L’artiste britannique Gillian Wearing isole une communauté d’alcooliques pour la livrer, non sans un certain voyeurisme, au regard de la communauté sobre et normative des visiteurs lambda.
Ecrire un article à plusieurs, comme c’est le cas ici, c’est généralement mettre en partage, ne pas laisser à un seul l’enthousiasme, la colère, le dégoût ou la commotion provoqués par une uvre, mais au contraire abandonner son regard subjectif pour faire état d’un mouvement collectif. L’exposition de Gillian Wearing, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, est quant à elle d’un autre genre : suscitant un intérêt commun au lendemain de la visite, elle départage pourtant aussitôt les uns et les autres, révèle des mésententes, des défiances, crée au sein du dialogue un espace fait de déchirures, de repositionnements, de tiraillements. Impossible d’ajuster un accord face à une uvre qui peut déjà se vanter de ne faire, pour ou contre, ni l’unanimité ni le consensus.
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Artiste phare de la scène britannique labellisée il y a dix ans Young British Artists par le collectionneur Charles Saatchi où l’on retrouve Sam Taylor-Wood, Tracey Emin et Damien Hirst , Gillian Wearing, 38 ans, est aujourd’hui à un tournant de sa carrière, évitant de sombrer dans l’oubli des golden years de la scène british pour mieux se concentrer sur son uvre, son art de briser les communautés, à l’image d’une de ses plus belles vidéos, Sacha and Mum, datée de 1996 : une adolescente et sa mère s’embrassent, puis se giflent, se battent, s’enlacent à nouveau, puis luttent encore, se tirent par les cheveux. La scène passe de la tendresse à la violence, et cette dispute cyclothymique, hystérique, ressemble à une étrange chorégraphie : les corps se tendent, s’épousent, se heurtent comme dans les films de David Lynch où les séquences sont filmées à l’envers, comme pour accentuer la gravité de la situation. Les voix elles-mêmes sont montées à l’envers, les sons inaudibles, entre cris et chuchotements.
En noir et blanc, cette vidéo au grain épais a la tonalité d’un souvenir d’enfance, d’une scène capitale, traumatisante et qui repasse en boucle sur un écran devenu le lieu de toutes les projections psychanalytiques. Souvenir-écran. Regard sur une relation amour-haine entre une mère de famille et sa fille à l’adolescence galopante, dans une ambiance étouffante qui rappelle la sphère familiale de Virgin suicides, le premier long métrage de Sofia Coppola.
Cette fracture qu’elle introduit parmi les spectateurs de son uvre, Gillian Wearing la provoque d’abord sur chacun d’entre nous, et même sur les « acteurs » volontaires de ses vidéos, ouvrant des brèches, explorant des fêlures, demandant par exemple à des anonymes de raconter des souvenirs marquants : « Un jour, j’ai passé une annonce dans un journal londonien proposant à des personnes de me raconter leurs traumatismes, sans savoir au préalable quel type de témoignage j’allais obtenir. » Le visage dissimulé par un masque grossier et maladif d’adolescent, tour à tour huit personnes témoignent dans un monologue continu, évoquent des peurs, des violences subies, des abandons parentaux. Comme une version grotesque de l’ancienne émission Psy-show où des couples venaient se confesser, se déchirer ou se réconcilier sur les plateaux télé.
Sur le principe désormais convenu, et bientôt épuisant, des expositions déambulatoires qui se visitent comme un film dont il faudrait retracer le fil conducteur, l’exposition de Gillian Wearing, dont le titre générique est Sous influence, se lit sur le fil du rasoir entre fiction et documentaire. Dans un mélange impur de Strip-tease, de reality show et de Bas les masques tendance Mireille Dumas, les films de Gillian Wearing explorent différents modes de caméra-vérité (interview, reportage, documentaire et même sitcom), subvertissant finement, grâce à l’adoption d’un choix formel particulier ou d’un étrange dispositif de tournage, chacun des genres de l’univers télévisuel.
La preuve encore avec Drunk, pièce maîtresse de l’exposition, composée entre 1997 et 1999 : un gigantesque et élégant triptyque vidéo où un homme titube, déambule et s’écroule contre un mur blanc. Les plans suivants enchaînent avec un couple à moitié saoul, flanqué l’un contre l’autre, râlant et se gueulant dessus. Visions radicales d’une humanité à l’abandon et à la dérive. « J’ai travaillé pendant deux ans avec un petit groupe d’alcooliques. J’avais dans l’idée de montrer ces gens autrement, hors contexte. Je suis allée les voir, je leur ai expliqué mon projet, et ils sont venus d’eux-mêmes à mon studio qui ne se trouvait pas très loin. »
Le dispositif de tournage et d’exposition de Drunk est fondamentalement voyeuriste. La caméra vidéo enregistre, le décor est quasi minimaliste un fond blanc comme un écran de projection encore immaculé , les micros sont ouverts, le plan est fixe. En postproduction, Gillian Wearing isole et trie les séquences, écartant volontairement tous les plans où ses figurants l’interpellent derrière la caméra. De ces étranges rencontres, il reste donc des images en noir et blanc, presque laiteuses, où le spectateur est confronté à un redoutable vis-à-vis. On pense au Viewer du vidéaste américain Gary Hill, une installation vidéo présentée à la Biennale de Lyon en 1998, où un groupe de personnes cosmopolites et immobiles vous regarde. Mais, ici, si le malaise gagne, c’est que l’on demeure stupéfait par cette exposition fragile, crue et en même temps presque abstraite, de l’état d’ébriété. Pour échapper au documentaire social, Gillian Wearing ne filme pas ces êtres dans leurs conditions de vie ordinaires, évitant la misère extérieure pour se concentrer sur les troubles intérieurs. Pourtant, le hors-champ de la réalité est toujours sans pitié : durant la période des multiples phases de tournage, deux figurants, un homme et une femme, sont décédés. Inévitablement touchée par leur disparition, Gillian Wearing leur rend hommage en étirant par tous les moyens que lui offre la technologie vidéo le temps du souvenir, ralentissant une bande d’essai de tournage, juxtaposant deux images chocs : celle d’un homme ivre mort sur le sol et celle d’un corps défunt dans un cercueil. Des pièces rajoutées, troublantes, trop baroques pour être encore véridiques, trop stylisées pour être sincères, et qui dévitalisent la minimaliste et renversante installation Drunk.
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