Figure essentielle de l’histoire de l’art, Gina Pane sut faire de son corps un instrument de langage. Les rituels de son oeuvre, contradictoires à l’extrême, se jouent de l’amour et de la douleur. Pour mieux s’incarner.
Au début des années 80, Le Petit Larousse illustré, bible grise et sans souffledes salles de classe, réservait une drôle de surprise aux lecteurs des pages consacrées à la lettre « p ». Rappelons d’emblée que, contrairement à l’austère et donc noble édition du Petit Robert, le Larousse offrait des pages épaisses, presque glacées, comme celles des magazines, émaillées de photos, de portraits d’hommes célèbres et de reproductions de chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art. Autant dire sans grand effort d’imagination ni d’originalité. Mais au début des années 80, on y trouvait pourtant, juste après les inévitables « Pacifique », « Pakistan », « Palatin » et autres « Panama », un inexplicable interstice de violence pure : les images juxtaposées d’un bras humain planté d’épines, d’une tête baissée, d’une lame de rasoir coupant un poignet et d’un bouquet de roses. Quelques centimètres carrés d’abstraction perdus dans l’épaisse masse du Larousse,si rationnel, rassurant et raisonnable par ailleurs. Par une incroyable intuition artistique, l’éditeur avait cru bon d’y reproduire l’une des plus fascinantes performancesde Gina Pane : L’Action sentimentale. Effleurant par la même occasion, et bien qu’à leur insu, l’imaginaire des collégiens en mal de données moins scolaires. Bien avant la découverte de l’art contemporain, un premier signal d’alerte.
Aujourd’hui, dix ans après sa mort prématurée des suites d’un cancer, Gina Pane occupe une place indécise dans l’histoire de l’art hexagonal. Une référence absolue pourtant peu montrée, aucune rétrospective n’ayant à ce jour été organisée en France. Quelques catalogues édités à peu d’exemplaires, une présence égrenée au fil d’expositions thématiques et un regard historique, forcément réducteur, qui continue de classer le travail protéiforme de cette figure essentielle de la fin du xxème siècle derrière le désuet courant d’art corporel. Or, si l’art de Gina Pane bouleverse encore aujourd’hui, c’est au contraire par son vocabulaire hors champ et hors limite, la justesse atemporelle de son ton, l’intransigeant rapport à la beauté qui le sous-tend. Un travail extrême en bien des points, contradictoire, douloureux et apaisant, liant gestes d’amour et d’abandon à l’autre à d’impressionnantes séances d’automutilation et de dégoût de soi. Art de la faille.
Au Mans, l’école des beaux-arts, à l’initiative de sa directrice Servane Zanotti, évoque pour encore quelques jours l’oeuvre de Pane. Retour parcellaire sur celle qui, pendant quinze ans, de 1975 à sa mort en 1990, y fut professeur de peinture. Incomplète, l’expo déçoit par son choix délibéré de s’attarder sur les travaux les moins connus de l’artiste, en particulier les oeuvres de la fin de sa vie, sculptures de bronze et représentations de croix placées en des caissons transparents, pour une tentative tardive de relecture de La Légende dorée. Paradoxalement, ce sont certainement ces pièces, les plus récentes, qui ont le plus vieilli, figées dans un symbolisme lourd, post-Beuys, évoquant la saga poussiéreuse des saints martyrs chers à la tradition catholique. Rien à voir avec la liberté absolue de la période précédente, tout entière tournée vers la société contemporaine.
Car le travail de Gina Pane colla toujours aux souffrances du corps social, offrant par le sacrifice de sa propre intimité une sorte d’exutoire au malaise ambiant. En 1971, alors que la presse grand public mentionnait pour la première fois à ses lecteurs la mort d’un jeune homme par overdose signe symbolique du passage de la question jusqu’ici taboue de la drogue au rang de problème de société , elle proposa à Bordeaux une performance vécue comme un geste de réconciliation, plongeant les mains dans une bassine de chocolat chaud, lentement, doucement, face au public. Art rituel, porteur de la mémoire des autres. La même année, le hasard voulut qu’une autre fameuse performance, Nourriture/Actualités TV/Feu, corresponde à la première mention, au journal télé, du chômage comme phénomène social naissant. Toujours cette question de l’invisible blessure collective.
Née à Biarritz d’une mère autrichienne et d’un père italien restaurateur de pianos, Gina Pane se distingue sur la scène artistique française dès 68, avec une série d’actions (terme qu’elle préférait à celui de « performance », trop démonstratif) qui en fait d’emblée une figure admirée du body-art français, aux côtés de Michel Journiac. Mais alors que ce dernier pratique un art du corps très premier degré voir la fameuse messe de 69 célébrée autour de tranches de boudin fait de son propre sang , Gina Pane fait de son corps un instrument de langage et non l’objet de son art. Un mode d’expression qui prend la forme de longues actions (rarement moins de 50 minutes) qu’elle chorégraphie à l’extrême, prévoyant le moindre geste, la moindre position, qu’elle conçoit sur
des carnets par le biais de storyboards. Entièrement vêtue de blanc, couleur choisie pour sa neutralité, elle s’abandonne littéralement au public lors de mises en scène dramatiques, ponctuées de moments paroxystiques. Pendant la performance Psyché (essai), elle s’entaille la peau des sourcils, par petites touches, jusqu’à faire couler des larmes de sang sur ses yeux, qu’elle couvre ensuite d’un bandeau blanc. Sous l’étoffe apparaissent alors deux taches rouges, symboles de la double vue.
Très loin de la boucherie sanguinolente de l’actionnisme viennois, Pane alterne la douceur (se caresser le ventre avec des plumes, jouer avec une balle, jouer à enterrer le rayon du soleil dans la terre, déplacer des pierres humides vers le versant ensoleillé d’une montagne) et l’insupportable (se couper le nombril, étouffer un feu de ses pieds nus, manger de la viande crue pendant 1 h 30, laper un mélange de lait et de menthe à l’eau le ventre à terre, ramper sur une paroi de sable à pic pendant 30 minutes). Catharsis de la douleur.
« Dès le début, elle utilise son corps comme un alphabet plastique, explique Anne Tronche, commissaire de l’exposition du Mans. On a beaucoup dramatisé ses actions, on a dit qu’elle mangeait de la viande avariée, qu’elle adoptait un comportement masochiste. Mais c’est faux. Elle ne s’est jamais mutilée. Elle ne revenait jamais sur ses anciennes blessures. Ses gestes ont une qualité énigmatique, comme les sculptures primitives. Elle est cruelle envers elle-même mais traite son corps comme adulte, conscient et responsable. Elle se défendait d’être un gladiateur. »
Un art de l’éphémère dont subsistent des traces photographiques conçues comme de véritables oeuvres, de grands aplats de photos assemblées comme des tableaux. Et quelques films, réalisés d’après ses propres indications, très précises. L’un des plus crépusculaires est certainement Death control, tourné en 74, lors de la foire de Bâle. Sur le stand de la galerie Diagramma, on y voit Gina Pane gisant au sol, le visage couvert d’asticots. Difficilement supportable, le film montre les vers grouillant sur les joues, glissant dans les yeux et les oreilles. Une indépassable image de mort, d’une crudité répugnante et sans appel, comme si le cadavre de l’artiste transparaissait brusquement sous ses traits.
Avec les années 80, elle abandonne la performance et revient vers la sculpture et la peinture. Commence alors une période non moins intéressante d’écriture sur les murs des musées, en écho aux murs de la ville. Un travail toujours très conscient mais apaisé, comme assagi. Comme si l’essentiel avait déjà été dit pour celle qui avait écrit : « Seule, je tombe souvent dans le néant. Je dois poser les pieds prudemment sur le rebord du monde de peur de tomber dans le néant. Je suis forcée de me cogner la tête contre une porte bien dure pour me contraindre à rentrer dans mon propre corps. »
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