Fruit de la souffrance mais aussi accomplissement d’une mue extraordinaire, ce double album est l’un des plus beaux disques de cette décennie finissante.
Ghosteen : l’enfantôme, le spectrado. Il hante ce dix-septième album de Nick Cave And The Bad Seeds et on y verra forcément l’image rémanente d’Arthur, le fils qu’un terrible accident a enlevé à Nick Cave le 14 juillet 2015. Mais la présence/absence qui perce Ghosteen, c’est aussi un Christ dont le retour est attendu avec un soupçon de doute, c’est le bébé ours de Boucle d’or ou la mère éplorée d’un conte bouddhiste, et c’est d’abord un Elvis en jeune prince. La magistrale Spinning Song qui place d’emblée l’œuvre sous le signe de la perte, de l’attente et du sublime, fait du King une parabole mystique mais n’oublie pas de tresser ses icônes avec le quotidien le plus prosaïque.
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Poèmes et prières en lévitation
Rarement depuis What’s Going On (1971) de Marvin Gaye un disque n’avait opéré dans l’âme aussi profondément. Sans cesse les textes oscillent entre élévation saisie de la grandeur des cieux et chute dans les tragiques limites de la condition humaine. Entre symbolisme flamboyant et chronique terre à terre.
Ainsi, nombre de poèmes et prières rejouent ici le débat entre les positions variées d’un Pessoa. Et c’est bien à ce niveau que se hisse, à la suite d’un Leonard Cohen, la plume de Nick Cave. Mais il ne faudrait pas croire que l’essence atmosphérique des compositions confine la musique au rôle de discrète enluminure.
Les boucles et les nappes de Warren Ellis atteignent ici l’apogée de la mutation fascinante entreprise avec Push the Sky Away et Skeleton Tree. Les claviers synthétiques règnent en majesté, exhalant un sfumato qu’on ne retrouve que chez le Christophe contemporain.
Sporadiquement, des sons plus tranchants percent cette brume (le martèlement qui ouvre la bouleversante Waiting for You, les cloches inquiètes de Night Raid, ici et là un piano très Good Son), œuvrant à faire de Ghosteen une inlassable révélation. Sa façon de faire s’évaporer une série de mythologies, pop ou ancestrales, pour voir dans quel état elles nous laissent n’est pas sans rappeler The Leftovers, série qui était allée puiser l’inspiration de sa conclusion sur la terre natale de Nick Cave : l’Australie. Qu’il s’agisse des “enfants” (les chansons du premier disque) ou des “parents” (les longues pièces du second), ces fleurs de souffrance comptent définitivement parmi les plus belles offrandes que nous ait faites le poète rock venu de Warracknabeal.
Ghosteen Ltd./AWAL/Kobalt
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