’expression ? Est-ce qu’ils finissent par tuer, par se tuer ? J’ai connu ça, moi aussi, cette envie de tout arrêter, mais c’était avant d’avoir la musique à mes côtés. Les paroles de Letter of fate reprennent au mot près le texte que j’avais laissé lors d’une tentative de suicide, quand j’étais adolescent. Sans prendre prétexte d’une chanson, sans ce soutien que m’apporte la musique, je n’aurais sans doute jamais eu le courage de relire cette vieille lettre.
A quel moment ton amour pour la musique est-il né ?
J’ai souvenir d’avoir ressenti que j’avais une véritable alliée pour la première fois lors d’un séjour en maison de correction, quand j’avais 13 ou 14 ans. J’avais quelques cassettes avec moi des vieux trucs de reggae, de la musique soul et je profitais de la moindre occasion pour les écouter. J’adorais aussi la sculpture, ma première véritable passion. J’ai su sculpter longtemps avant de savoir dessiner et je crois que cette préférence pour les volumes continue à jouer un rôle important dans ma façon de concevoir la musique. J’aime regarder les choses sous différentes perspectives, m’amuser avec les ombres et les lumières. J’aime les effets panoramiques, les plongées, les décollages. J’aime que certains éléments dans le son s’approchent à la manière d’un hélicoptère : sans vraiment faire de bruit, avec une puissance énorme mais contenue, intelligente. J’ai toujours pensé que le rock et la pop étaient des disciplines beaucoup plus plates, plus limitées, même s’il m’arrive d’être admiratif devant certains mélodistes. Pour moi à la différence de la plupart des musiciens électroniques , les mélodies comptent autant que les rythmes. Des gens comme Miles Davis ou Rakim, qui est un mélodiste extraordinaire, sont ceux à côté de qui j’aimerais figurer.
Quand tu repenses au jeune homme que tu étais avant de te lancer à fond dans la musique, quelles sont les images qui te reviennent ?
Je crois que j’étais un jeune mec plutôt violent, mal dans sa peau. Je cherchais mon mode d’expression, sans vraiment savoir quoi faire pour dire ce que j’avais à dire. J’ai longtemps cru que le dessin et la sculpture seraient ma voie, puis je me suis mis à fabriquer mes propres bijoux ce que je continue d’ailleurs à faire avec passion , tout en écoutant de plus en plus de musique. Tout ça tournait à peu près autour de la même idée : qu’est-ce que je peux faire qui me différencie des autres ? Enfin, un jour, j’ai réalisé que le travail des rythmes et des matières sonores devait devenir mon unique motivation. A partir de ce moment, c’est devenu une obsession de tous les instants et j’ai tout de suite été persuadé d’arriver à mes fins. En fait, il fallait simplement suivre le cours des choses, avancer étape par étape. Et bosser comme un dingue, sans perdre une seule seconde.
Il y a d’ailleurs une véritable analogie entre les rythmes qui régentent ta musique et la façon dont tu évolues dans ce monde, comme une forme de connivence : il s’agit toujours d’aller vers l’avant, d’être perpétuellement en avance sur les temps.
Ce qui m’excite, c’est d’ouvrir des portes, de voir ce qui se trame derrière. Avec ce disque, j’ai entrepris une longue visite intime : j’ai ouvert mes propres portes, j’ai regardé derrière. Maintenant, je vais faire subir la même chose à la musique : je vais aller voir là où les autres n’ont pas l’idée d’aller voir. Je vais surtout tout mettre en place pour toucher les âmes avant de toucher les cerveaux et les coeurs. Voilà ce qui me motive : façonner une musique qui devienne une sorte de drogue incontrôlable, quelque chose qui provoque chez les gens des réactions qui dépassent le cadre intellectuel, le cadre des idées. J’ai eu trop longtemps l’impression d’être laissé à la traîne, d’être le vilain petit canard qu’on cache, qu’on rejette. On me foutait dans un coin et on me disait « Démerde-toi. » Maintenant, les règles du jeu ont changé : je ne suis plus à la traîne, je ne suis plus à l’écart, je suis en tête du peloton.
Tu jouis désormais d’une immense renommée et d’une crédibilité totale : Bowie veut travailler avec toi, Noel Gallagher te considère comme un génie, on te propose des rôles au cinéma. Crois-tu à l’éventualité d’un gigantesque succès populaire ?
Pas vraiment. Tout ce qui m’arrive en ce moment me rend heureux, mais je ne vois pas en quoi les gens qui font le succès mondial d’un artiste s’intéresseraient à ma musique. Même si je déteste cette idée d’élitisme, j’ai peur que mon travail soit condamné à une certaine forme de confidentialité. Je trouverais ça assez logique : pour moi, ça reste une musique assez difficile d’accès, plutôt déconcertante. Alors j’ai l’intention d’en profiter pour déblayer le terrain pour d’autres types qui viendront plus tard : ouvrir des voies, pousser des portes, encore et encore. Ma plus grande chance, c’est que je n’ai pas peur : on n’a peur de rien quand on n’a rien à perdre… En ce moment, j’ai hâte de retourner en studio, hâte de me remettre au travail. Je suis persuadé d’être celui qui a trouvé la clé, celui qui fait deux pas pendant que les autres n’en font qu’un. Maintenant, me suive qui pourra.
Goldie, Saturnz return (London/Barclay).
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