Comment en est-on arrivé là, au corps non plus comme sujet de l’oeuvre mais comme support, matière, événement ? Pour comprendre l’état artistique du corps contemporain, quelques postures choisies dans un passé récent.
Gina Pane
D’un côté, la violence des actions, de l’autre la beauté plastique des photographies qui les restituent. Mâcher du verre, ingurgiter de la viande avariée, s’écorcher les bras avec des épines de roses, se taillader l’oreille avec une lame de rasoir, mélanger dans sa bouche le lait et le sang… Gina Pane (1937-1990) est avec le très messianique Michel Journiac la principale représentante de l’art corporel, version française du body-art. Avec lui, elle participe aussi, dans ces années 70, au mouvement d’art sociologique : c’est dire que le corps est vécu non seulement comme un matériau, mais surtout qu’il est le révélateur de toutes les violences sociales. Discrète, mais silencieusement adulée, son oeuvre impose un actionnisme au féminin où le sang menstruel a valeur de symbole, où le corps reclus, immobile, où l’automutilation viennent dire l’incorporation, par la femme, de sa condition opprimée.
Yves Klein
Le 9 mars 1960 à Paris, Yves Klein organise un célèbre happening : trois jeunes femmes s’enduisent de peinture bleue et se pressent sur de larges feuilles blanches collées au mur. L’une d’entre elles est également traînée sur une feuille posée sur le sol. Maître de cérémonie, Klein compose sa toile, désigne les gestes à accomplir et fait jouer par un orchestre sa symphonie monoton. Refusant le faire pictural, il officie en smoking et gants blancs et manie de loin ses trois « pinceaux vivants » : « Il ne me viendrait même pas à l’idée de me salir les mains avec de la peinture. » Dans les presque deux cents Anthropométries de Klein, le corps assis, debout, élancé ou statique est à la fois un sujet, un moment, un support, une trace et, plus simplement encore, un objet naturel au milieu du monde, un élément physique au même titre que l’air, le feu, le vent, dont l’artiste enregistre aussi les traces sur ses toiles. Présence pure, érotique, de l’immatériel pour un corps d’avant la faute, que Klein le judoka est allé puiser dans la pensée orientale.
Actionnisme viennois
Un Théâtre des Mystères et Orgies, des flots de peinture rouge sur des corps crucifiés, des simulacres de blessures au couteau et au rasoir, des tonnes d’automutilations. De 62 à 68, une bande égarée d’Autrichiens se livre à une grand-messe libératrice et violente pour mêler l’art et la vie, pour délivrer le corps, l’Autriche et l’Occident des démons de la Seconde Guerre mondiale. Günther Brus boit son urine, chante l’hymne national en se masturbant : 6 mois de prison. Rudolf Schwarzkogler commet des happenings de viol et de castration : suicide par défenestration en 69. Après plusieurs actions orgiaques, Otto Muehl fonde en 1972 à Friedrichshof une communauté de libération : soupçonné de viols et actes sexuels avec des enfants, il est emprisonné depuis 1991 pour incitation de mineures à la débauche. Dans son château de Prinzenhorn, seul Hermann Nitsch continue la dernière fiesta eut lieu cet été, mais fut interrompue par la police autrichienne. Après eux, le déluge : là où est passé l’actionnisme viennois, un tabou est tombé. Le corps ne sera plus une frontière à dépasser.
Hans Bellmer
Des poupées désossées, découpées, réassemblées, jusqu’à l’obsession. Et plus tard le corps ligoté, boursouflé de sa compagne Unica Zürn, auteur du magnifique roman Sombre printemps et qui finira elle-même par se suicider. Photographies, dessins, sculptures : dans un collage de Freud, du surréalisme et de Georges Bataille, l’oeuvre entière de Bellmer (1902-1975) se livre à cette manipulation violente et maladive d’un corps féminin devenu lieu d’angoisse et de désir. Mais ces névroses visuelles étonnent aussi par leur postérité : de Cindy Sherman aux frères Chapman, ce bondage infantile et clonique s’impose dans le siècle comme un lieu majeur de la représentation du corps.
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