En trois soirées, le festival D’Un Monde à l’Autre de Lyon s’est une fois encore joué de toutes les frontières musicales. Récit.
Depuis 2006, le festival D’Un Monde à l’Autre, organisé par l’Auditorium de Lyon, s’est imposé comme un rendez-vous de choix pour tous les mélomanes passe-murailles, désireux de se jouer des compartimentages musicaux en vigueur. Bien que rangé dans la catégorie « world », il déborde régulièrement ce seul cadre pour couvrir un spectre sonore et vocal aussi large que possible. Pour sa troisième édition, il avait choisi de mettre en valeur les « musiques à danser » : une terminologie suffisamment souple pour contenir des esthétiques variées et assurer une programmation transcontinentale et transgenre.
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Jeudi 3 avril
Inauguré le 29 mars lors d’un concert avancé de l’Argentin de Paname Juan Carlos Caceres, qui s’est une nouvelle fois attaché à exhumer les racines noires du tango, le festival prend réellement son envol lors de cette soirée consacrée à l’Afrique. C’est au groupe Salem Tradition, programmé dans l’atrium de l’Auditorium Maurice-Ravel, que revient l’honneur d’ouvrir le ban. Présenté il y a quelques années comme la digne relève des grands noms du maloya (le blues réunionnais), il prouve d’entrée de jeu qu’il en est aujourd’hui l’un des fers de lance : portée par la houle turbulente des percussions, la voix singulièrement mate de Christine Salem égale désormais en autorité et en souplesse le chant aérien de Danyel Waro, figure emblématique de l’île.
L’effet de grâce se prolonge lorsque le Congolais So Kalmery s’avance un peu plus tard sur la grande scène de l’Auditorium. Avec sa guitare pour unique compagne, l’ambassadeur du brakka – une tradition qu’il présente comme « la musique des origines » – entonne une longue mélopée qui, en l’espèce, n’est pas sans rappeler les divines dérives du bluesman malien Boubacar Traoré. Rejoint par un groupe jouant à fond la carte du groove et par deux jeunes danseurs au look de street dancers, il délivre ensuite une prestation plus électrique et échevelée : une façon éloquente, bien qu’un poil trop appuyée, de dire que sa musique, ouverte aux influences du blues, du funk ou de la soul, se conjugue aussi à tous les temps (et tous les rythmes) du présent.
Un propos repris ensuite par les Tambours de Brazza, imposant ensemble de percussionnistes taillés comme des armoires à glace et placés sous la direction de l’excellent batteur Jean-Emile Biayenda. Ce dernier, non sans malice, adressera ces mots à tous ceux qui regardent trop souvent l’Afrique à travers la lorgnette des clichés : « On dit que les Africains ont le rythme dans le sang, mais c’est faux ! Le rythme n’est qu’une question de circulation. » De la circulation d’énergie, il y en aura dans ce show parfaitement rôdé, réglé au millimètre, mais réservant malgré tout son lot de surprises : ainsi l’intégration, via la présence d’un bassiste, d’un guitariste et de quelques chanteurs, d’éléments empruntés à la rumba zaïroise, au reggae mais aussi au hip-hop. Il n’en faudra pas plus pour faire monter la fièvre dans les travées habituellement sages de l’Auditorium : la fosse d’orchestre se transformera même très vite en dance-floor.
Plus sympathique que franchement originale, l’aimable fusion world du groupe Terrakota, composé de musiciens portugais, mozambicains, angolais, italiens et français, se chargera de clore la fête dans l’Atrium.
Vendredi 4 avril
Le poète et musicien martiniquais Roland Brival regrettait un jour que la métropole, abrutie par les chansons pour touristes de la Compagnie Créole ou de Zouk Machine, continue de ne penser aux Antilles « qu’en termes de doudous, de sable chaud et de cocotiers ». L’un des objets de cette deuxième soirée était précisément de déchirer cette triste carte postale.
Les Guadeloupéens de Soft étaient tout désignés pour remplir ce contrat : renforcé ce soir-là par une violoniste, le quatuor de Pointe-à-Pitre est incontestablement la meilleure chose qui soit arrivée à la musique antillaise depuis des lustres. Sous les dehors avenants d’une chanson créole mâtinée de folk, de pop, de swing jazzy et de soul, Soft propose une musique à l’écriture sophistiquée, aux arrangements pointus et aux textes bien sentis. Mettant le public dans sa poche par la drôlerie et la pertinence de ses interventions, le leader et guitariste Deshayes saura ainsi parfaitement trouver l’équilibre entre entertainment et esprit critique – on n’oubliera ainsi pas de sitôt sa bouleversante interprétation de Sa Nou Yé, magnifique hommage à ces « dissidents » oubliés qui, pendant la Seconde guerre mondiale, répondirent à l’appel du général De Gaulle et sacrifièrent leurs vies pour la libération de la France.
Présentés comme « le Buena Vista Social Club de la Martinique » (un concept vendeur décidément assaisonné à toutes les sauces), les Maîtres du Bèlè dévoilent à leur tour un autre visage des Antilles : celui, ancestral mais toujours vivant, d’une tradition multiséculaire – le bèlè, donc – héritée du temps de l’esclavage et enracinée dans les terres à la fois si lointaines et si proches de l’Afrique noire. De leur précédente tournée, on avait gardé le souvenir d’un groupe de papys alertes mais distants, s’accommodant visiblement mal de l’exercice de la scène. Les présences de la jeune Audrey Lordinot et de Dédé Saint-Prix, charismatique franc-tireur des musiques antillaises libres, et d’une kyrielle de danseurs venus des Antilles et de la région lyonnaise, donneront cette fois-ci un sacré coup de fouet à leur musique, dont la formule dépouillée (chant lead, chœurs responsifs et percussions) parviendra sans mal à captiver l’assistance.
Après ce retour aux sources les plus profondes de la musique martiniquaise, Dédé Saint-Prix, fidèle à sa réputation de chanteur bouillonnant et de musicien généreux, investira l’Atrium avec un groupe chauffé à blanc, pour animer un grand bal « chouval bwa » et servir un sulfureux cocktail de musiques caribéennes. Histoire de pimenter l’affaire, il sera rejoint par le chanteur Kali qui, à l’inverse de son homonyme de la métropole, ne se demandera pas « C’est quand le bonheur ? » : pour lui comme pour nous, le bonheur, ce sera ici et maintenant, dans la ferveur communicative d’une musique tellurique qui invitera à s’abandonner aux mille et unes voluptés de la danse.
Samedi 5 avril
Mise en péril par une invraisemblable succession de coups durs et d’infortunes, la soirée de clôture du festival, dédiée à l’Amérique du Sud et plus précisément aux musiques du Río de la Plata, se déroule finalement sans la moindre anicroche. Arrivé de Londres dans l’après-midi, l’Uruguayen Jorge Drexler a ainsi appris que ses bagages avaient été égarés par la compagnie d’aviation qui l’a mené jusqu’à Lyon. Privé des pédales d’effets qui l’entourent habituellement sur scène, ce chanteur et guitariste d’une élégance rare, idôlatré en Amérique du Sud mais inconnu au pays de Michel Sardou et de Bénébar (on a les stars qu’on mérite), ne se laissera nullement démonter.
D’une main et d’une voix souveraines dans tous les registres (la rumeur qui le présentait comme un croisement entre Caetano Veloso et Leonard Cohen ne mentait donc pas), Drexler signera tout simplement le concert le plus terrassant du festival. Sa reprise du Dance Me to the End of Love de Cohen en version milonga, ou encore son interprétation a capella de Al Otro Lado Del Rio, la chanson du film Carnets de Voyage qui lui a rapporté un Oscar en 2005, résument à elles seules la classe sidérante avec laquelle ce mélodiste supérieur aura su mener son affaire.
Egalement victimes d’une perte de bagages par la même compagnie d’aviation, Melingo (en photo) et ses musiciens réussiront tout autant à conjurer le mauvais sort. Galurin de feutre vissé sur le crâne, l’Argentin, ex-enfant terrible du rock reconverti en chanteur de tango underground, joue non sans rouerie son numéro de dandy cabot, balançant d’une voix sculptée par le tabac et l’alcool ses histoires de marlous et de clochards célestes. Toujours aux limites de la pose, Melingo emportera pourtant le morceau, notamment grâce à l’irréprochable musicalité des instrumentistes qui l’épaulent – les deux frangins Rudi et Nini Flores en tête, majestueux à la guitare et au bandonéon.
Vaste groupe de pistoleros de Buenos-Aires réunis autour du guitariste multicarte Gustavo Santaolalla, un autre vieux briscard issu de la scène rock argentine, Bajofondo prend à son tour possession de la scène. Elle aussi touchée par la scoumoune (sa chanteuse et VJ Verónica Loza a dû déclarer forfait pour cause de crise d’appendicite…), cette redoutable machine de guerre va asséner un de ces uppercuts sonores qui laissent l’auditeur sur le tapis, estourbi pour le compte. Présenté à tort comme un représentant du tango électro (et donc comme un frère jumeau de l’inodore et sans saveur Gotan Project), Bajofondo n’est pas vraiment taillé pour signer la bande-son des cafés chicos et des magasins de prêt-à-porter branchouilles. S’il n’est pas toujours d’une grande subtilité, leur mélange de tango, de rock et d’électro porté à ébullition, les potards dans le rouge, constitue au moins l’un de ces élixirs terriblement corsés capables de réveiller les morts et de faire danser les culs-de-jatte. Rapidement, le parquet de l’Auditorium sera d’ailleurs à nouveau transformé en boîte de nuit bondée comme un RER aux heures de pointe. Une belle apothéose pour un festival qui aura parfaitement rempli son objectif : rétablir le contact entre les oreilles et les jambes.
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